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Les populations sous-représentées dans les essais cliniques

Publié en ligne le 27 avril 2023 - Médecine -

Les essais cliniques occupent une place fondamentale dans la médecine moderne fondée sur les preuves. Ils permettent d’évaluer de façon rigoureuse les effets d’une substance en comparant deux groupes d’individus, l’un exposé à la molécule étudiée, l’autre à un placebo (ou à une substance à laquelle on veut comparer le nouveau produit). La portée des résultats obtenus sera fonction du profil des personnes incluses dans l’expérimentation. Or on sait que les êtres humains sont divers, qu’une même molécule n’a pas obligatoirement les mêmes effets sur tous et qu’une certaine individualisation est indispensable. Si dans certains cas, cela peut maintenant sembler évident (enfants/adultes par exemple), dans d’autres cas, il aura fallu du temps pour reconnaître et prendre en compte cette diversité.

Un nouveau rapport des Académies nationales des sciences, de l’ingénierie et de médecine des États-Unis [1] souligne que « la recherche clinique fait face à une lacune critique » du fait que « de larges pans de la population américaine, et ceux qui sont souvent confrontés aux plus grands problèmes de santé, sont moins en mesure de bénéficier de ces découvertes car ils ne sont pas suffisamment représentés dans les études de recherche clinique ». Depuis longtemps, les recherches pour développer des médicaments sont de préférence réalisées dans des pays développés et les participants sont choisis selon des critères cliniques stricts sans toujours rechercher une représentation de la population générale [2]. Pour les cliniciens, il est aussi parfois plus facile d’inclure des participants coopérants sans se poser la question de la représentativité de la population qui recevra le médicament.

Les Trois Races ou l’Égalité devant la Loi, Francisco Laso (1823-1869)

Les populations non incluses ou insuffisamment incluses sont nombreuses : les femmes pour lesquelles des progrès ont cependant été observés (il y a déjà plus de femmes blanches dans les essais que précédemment), les groupes « ethniques » tels qu’ils sont définis aux Etats-Unis (Asiatiques, Noirs, Latino-Américains, Indiens-Américains et natifs d’Alaska), mais aussi les personnes âgées, les femmes enceintes ou allaitantes, les handicapés et les « LGBTQIA+ » (cet acronyme désigne, dans le rapport des Académies américaines, les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queers, intersexes, asexuelles, etc.). Pour ces dernières, une annexe du rapport mentionne qu’elles « ont des expériences spécifiques en matière de santé et sont touchées de manière disproportionnée par les problèmes de santé mentale et les maladies sexuellement transmissibles ». La complexité et la diversité de chacun de ces sous-groupes, ainsi que l’appartenance fréquente à plusieurs d’entre eux, sont également reconnues dans le rapport. Il s’agit d’une étude américaine dont la transposition aux autres pays doit toutefois rester prudente.

Le comité qui a réalisé l’étude précise l’emploi fait de certains termes. Ainsi, pour le mot « race » utilisé dans le rapport, il rappelle que ce terme reflète « une construction sociale qui, depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, a profité exclusivement aux personnes qui s’identifient comme étant ou semblent être blanches ou européennes, et a profondément nui à ceux qui ne le sont pas ». Et il reconnaît que « la construction sociale de la race, et ses dérivés racistes, ont créé des résultats biologiques mesurables, durables et ayant des impacts sur la vie ».

Pour illustrer son constat, le rapport fournit plusieurs exemples. Aux États-Unis, la Food and Drug Administration (FDA) a comparé les populations des essais de médicaments entre 2015 et 2019. Les personnes blanches non hispaniques représentaient 78 % des participants alors que leur proportion est de 61 % de la population générale. D’autres études ont montré que les femmes et les ethnies minoritaires étaient sous-représentées dans les études en cardiologie, oncologie, ophtalmologie et chirurgie générale. Pour un anticoagulant qui peut prévenir des accidents vasculaires cérébraux et des embolies pulmonaires (la warfarine approuvée par la FDA en 1951), ce n’est qu’en 2013 qu’il a été clairement montré que les doses devaient être adaptées selon l’origine du patient. Compte tenu de variations génétiques, les doses doivent être augmentées si le patient a des ancêtres africains et diminuées s’il a des ancêtres asiatiques. Pour traiter la dépression, il a été établi que les hommes répondent mieux aux antidépresseurs tricycliques et les femmes mieux aux inhibiteurs sélectifs de la sérotonine. L’impact de trois maladies (diabète, maladies cardiovasculaires, hypertension) en termes de mortalité, d’invalidité et d’absentéisme a été comparé pour six différentes populations : hommes et femmes, Blancs, Noirs et Hispanisants. On constate des écarts de 10 à 20 % environ. Tous ces exemples justifient que les essais cliniques soient adaptés aux diverses populations.

La Rédemption de Cham, Modesto Brocos (1852-1936)
Le tableau de l’Espagnol Brocos représente ouvertement la « marche vers la blancheur » d’une famille brésilienne qui, génération après génération, voit disparaître les traces de ses origines africaines au profit de la « race blanche » de souche européenne. Cette œuvre est typique d’une certaine pensée eugéniste et raciste de l’époque, très en vogue notamment au Brésil.

Le manque de représentativité dans les essais cliniques a ainsi, selon les auteurs du rapport, de nombreuses conséquences : il compromet la généralisation des résultats à toute la population américaine, il peut entraver l’innovation, aggraver le faible taux de recrutement de volontaires qui conduit à l’échec de certains essais cliniques, entraîner un manque d’accès à des interventions médicales efficaces et accentuer les disparités en matière de santé dans les populations actuellement sous-représentées. Il peut également miner la confiance de la population dans la recherche clinique et ses résultats. Ce manque de représentativité représente un coût social estimé à plusieurs centaines de milliards de dollars.

Les rédactrices du rapport qui ont animé le panel d’experts sont deux femmes influentes, dont Kristen Bibbins-Domingo qui est devenue en juillet 2022 la dix-septième rédactrice en chef de la prestigieuse revue de l’association médicale américaine (JAMA pour Journal of the American Medical Association). Elles ont résumé les orientations principales dans un article de deux pages, cosigné avec le président de l’Académie de médecine des États-Unis [3]. Elles estiment qu’en diminuant de 1 % les disparités, des économies de 40 milliards de dollars pourraient être générées pour le diabète, voire de 60 milliards pour les maladies cardiovasculaires.

Les recommandations du rapport s’adressent à 27 agences nationales américaines. Il est par exemple suggéré que la FDA impose aux promoteurs d’études « qu’ils soumettent un plan de recrutement détaillé […] qui explique comment ils vont s’assurer que la population de l’essai reflète de manière appropriée les données démographiques de la maladie et qui fournit une justification si ces objectifs de recrutement ne correspondent pas aux données démographiques de la population de patients prévue aux États-Unis ». De même, les rédacteurs des revues scientifiques sont invités à « exiger des informations sur la représentativité des essais et des études » qui leur sont soumises afin d’évaluer dans quelle mesure « la population étudiée correspond à la population cible dans laquelle les résultats sont censés être généralisés ».

En France, la Haute autorité de santé (HAS) s’est aussi penchée sur la question plus générale du sexe et du genre dans les politiques de santé publique, y compris pour les essais médicamenteux (voir l’encadré en fin d’article) [4]. La HAS recommande de « considérer explicitement le sexe dans les essais cliniques sur les produits de santé et les actes médicaux ».

Le congrès mondial de l’intégrité de la recherche a aussi consacré des discussions sur ce sujet, sans se limiter aux essais cliniques. Le thème général était « Promouvoir l’intégrité de la recherche dans un monde d’inégalités » et une déclaration sera finalisée bientôt [5].

En France aussi


« La question de la représentativité de la population incluse dans les essais cliniques, et de la transposabilité des résultats observés, est régulièrement posée dans la perspective d’aider les pouvoirs publics à décider de la prise en charge des produits de santé. En effet, les personnes âgées (qui sont majoritairement des femmes au-delà de 65 ans), les enfants, les femmes enceintes… sont généralement exclus des essais, et les femmes et les hommes sont encore trop souvent représentés dans les essais dans des proportions différentes de la population à traiter. Cette question de la représentativité des patients inclus dans les essais cliniques, par rapport à l’utilisation prévue du produit, apparaît dans divers documents émis par la HAS ou ses commissions. Aussi, dans certains avis, les commissions émettent-elles des réserves à l’interprétation des résultats de certains essais du fait de la possible non-représentativité du groupe des patients traités en raison du faible taux de participation, et d’un âge moyen des patients de l’essai inférieur à celui attendu. »

Source
« Sexe, genre et santé », Haute autorité de santé, rapport d’analyse prospective 2020. Sur has-sante.fr

Références


1 | National Academies of Sciences, Engineering and Medicine, “Improving representation in clinical trials and research : building research equity for women and underrepresented groups”, Consensus study report, 2022. Sur nap.nationalacademies.org
2 | Les entreprises du médicament, « Essais cliniques : 9e enquête ‘’Attractivité de la France pour la recherche clinique’’ », 5 décembre 2018. Sur leem.org
3 | Bibbins-Domingo K et al., “The imperative for diversity and inclusion in clinical trials and health research participation”, JAMA, 2022, 327 :2283-4.
4 | Haute autorité de santé, « Sexe, genre et santé », Rapport d’analyse prospective, 2020. Sur has-sante.fr
5 | Horn L et al, “Fostering research integrity through the promotion of fairness, equity and diversity in research collaborations and contexts : towards a Cape Town statement”, pre-conference discussion paper, 16 mai 2022. Sur osf.io