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Le chant d’amour des concombres de mer

Publié en ligne le 15 juillet 2004
Le chant d’amour des concombres de mer

Bertrand Jordan
Éditions du Seuil, collection Science ouverte, 2002, 187 pages

« L’évolution ne conduisait pas fatalement à Homo sapiens sapiens ; en fait, il s’en est fallu de peu que notre rameau ne disparaisse lui aussi. » Extrait, page 150.

Le dernier ouvrage de Bertrand Jordan 1 se présente comme un bouquet de chroniques de bord de mer, qui sont autant de prétextes à une exploration de la nature... et à celle de notre fonctionnement intime. L’invitation est à la fois concrète et poétique, le propos est vivant, et le bouquet offert se compose des plus belles fleurs du savoir, constamment enrichi de réflexions sur l’évolution et ses contingences, comme un fil conducteur à ne pas lâcher.

Chaque début de chapitre est une page de vie. Intimiste et sensuelle. Une descente vers les profondeurs marines, une virée à moto, une nuit sous les étoiles et face à la mer. D’emblée, Bertrand Jordan éveille vos sens, et ce n’est pas désintéressé. Il veut amener son lecteur à la perception des sensations physiques et à l’émerveillement pour ses mécanismes cachés. Émerveillement, voilà le maître-mot. Pour Bertrand Jordan, la spiritualité peut tenir en ce mot tout entier. En quelques envolées lyriques d’une jolie plume rythmée, l’auteur assure un vibrant plaidoyer pour cette valeur suprême.

Au fil des pages, vous découvrirez les mystères de certains mécanismes secrètement mis en jeu au cœur de nos cellules. À l’occasion d’une varappe sur un sentier escarpé, l’auteur dirige votre attention sur vos courbatures, et vous apprendrez, un peu inquiets, qu’à chaque effort quelques fibres musculaires se détruisent. Destruction aussitôt réparée par l’initiative d’un gène bienfaiteur qui va diriger la synthèse de protéines dont le rôle est de réparer les dégâts. L’absence de ce gène entraîne la cruelle myopathie.

D’autres connaissances, correspondant aux préoccupations de nos sociétés modernes, vous seront clairement exposées, comme le cheminement d’une cellule vers sa division anarchique et les diverses fonctions de sur veillance et d’intervention des cellules pour parer aux bégaiements de l’ADN. Un petit monde merveilleusement complexe, débordant d’activité et qui force l’admiration !

Mais tout n’incline pas à l’optimisme dans les révélations de Bertrand Jordan : si l’évolution peut faire son travail et assurer la diversité et la meilleure adaptation possible au milieu, c’est justement grâce à des ratés dans la programmation, qui sont créateurs de nouveaux éléments. Contingences bénéfiques, favorables à la pérennité de l’espèce, ou créatrices de nouvelles branches. Ou contingences impitoyables quand il s’agit de handicaps.

Bref, si nous possédons toutes les fonctions qui nous caractérisent, c’est grâce à l’aléatoire. L’évolution jouant aux dés, L’Homme n’est qu’une probabilité parmi d’autres.

L’auteur poursuit ainsi sa défense d’une évolution fondée sur le hasard et n’hésite pas à s’engager contre les doctrines qui imposeraient une vision anthromorphiste de l’apparition de la vie. Sa réflexion philosophique se place à tous les niveaux, abordant même la définition de la conscience, qui, si on prend l’évolution comme concept formateur, avait toutes les possibilités de créer cette faculté. Vision matérialiste, certes, et qui déplaira aux défenseurs d’une transcendance, parce qu’elle réduit la conscience à une combinaison d’atomes. Ce qui n’enlève rien à sa puissance, après tout.

Dans le même esprit de démantèlement des préjugés, il accuse l’hypothèse Gaïa, cette théorie qui présente la Terre comme un organisme vivant, d’instituer une doctrine faite d’idéal, d’harmonie de la nature à laquelle nous serions liés. Jean-Jacques Rousseau avait inventé le mythe du bon sauvage. Sur le même principe, James Lovelock, avec son hypothèse Gaïa, a inventé le mythe de la bonne nature.

Or Bertrand Jordan nous l’affirme haut et clair : la nature n’est pas douée de sentiments ! « La nature n’est pas cruelle, elle est profondément, totalement indifférente » 2.

Cent quatre vingt sept pages. Seulement ! a-t-on envie de dire, tellement elles défilent vite, animées de tranches de vie, soutenues par une grande densité philosophique et parsemées de connaissances érudites et passionnantes.

Gageons que vous ne sentirez plus votre corps se mettre en marche sans penser à ce que Bertrand Jordan vous aura appris.

1 Le précédent livre de Bertrand Jordan, Les Imposteurs de la génétique, a été analysé dans le numéro 244 de Science et pseudo-sciences.

2 Page 137.


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Publié dans le n° 254 de la revue


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Auteur de la note

Agnès Lenoire

Agnès Lenoire est enseignante. Elle a été membre du (...)

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