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La science-fiction institutionnelle

Publié en ligne le 16 août 2023
La science-fiction institutionnelle
Thomas Michaud
L’Harmattan, coll. « L’esprit économique », 2023, 268 pages, 27 €

La science-fiction (SF) est-elle un vecteur d’utopisme technologique validant le système productif capitaliste, ou bien un lieu de critique de ce système et de lancement d’alertes ? Comme le montre dans ce livre Thomas Michaud, chercheur en sciences sociales et spécialiste des interactions entre R&D et science-fiction, l’un n’empêche pas l’autre. Au contraire, quasiment depuis les débuts de la SF moderne dans la première moitié du XXe siècle, de grandes entreprises comme General Motors ont commencé à en utiliser les thèmes et les codes pour leur propre communication, tant en interne que vers les décideurs politiques ou à destination du grand public. Le phénomène s’est amplifié dans les années 60 avec la course à l’espace, puis à partir des années 90 avec le développement d’Internet. Plus récemment, diverses institutions étatiques en ont fait autant, depuis l’armée américaine jusqu’aux grandes écoles françaises 1. T. Michaud retrace cette évolution et détaille les différents usages que ces organismes privés ou publics font de la science-fiction : génération d’idées et de prototypes pour l’industrie, promotion de produits ou de concepts, mais aussi prospective à moyen et long terme. Dans ce but, ils commandent des récits à des auteurs de SF reconnus (de l’anthologie Future Visions de Microsoft à celle réunie par la « Red Team défense 2 » de l’armée française), investissent dans le cinéma (ainsi le smartphone ou les voitures autonomes ont d’abord existé à l’écran avant de devenir des objets de consommation) et financent des concours comme le X-Prize pour l’innovation.

Cet ouvrage dense et sérieusement documenté fait un état des lieux détaillé de ces usages et de leurs implications pour le management de l’innovation, l’acceptation sociale des nouvelles technologies et plus largement la compétition économique et géopolitique internationale. L’innovation étant un moteur indispensable du capitalisme, les entreprises et États impliqués ont un puissant intérêt à cultiver dans le public l’optimisme technologique, et à orienter les compétences vers la construction du futur et non la seule critique. Il y a là un enjeu de pouvoir qui a été parfaitement compris aux États-Unis et au Japon dans le courant du XXe siècle, et que la Chine a plus récemment intégré avec succès, en s’appuyant sur la popularité d’auteurs de « hard science fiction 3 » comme Liu Cixin. L’Europe et la France y sont moins impliquées, malgré certains courants de recherche, publique et privée, dont l’auteur a eu une expérience personnelle durant son travail de thèse 4 au sein des Orange Labs, la division R&D du groupe Orange jusqu’en 2012. Cet examen des forces et des faiblesses de notre pays dans l’utilisation d’un imaginaire SF pour l’innovation est l’un des apports les plus originaux de cet ouvrage qui devrait alimenter la réflexion des universitaires aussi bien que des décideurs, tant du domaine du public que de celui du privé.

1 Voir ma note de lecture de l’anthologie Nos Futurs dans Science et pseudo-sciences n°338, octobre 2021, https://www.afis.org/Nos-futurs

2 Programme lancé en 2019 sous l’égide du ministère des Armées pour mettre en relation des auteurs de SF et des experts militaires et scientifiques, dans le but d’imaginer les menaces pouvant viser la France et des scénarios pour y faire face. Site officiel : https://redteamdefense.org/

3 Genre de science-fiction dans lequel les technologies décrites sont considérées comme vraisemblables au regard des connaissances scientifiques contemporaines

Publié dans le n° 346 de la revue


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Auteur de la note

Irène Delse

Auteure de romans (fantasy, science-fiction…) publiés (...)

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