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Le nuage de Tchernobyl qui s’arrête à la frontière : une fable sans cesse réitérée

Publié en ligne le 22 mars 2021 - Science et médias -

Le « nuage de Tchernobyl » qui se serait arrêté à la frontière est une affirmation récurrente que l’on utilise pour désigner un supposé silence ou mensonge d’État. La crise sanitaire que nous traversons a été l’occasion d’un large usage de cette métaphore : « Le coronavirus n’est pas le nuage de Tchernobyl » (couverture du Parisien, 17 mars 2020), « On nous refait le même coup que le nuage de Tchernobyl » (président du conseil départemental de la Mayenne, cité par L’Express du 3 août 2020). Même s’il n’existe pas de sondage sur cette question, la plupart des personnes avec qui l’on peut discuter autour de soi sont persuadées que les autorités françaises ont, pendant un temps, nié le passage du nuage de Tchernobyl sur la France. L’expression « nuage arrêté à la frontière » est passée dans le langage courant et est souvent utilisée par les associations anti-nucléaires pour insister sur le fait qu’on ne peut pas faire confiance à la communication des autorités publiques sur cette industrie (voir par exemple [1]). Pourtant, ce mythe a été démenti à plusieurs reprises, en particulier dans Science et pseudo-sciences [2, 3] mais rarement dans la presse grand public, avec quelques notables exceptions récentes [4, 5].

L’accident de la centrale de Tchernobyl a eu lieu le 26 avril 1986. Il est caché pendant quelques jours par les autorités soviétiques (l’Ukraine fait alors partie intégrante de l’Union soviétique) avant que, le 28 avril, une radioactivité anormale mesurée en Suède n’alerte les pays occidentaux. Le pouvoir de Moscou est alors contraint d’admettre qu’un grave accident nucléaire a eu lieu, mais affirme que la situation reste sous contrôle. Pourtant, le graphite contenu dans le réacteur est en feu, ce qui favorise l’émission de particules et de gaz radioactifs qui sont ensuite transportés par l’atmosphère. Le déplacement du panache peut être suivi grossièrement via les mesures de radioactivité au sol, mais aussi par la modélisation du transport atmosphérique. Il arrivera sur la France le 30 avril en soirée pour recouvrir une importante partie du territoire pendant la journée du 1er mai, avant de s’évacuer vers le nord et l’est les jours suivants.

L’aveuglement de Samson,
Rembrandt (1606-1669)

En France, les mesures de radioactivité sont de la responsabilité du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI, alors rattaché au ministère de la Santé 1) dirigé par le professeur Pierre Pellerin. C’est lui qui se retrouve en première ligne pour commenter l’arrivée du panache et son éventuelle dangerosité. Les propos du professeur Pellerin sont toujours rassurants. Il indique que les niveaux de radioactivité du panache sont bien trop faibles pour poser un problème de santé publique, sauf au voisinage immédiat de la centrale.

La réalité du « mensonge »

Revenons au prétendu mensonge. Ceux qui affirment qu’il y a eu un mensonge d’État sont généralement incapables de préciser son origine. Qui a menti, en disant quoi, et à quelle date ? Deux faits sont parfois évoqués : (i) un panneau « Stop » présenté par Brigitte Simonetta – la présentatrice météo du journal de 20 h sur TF1 – et (ii) un communiqué du ministère de l’Agriculture affirmant que la France a été épargnée. Analysons ces deux épisodes.

Le journal météo du 20 h de TF1
Dans le journal diffusé sur TF1 le 30 avril 1986, un long reportage est consacré à l’accident de Tchernobyl et à ses conséquences. À cette époque, TF1 est encore une chaîne de télévision publique (sa privatisation adviendra en 1987). Dans ce reportage, Brigitte Simonetta explique qu’un anticyclone protège la France de l’arrivée du panache radioactif en provenance de l’Est [6]. Elle insiste bien sur le fait que ce sont là des prévisions qui peuvent évoluer. Son discours est néanmoins rassurant. Michèle Rivasi, qui a créé en mai 1986, à l’occasion de cet accident, la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), a affirmé que les propos de la présentatrice avaient été imposés par l’État [7] : « Par la suite, nous avons su qu’il s’agissait d’un ordre qui avait été donné à la météo d’agir ainsi. » Récemment, des journalistes du service CheckNews du journal Libération ont enquêté sur cette affaire qui date de plus de trente ans [8]. Compte tenu de l’importance de cet épisode dans l’imaginaire collectif, il est regrettable que cette enquête n’ait pas été faite plus tôt. Il faut cependant souligner le travail exhaustif et rigoureux des journalistes. Ils ont recherché les protagonistes de cette affaire et sont allés interroger les services météo et Brigitte Simonetta elle-même, récemment retraitée. Celle-ci affirme que c’est elle qui est à l’initiative du panneau « Stop » et qu’elle n’a reçu aucune instruction des autorités de l’État. Il y a manifestement eu une erreur de prévision puisque, alors qu’on croyait le territoire protégé par les conditions météorologiques, une hausse de radioactivité était détectée quelques heures plus tard dans le Sud-Est. Mais l’enquête de CheckNews et les témoignages recueillis permettent d’affirmer que ce n’était pas un mensonge. Un autre élément permet de conclure qu’il n’y a pas eu tentative de dissimulation : dès le lendemain, au journal de la mi-journée d’Antenne 2, l’arrivée du panache par le Sud-Est était annoncée, ainsi que sa progression lente sur la France [9]. Quel intérêt y aurait-t-il eu à dissimuler l’arrivée du nuage un soir pour dire le contraire le lendemain midi ?

Le communiqué du ministère de l’Agriculture
L’autre « preuve » du mensonge d’État serait un communiqué du ministère de l’Agriculture publié le 6 mai 1986 dans lequel on peut lire : « Le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l’accident de la centrale de Tchernobyl. » Cette phrase est très clairement fausse. Le nuage a bien survolé la France et des radionucléides se sont déposés au sol. Certains voient là la démonstration du mensonge. D’autres y voient surtout une maladresse rédactionnelle ou une application erronée du terme « épargné » aux retombées de radionucléides plutôt qu’à des taux élevés de radioactivité. En effet, la phrase suivante du même communiqué dit : « À aucun moment les hausses observées de radioactivité n’ont posé le moindre problème d’hygiène publique. » Si vraiment on cherchait à cacher l’existence de particules radioactives sur le territoire, cette phrase n’aurait pas été incluse dans le communiqué puisqu’elle contredit la première en confirmant les hausses de la radioactivité et donc le passage du panache sur une partie de la France. Donc, là encore, il ne paraît pas raisonnable de parler de mensonge. À l’inverse, ceux qui citent la première phrase sans mentionner l’existence de la seconde [10] trompent volontairement le lecteur.

Terre natale,
Nikolaï Doubovskoï (1859-1918)

Le professeur Pellerin
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, le professeur Pellerin n’a jamais dit que le nuage s’était arrêté à la frontière. Bien au contraire, il a rendu compte quotidiennement de son déplacement. Ainsi, on peut lire dans Libération du 2 mai 1986 : « Pierre Pellerin, le directeur du SCPRI, a annoncé hier que l’augmentation de radioactivité était enregistrée sur l’ensemble du territoire sans aucun danger pour la santé » (archives de Libération). Ce journal est sorti le 2 mai 1986 au matin ; les propos ont donc été tenus au plus tard dans la soirée du 1er mai 1986, alors que le panache est arrivé sur la France le même jour (arrivée sur le Sud-Est dans la soirée du 30). Cette déclaration démontre qu’il n’y a pas eu de retard dans la transmission de l’information et qu’il n’y a pas eu de volonté de l’État de cacher les faits (le SCPRI était un service rattaché au ministère de la Santé). Il est donc particulièrement surprenant que, dix jours plus tard, le même journal titre en une « Le mensonge radioactif » avec en commentaires : « Les pouvoirs publics ont menti, le nuage radioactif a bien survolé une partie de l’Hexagone : le professeur Pellerin en a fait l’aveu deux semaines après l’accident nucléaire. » Manifestement, certains journalistes ne lisent pas leur propre journal avec suffisamment d’attention. Le mythe du mensonge d’État est né avec cette une de Libération et s’est très vite amplifié. De nombreux reportages ont construit la légende sur la base de déclarations tronquées ou en présentant des déclarations antérieures à l’arrivée du nuage comme si elles étaient postérieures [11, 12]. Le Pr Pellerin sera pendant plus de vingt ans la cible de nombreuses attaques, en particulier sur le plan judiciaire (dont aucune n’aboutira, voir l’encadré ci-après).

Les suites judiciaires


Une plainte a été déposée en 2001 par l’Association française des malades de la thyroïde (AFMT) et la Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité (Criirad) qui accusaient le Pr Pellerin de « tromperie aggravée », l’accusant d’avoir fourni des informations ayant ainsi mis en danger des personnes victimes par la suite de cancers [1].

La cour d’appel de Paris a rendu le 7 septembre 2011 un verdict de non-lieu, verdict confirmé par la Cour de cassation en novembre 2012 qui a repris les conclusions du jugement en appel, selon lequel « en létat des connaissances actuelles, [il est] impossible détablir un lien de causalité certain entre les pathologies constatées et les retombées du panache radioactif de Tchernobyl » [2].

Pierre Pellerin, de son côté, a attaqué en diffamation plusieurs personnes pour leurs déclarations affirmant qu’il aurait trompé
la population, en particulier Michèle Rivasi, Noël Mamère et Jean-Michel Jacquemin-Raffestin (auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet). Le premier procès a conduit à un non-lieu pour vice de forme. Les autres se sont conclus par la condamnation des prévenus, confirmée en appel et en cassation. À noter que Noël Mamère a ensuite contesté sa condamnation auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme. La cour a confirmé le caractère diffamatoire de ses propos, mais a condamné la France en jugeant que, du fait de la liberté d’expression, ils n’auraient pas dû conduire à une condamnation [3].
Références
1 | « Affaire de Tchernobyl : le professeur Pellerin innocenté », Le Figaro, 20 novembre 2012.
2 | « Non-lieu confirmé dans l’enquête sur les conséquences de Tchernobyl en France », L’Usine nouvelle, 21 novembre 2012.
3 | Jugement de la Cour européenne des droits de l’Homme.

Un « mensonge » pour masquer une incurie sanitaire ?

Devant ces contradictions, il est classique de dire que « le nuage arrêté à la frontière » est en fait une image utilisée pour affirmer que les mesures sanitaires, qui auraient été nécessaires, n’ont pas été prises. Concernant les effets sanitaires, c’est le plus souvent l’impact sur le cancer de la thyroïde qui est évoqué. Il est vrai qu’il y a eu une très forte hausse des cancers de la thyroïde chez ceux qui, à proximité de la centrale, étaient enfants ou adolescents à l’époque [13]. En France, si l’on a bien observé une hausse de leur fréquence depuis 1986, ce n’est absolument pas dans les mêmes proportions. D’une part, cette hausse avait débuté avant l’accident et, par ailleurs, on n’observe pas de différence significative entre les territoires les plus contaminés (Est) et ceux qui ne l’ont pas été (Ouest) [14].

Un bilan épidémiologique publié en 2010 par l’Institut de veille sanitaire [15] constate une augmentation de l’incidence des cancers de la thyroïde depuis le début de la période d’étude (1982) et évoque « en premier lieu » les évolutions des pratiques médicales diagnostiques. Le rapport rappelle les résultats de l’évaluation des conséquences sanitaires de l’accident de Tchernobyl en France publiée en 2001, selon lesquelles « les connaissances scientifiques actuelles ne permettent pas d’exclure la possibilité d’un faible excès de cancers de la thyroïde en France lié à cet accident » mais en écartant « un impact important des retombées de Tchernobyl en France ». Cette évaluation précise que « les évolutions temporelles et les répartitions spatiales de l’incidence du cancer de la thyroïde ne peuvent être expliquées par les retombées de l’accident de Tchernobyl » et conclut que, « compte tenu des ordres de grandeurs estimés, des excès de cas de cancers de la thyroïde tels qu’ils sont attendus pour ces niveaux d’exposition seront difficiles à mettre en évidence ».

Ainsi, c’est l’amélioration des techniques de détection des cellules cancéreuses, et pas la contamination radioactive, qui est la cause première de l’augmentation du nombre de cancers diagnostiqués. Bien sûr, on ne peut pas démontrer qu’il n’y a pas eu quelques cas supplémentaires en lien avec cette radioactivité ajoutée, mais aussi bien les calculs théoriques que les études épidémiologiques démontrent qu’il ne peut s’agir que de quelques cas, au plus.

Pour conclure

S’il n’y a pas eu mensonge, il est clair que la communication gouvernementale a été déficiente. Plusieurs facteurs ont joué, dont le simple fait que l’événement s’est produit pendant le pont du 1er mai (qui était un jeudi) et que de nombreux services fonctionnaient alors au ralenti. Le professeur Pellerin était un scientifique, et pas un communicant. Son service n’avait pas les compétences ni les moyens humains pour répondre aux très nombreuses sollicitations médiatiques. Enfin, gardons-nous de juger la communication de l’époque à l’aune de ce que sont les exigences d’aujourd’hui.

Références


1 | Biographie de Michèle Rivasi, sur michele-rivasi.eu
2 | Kindo Y, « Le nuage de Tchernobyl “qui s’arrête à la frontière” : la légende urbaine confrontée à la réalité », Science et pseudo-sciences n° 298, octobre 2011.
3 | Sorin F, « “Nuage de Tchernobyl” : rappel des faits », 20 septembre 2011, sur afis.org
4 | Woessner G, « L’increvable mythe du “nuage de Tchernobyl” », Le Point, 3 octobre 2019.
5 | « “Le nuage s’arrête à la frontière” : de Tchernobyl à Rouen, itinéraire d’un mensonge qui n’en était pas un », Le Parisien, 2 octobre 2019.
6 | « Le nuage radioactif de Tchernobyl ne touchera pas la France », journal météo du 30 avril 1986, archives INA.
7 | Rivasi M, « Nuage de Tchernobyl : qui a vraiment cru qu’il contournait la France ? », blog de Médiapart, 26 avril 2010.
8 | Mathiot C, « Tchernobyl : la météo nationale a-t-elle truqué des cartes en 1986, comme l’affirme Jean-Pierre Pernaut ? », Checknews, 5 novembre 2019.
9 | « Parcours nuage radioactif », journal d’Antenne 2 du 1er mai 1986, archives INA.
10 | « Nuage de Tchernobyl sur la France : la première chronologie d’un mensonge d’État », communiqué de Sortir du nucléaire, 26 avril 2005.
11 | « Tchernobyl le mensonge au journal TF1 », vidéo YouTube.
12 | « Tchernobyl, mensonge d’état », Secrets d’actualité, M6, vidéo YouTube.
13 | « L’accident de Tchernobyl – Évaluation des effets des rayonnements par l’UNSCEAR », Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR), mise à jour du 12 mai 2011.
14 | « 26 avril 2016 : 30 ans de Tchernobyl », Santé publique France, mise à jour du 20 mai 2019.
15 | Rogel A et al., « Évolution de l’incidence du cancer de la thyroïde en France métropolitaine – Bilan sur 25 ans », Institut de veille sanitaire, 2010. Sur invs.sante.fr

1 Le SCPRI est remplacé en 1994 par l’Opri, lui-même intégré en 2002 au nouvel Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Publié dans le n° 335 de la revue


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L' auteur

François-Marie Bréon

François-Marie Bréon est chercheur physicien-climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de (…)

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