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Quelle représentation les Français ont-ils du nucléaire ?

Publié en ligne le 24 mai 2022 - Nucléaire -

« J’adore ne parler de rien car c’est le seul domaine où j’ai de vagues connaissances. »

Oscar Wilde, Les Ailes du paradoxe,
Livre de poche, 1996

« L’ignorance engendre plus souvent la confiance que ne le fait le savoir. »

Charles Darwin, La Descendance de l’Homme et la sélection sexuelle,
Edmond Barbier, 1891

Tous les ans, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), l’organisme public d’expertise et de recherche sur les risques nucléaires et radiologiques en France, publie un baromètre sur la perception des risques et de la sécurité par les Français [1]. Fondé sur des enquêtes, il apporte des éléments d’information sur les préoccupations des Français (santé, terrorisme et dérèglement climatique étant le trio de tête en 2021), leur regard sur la science et l’expertise, leur perception des situations à risque en général et du nucléaire en particulier. Le baromètre compare aussi les résultats avec ceux des enquêtes précédentes, permettant ainsi d’observer les grandes tendances d’évolution (depuis les années 80 pour certaines questions).

La Sorcière et l’Épouvantail dans la neige,
Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938)

Par exemple, il indique que les accidents nucléaires de Tchernobyl et Fukushima sont clairement perçus comme étant les accidents les plus « effrayants », même comparés à des événements beaucoup plus meurtriers (comme le tsunami de 2004 dans l’océan indien causant la mort de 230 000 personnes). Il indique aussi qu’environ 40 % des Français souhaitent fermer les centrales nucléaires, 30 % les garder et 30 % ne se prononcent pas. Ou encore que 73 % considèrent « qu’on cache la vérité aux Français sur les conséquences de l’accident de Tchernobyl » (bien qu’une synthèse des données disponibles soit présentée sous forme pédagogique sur le site de l’IRSN, avec une analyse des conséquences sanitaires potentielles [2]).

Que connaissent les Français de la gestion des déchets nucléaires ?

Dans l’édition 2021, au sein des questions sur la perception de la gestion des déchets nucléaires, l’IRSN a décidé de tester les connaissances des Français sur le sujet en posant une question factuelle : « À votre avis, que fait-on actuellement des déchets très peu radioactifs produits en France ? »

Les déchets de très faible activité, dits TFA, sont des déchets de l’exploitation nucléaire dont l’activité est inférieure à 100 Bq/g (en comparaison, le corps humain émet naturellement 0,1 Bq/g, le granit 1 Bq/g et un minerai d’uranium naturel, de 200 à 10 000 Bq/g). Il s’agit essentiellement de déchets de déconstruction d’installations nucléaires (ferrailles, bétons, briques, terre…). À l’étranger, de nombreux pays (par exemple l’Allemagne, les États-Unis et la Suède) considèrent ce type de déchets comme non radioactifs, jugeant le risque sanitaire qu’ils induisent tout à fait négligeable.

Cinq réponses possibles étaient proposées, parmi lesquelles nous suggérons au lecteur de faire un choix avant d’aller plus loin :

  • ces déchets sont placés définitivement dans un centre de stockage de surface ;
  • ces déchets sont envoyés vers d’autres pays ;
  • ces déchets sont réutilisés comme remblai dans les chantiers de construction nucléaire ;
  • ces déchets sont placés définitivement au fond des océans ;
  • ne sait pas.

Les résultats sont présentés sur le graphe ci-dessous.

Notons qu’il s’agissait d’un sondage en ligne par Internet, et que les réponses d’un sondage témoin en face à face étaient un peu différentes, tout en reflétant les mêmes tendances de fond. Par exemple 24 % déclaraient ne pas savoir en face à face, alors que seulement 1 % répondaient « ne sait pas » en ligne. L’IRSN constate d’ailleurs sur d’autres questions que « les personnes interrogées sont plus prudentes sur leur niveau de connaissance en face-à-face que sur Internet » [1]. De plus, il est possible que certains aient cherché la vraie réponse en quelques clics avant de répondre.

Radioactivité, quelles doses et unités ?


La radioactivité, qu’elle soit naturelle ou artificielle, se mesure en nombre de désintégrations par seconde (unité : le becquerel ou Bq). Ses effets sur la santé dépendent des quantités reçues et du type de rayons émis (de son énergie) ainsi que des tissus touchés. Le Gray (Gy) va alors mesurer la dose absorbée et le Sievert (Sv) va prendre également en compte les tissus touchés. Le Sievert est une évaluation du risque biologique.

Dans tous les cas, moins de la moitié des sondés ont donné la bonne réponse (49 % en ligne, 31 % en face à face), à savoir qu’ils étaient placés définitivement dans un centre de stockage en surface ; 27 % (version en ligne) pensent qu’ils sont envoyés vers d’autres pays, alors que la loi française l’interdit ; 10 % pensent qu’ils sont jetés en mer, alors que la dernière campagne d’immersion française date de 1969 et que cette pratique fait l’objet d’un moratoire depuis 1982 en Europe [3].

Il n’y a au fond rien de surprenant ni d’anormal à ce que plus de la moitié des Français ne sachent pas ce qui est fait de ces déchets TFA, qui sont finalement assez loin de leurs principales préoccupations 1. Ce qui interroge en revanche, c’est que la moitié des Français pensent quelque chose de faux à leur égard.

Et les émissions de gaz à effet de serre ?

Qu’en est-il sur un sujet qui est plus proche de leurs préoccupations ? Puisque le dérèglement climatique est la première préoccupation environnementale des Français (39 % la jugeant la plus préoccupante en 2021 [1]), leur représentation de la contribution de l’énergie nucléaire aux émissions de gaz à effet de serre est-elle plus cohérente avec la réalité ?

En 2017, un sondage Ipsos réalisé pour EDF indiquait que 44 % des sondés considèrent que l’énergie nucléaire contribue beaucoup au réchauffement climatique, et 78 % qu’elle contribue au moins « un peu » (voir le deuxième graphe) [4]. Chez les sondés se classant « tout à fait contre » le nucléaire, ils sont même 75 % à considérer que le nucléaire contribue « beaucoup » à l’effet de serre. Ce résultat est cohérent avec les résultats des années précédentes.

Dans le baromètre IRSN 2021, 7 % des sondés considèrent même que ses émissions de gaz à effet de serre constitueraient l’argument le plus fort « contre le nucléaire » (voir l’encadré suivant).

Pourtant, les différentes études d’analyse du cycle de vie se succèdent et indiquent toutes que l’énergie nucléaire est très faiblement émettrice de gaz à effet de serre, dans la même gamme que l’éolien, l’hydraulique ou le solaire, 50 à 100 fois moins que le gaz ou le charbon en moyenne (voir par exemple les évaluations données par le Giec, dans le tableau ci-après).

Les émissions de CO2 par source d’énergie électrique

Analyse sur l’ensemble du cycle de vie, données en grammes équivalent CO2 par kWh produit. La variation entre les valeurs minimales et maximales est liée à différents facteurs dépendant des technologies utilisées, des sources d’énergies employées pour la production des composants, etc.

Références
Dans le monde : “IPCC Working Group III – Mitigation of Climate Change, Annex III : Technology – specific cost and performance parameters, Table A.III.2 (Emissions of selected electricity supply technologies (gCO2 eq/kWh)”, IPCC, 2014.
En France : Centre de ressources sur les bilans de gaz à effet de serre, Agence de la transition écologique (Ademe).

La contribution du nucléaire au réchauffement climatique

Source  : Cubillé J, « Baromètre Développement Durable d’EDF – Synthèse des résultats France de la vague 2017 », sur le site de la Commission nationale du débat public.

Comment les Français peuvent ils avoir une perception aussi éloignée de la réalité sur un sujet aussi important ? Les personnes radicalement opposées au nucléaire le sont-elles à cause de leur croyance qu’il contribue au réchauffement climatique ? Ou ont-elles plus facilement cru qu’il émettait beaucoup de gaz à effet de serre, du fait de leurs convictions sur cette énergie ?

Les raisons avancées d’être « pour » ou « contre » le nucléaire

Quel est aujourd’hui, selon vous, l’argument le plus fort contre le nucléaire ?

  • Les déchets nucléaires : 36 %
  • Le risque d’accident nucléaire : 27 %
  • Le coût du nucléaire (construction, démantèlement, déchets) : 12 %
  • La manque de transparence dans l’industrie nucléaire : 10 %
  • L’émission de gaz à effet de serre : 7 %
  • La concurrence [faite] aux investissements dans les énergies
    renouvelables : 5 %
  • Autre raison : 3 %

Quel est aujourd’hui, selon vous, l’argument le plus fort pour le nucléaire ?

  • L’indépendance énergétique : 33 %
  • Le faible coût de l’électricité : 24 %
  • La faible émission de gaz à effet de serre : 14 %
  • La création ou le maintien d’emplois en France : 13 %
  • La sûreté des installations nucléaires : 10 %
  • Autre raison : 6 %

Source  : Baromètre 2021 de lRSN, « La perception des risques et de la sécurité par les Français ».

Conclusion

Chacun peut décider d’être pour ou contre le nucléaire, mais pour se forger une opinion sur le sujet et pouvoir en débattre sereinement, il est important de bien se le représenter. Comment les Français peuvent-ils juger une source d’énergie s’ils ne connaissent pas les quelques bases factuelles la concernant ? Les seules données ne sauraient nullement nous dicter notre politique énergétique et bien d’autres considérations doivent entrer en considération (indépendance énergétique, acceptation sociétale,
sûreté, politique industrielle, etc.). Mais une analyse rationnelle et informée par l’état des connaissances scientifiques est un outil indispensable pour prendre les bonnes décisions et atteindre les objectifs que l’on se fixe. Si, pour certains, fermer les réacteurs nucléaires pour les remplacer par un mix d’énergies renouvelables et de gaz apparaît comme un moyen de réduire nos émissions de CO2, la réalité est que si c’était mis en œuvre, l’effet obtenu serait contraire à l’effet recherché.

Le nucléaire sera un des sujets de la campagne électorale présidentielle qui s’annonce. Et mieux nous serons collectivement informés sur ce sujet, mieux nous pourrons en débattre.

Références


1 | Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, « Baromètre IRSN sur la perception des risques et de la sécurité », publication institutionnelle, 2021. Sur irsn.fr
2 | Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, « Conséquences de l’accident de Tchernobyl en France : savoir l’essentiel », fiches thématiques, 2021. Sur irsn.fr
3 | Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, « Les déchets radioactifs immergés », rapport, janvier 2018.
4 | Cubillé J, « Baromètre développement durable d’EDF : synthèse des résultats France de la vague 2017 », débat public, 2017. Sur cpdp.debatpublic.fr

Pourquoi un tel écart dans les évaluations d’émissions de CO2 du nucléaire ?


Comme pour toutes les énergies, les évaluations d’émissions de CO2 du nucléaire varient selon les pays (facteur 30 entre la valeur minimale et maximale des émissions du nucléaire dans le rapport du Groupe 3 du Giec de 2014 [1]). D’où provient cette variabilité ?

Une des étapes les plus énergivores du cycle de vie de l’électricité nucléaire est l’enrichissement du combustible : elle consiste à augmenter la fraction de l’isotope 235 de l’uranium de sa valeur naturelle (0,7 %) à quelques pourcents pour être utilisé dans les réacteurs. Ainsi, selon la technologie utilisée pour l’enrichissement (les plus récentes utilisent jusqu’à 50 fois moins d’énergie que les plus anciennes) et suivant le mix électrique considéré, les résultats peuvent être très différents. Par exemple, si l’électricité utilisée pour cet enrichissement est générée en brûlant du charbon (comme 66 % de la production électrique chinoise en 2018) et avec une technologie ancienne, les émissions de CO2 du nucléaire peuvent être relativement élevées (tout en restant 5 à 10 fois plus faibles que le gaz ou le charbon).

En France, la nouvelle usine d’enrichissement « George Besse 2 », située à proximité de la centrale nucléaire de Tricastin, consomme relativement peu d’énergie (50 MW au lieu des 3 000 MW de George Besse 1) et elle est, de plus, alimentée avec un mix électrique peu carboné, puisque 75 % est d’origine nucléaire.

Référence
1 | “IPCC Working Group III – Mitigation of Climate Change, Annex III : Technology – specific cost and performance parameters, Table A.III.2 (Emissions of selected electricity supply technologies (gCO2eq/kWh)”, IPCC, 2014.

Changement climatique et nucléaire chez les jeunes

Un récent sondage (novembre 2021) réalisé par l’Ipsos pour le compte de la Fondation Collège de France s’est intéressé aux rapports de la jeunesse à la science et l’expertise [1].Il ressort de cette enquête que le réchauffement climatique arrive en premier, à la fois dans les sujets scientifiques qui les intéressent (79 % se disent très intéressés ou assez intéressés) et dans les problématiques sociétales qui les préoccupent (juste devant le pouvoir d’achat). Ils sont 79 % à avoir « le sentiment de bien comprendre les enjeux de la recherche scientifique et les débats qu’ils peuvent susciter » (très bien pour 31 % et assez bien pour 47 %). Toutefois, les enquêteurs constatent que les jeunes qu’ils ont interrogés ont « des connaissances très limitées sur le réchauffement climatique, notamment sur les enjeux de la transition énergétique ».

Ainsi, ils sont 55 % à estimer que « l’énergie nucléaire contribue autant au réchauffement climatique que le gaz ou le charbon » (23 % en sont certains et 32 % ne le sont pas). Et ils sont 47 % à penser que « la réalité du réchauffement climatique n’a toujours pas été démontrée scientifiquement jusqu’à maintenant » (18 % en sont certains et 29 % ne le sont pas).

Ce décalage entre la perception et la réalité des faits incite à redoubler d’effort pour transmettre les connaissances scientifiques sur un sujet qui arrive au premier plan des préoccupations.

Référence
1 | « Les jeunes et la science – Crédibilité des scientifiques et conditions d’optimisation de la confiance dans la parole des chercheurs », sondage Ipsos pour le compte de la Fondation Collège de France, novembre 2021.

1 Les 38 % des sondés qui considèrent que les déchets radioactifs présentent un risque élevé ou très élevé ont probablement plus en tête les déchets à haute activité vie longue (HAVL) ou moyenne activité vie longue (MAVL).