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Cent mille ans

Publié en ligne le 3 février 2021
Cent mille ans

Gaspard d’Allens, Pierre Bonneau et Cécile Guillard (dessins),
Seuil, La revue dessinée, 2020, 152 pages, 18,90 €

Cette bande dessinée retrace l’histoire de la lutte contre le projet de centre de stockage profond de déchets nucléaires Cigéo, dans la Meuse, avec un parti pris très clair contre ce projet. Même si les aspects artistiques sont forcément très subjectifs, le dessin est très agréable et la mise en scène réussie et touchante. Au fil des pages, les grandes étapes du projet sont présentées, depuis les débuts législatifs jusqu’à l’occupation du bois Lejuc par des militants anti-Cigéo pour bloquer la construction, et les interventions policières associées. Dans cette longue et complexe histoire, un méticuleux « cherry picking » 1 est effectué, consistant à ne retenir que les aspects décrivant les militants comme des victimes innocentes du lobby nucléaire. On assiste donc à un « best of » de citations et coupures de presse anti-nucléaires, de bavures policières et de moments glorifiant la lutte contre Cigéo. Les dégradations commises par les militants ne sont mentionnées qu’en annexe, tandis que le fait que l’Andra ne réclame pas de réparation financière pour les dégradations commises [1] est passé sous silence. Il ressort de la description de ces affrontements parfois violents, l’idée que la lutte a pris des proportions totalement démesurées (ZAD d’un côté, mobilisation policière et surveillance des militants exagérée de l’autre).

Au-delà du récit de la lutte en lui-même, on retrouve également des erreurs très souvent répandues chez certains opposants au projet. Tout d’abord, s’il est abondamment affirmé qu’il ne faut pas stocker géologiquement ces déchets nucléaires, aucune solution pour les gérer n’est vraiment proposée. Ainsi, la possibilité d’un entreposage de surface est mentionnée plusieurs fois, mais sans aucune analyse du fait que cela reviendrait à laisser une charge aux générations futures. Le message qui ressort de cette BD est qu’il faut bloquer Cigéo pour bloquer la filière nucléaire. Or, ce sont deux objectifs totalement distincts. Indépendamment de la question de continuer la production électrique nucléaire (ou celle d’isotopes médicaux nucléaires, qui génère aussi des déchets), ces déchets existent déjà et il faut les gérer. La filière nucléaire a ainsi besoin d’une filière de gestion de ses déchets, comme toute filière industrielle, si elle souhaite continuer de se développer.

Les seuls aspects techniques présentés ne portent que sur les risques. À l’inverse, les analyses très complètes [2] et [3] concluant que l’impact radiologique à la surface sera largement inférieur à la radioactivité naturelle ne sont pas évoquées.

Autre représentation biaisée, il est très poétiquement expliqué qu’il est impossible de conserver la mémoire sur cent mille ans pour informer les générations futures du stockage, comme s’il s’agissait d’un point important. Pourtant une fois le site fermé, la sûreté du stockage est passive, ce qui signifie qu’il n’y a aucune action à effectuer, ni même aucun besoin de transmettre la mémoire à long terme. Le projet est conçu dans l’objectif que nos descendants puissent vivre normalement au-dessus sans précautions particulières, en parfaite sécurité. Le fait qu’au-delà de quelques siècles la radioactivité des déchets aura été divisée par dix (disparition des produits de fission dont la demi-vie est inférieure à la dizaine d’années), diminuant d’autant leur dangerosité, ou que les radioéléments qui ont les durées de vies les plus longues sont aussi les moins mobiles dans le sol, ne seront pas non plus abordés.

« Les déchets nucléaires ne sont pas un problème technique », concluent à tort les auteurs. Or ces déchets existent déjà, sont un problème, et seules la science et la technique peuvent permettre d’en débarrasser les générations futures. Par ailleurs, nier qu’il s’agisse d’un problème technique, c’est refuser la possibilité d’une solution technique 2.

Il s’agit donc d’un ouvrage militant, intéressant sur l’histoire du projet, à lire comme une plaidoirie contre le projet, mais terriblement insuffisant pour donner un panorama complet du sujet. Pour se faire une idée plus juste sur le plan scientifique et technique, il faudrait entendre la plaidoirie inverse (à rechercher par une visite du site web de l’Andra par exemple), ou mieux, directement s’informer auprès de sources compétentes telles que l’ASN [2] ou l’IRSN [3]. Pour une présentation moins tronquée de la controverse politique, on pourra consulter les débats de l’Assemblée nationale.


1 | Communiqué de l’ANDRA du 24 octobre 2017.
2 | Dossier du maître d’ouvrage pour le débat public sur le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs - Fiche n°7 : Impact à long terme d’une installation de stockage géologique de déchets radioactifs.
3 | IRSN, « Avis de l’IRSN sur le dossier 2005 Argile », rapport DSU n° 106.

1 En rhétorique, le « cherry picking » (ou « cueillette de cerises ») consiste à mettre en avant des faits ou données qui donnent du crédit à son opinion, en passant sous silence tous les cas qui la contredisent.

2 Voir le dossier « La gestion des déchets radioactifs », SPS n° 323, janvier 2018.