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Octobre rose déclenche tous les ans des réactions violentes, pourquoi ?

Publié en ligne le 15 août 2023 - Causes de cancer -

Le cancer du sein est le plus fréquent des cancers chez les femmes avec près de 60 000 cas par an en France, la survie à cinq ans est de 87 %, et l’on observe un peu plus de 12 000 décès annuels. Le risque de décès par cancer du sein augmente beaucoup avec l’âge [1].

Depuis 1985, une campagne annuelle de communication intitulée « Octobre rose » vise à inciter les femmes à procéder à un dépistage du cancer du sein. Le principe du dépistage est de proposer à toutes les femmes de 50 à 74 ans des mammographies tous les deux ans pour déceler les cancers de façon précoce, donc en principe à un stade plus localisé augmentant ainsi les chances de guérison. Mais le dépistage expose aussi à des risques.

Jeune Femme, Amedeo Modigliani (1884-1920)

La population surestime le risque de cancer du sein et l’intérêt du dépistage : des chercheurs ont interrogé dans quatre pays (États-Unis, Royaume-Uni, Italie et Suisse) 4 000 femmes au total [2]. On leur demandait d’estimer, dans une population de 1 000 femmes de 50 ans suivies dix ans, le risque de décès par cancer du sein avec un dépistage tous les deux ans et le risque sans dépistage. Le risque sans dépistage a été estimé plus de 30 fois supérieur à la réalité, et le dépistage a été estimé diviser par deux ce risque (voir infra pour des estimations argumentées nettement plus faibles).

Le dépistage du cancer du sein par mammographie est le sujet d’une controverse qui fait rage.

Pour éclairer le débat, il faut analyser les arguments des uns et des autres et préciser quelques données de base.

Controverses sur le bénéfice du dépistage

Pour évaluer le bénéfice du dépistage, les données les plus fiables proviennent des essais cliniques dits randomisés, dans lesquels des femmes, divisées en deux groupes par tirage au sort, l’un invité au dépistage, l’autre non, ont été suivies pendant plusieurs années. Environ 600 000 femmes au total ont ainsi été incluses dans neuf essais conduits dans divers pays, le plus ancien ayant commencé en 1963 [3] ; les âges à l’inclusion allaient de 39 à 74 ans mais variaient d’un essai à l’autre. On dispose aussi d’études observationnelles, en principe plus discutables, par exemple des enquêtes cas-témoins dans lesquelles on compare les antécédents mammographiques de femmes décédées d’un cancer du sein aux antécédents de femmes témoins [4, 5].

La synthèse des résultats de ces études est le sujet d’un débat qui dure depuis plus de vingt ans. En 2001, deux experts danois, sous l’égide de la collaboration Cochrane 1 [6], concluaient « qu’il n’existe aucune preuve fiable que le dépistage du cancer du sein réduit la mortalité ». Ce travail a entraîné de multiples réactions.

Des synthèses ultérieures estiment que le dépistage réduit le risque de décès par cancer du sein de 20 % si l’on considère uniquement les essais cliniques [7], et de 25 % ou 31 % si l’on considère uniquement les études observationnelles [8]. Une étude plus récente, portant sur les données nationales danoises, a comparé la mortalité par cancer du sein dans une région où toutes les femmes de 50 à 67 ans ont été invitées au dépistage à partir du mois de novembre 1993 à la mortalité par cancer du sein dans d’autres régions où il n’y avait pas de dépistage ; elle estime que le dépistage réduit de 20 % le risque de décès par cancer du sein [9].

La version initiale des deux experts danois dans la collaboration Cochrane a été amendée sous la pression de la partie adverse, et la version actuelle qui date de 2013 [10], admet une réduction du risque de 15 %. Depuis vingt ans, chaque papier qui est perçu comme pro dépistage est immédiatement suivi de lettres de la partie adverse, et réciproquement.

Les risques du dépistage

Le dépistage expose à plusieurs risques. Une mammographie positive peut entraîner des examens complémentaires non invasifs ou invasifs (biopsies) pour finalement conclure qu’il ne s’agit pas d’un cancer. Cette mammographie aura été un faux positif.

C’est une épreuve pénible pour la patiente, de plus une mammographie expose à une dose de radiations ionisantes, qui s’ajoute à l’exposition provenant de l’ensemble des examens radiologiques. Pour l’Institut du cancer [11], « le risque de décès par cancer radio-induit est de l’ordre de 1 à 10 pour 100 000 femmes ayant réalisé une mammographie tous les 2 ans pendant 10 ans. Les mammographies représentent en France moins de 2 % de l’exposition totale de la population aux rayonnements ionisants. » L’institut ajoute que « le nombre de décès évités avec le dépistage est largement supérieur au risque de décès par cancer radio-induit » et précise que, « à titre indicatif, si une femme suit strictement la recommandation de participation au programme de dépistage organisé de 50 à 74 ans, […] son exposition aux rayonnements ionisants représentera alors au total le quart de celle provoquée par un scanner abdominopelvien, acte très courant ».

Par ailleurs, on peut détecter un cancer qui ne serait jamais devenu symptomatique du vivant de la personne, on parle alors de surdiagnostic. Trouver et traiter un cancer qui serait resté latent du vivant de la personne est ainsi une conséquence délétère du dépistage du cancer du sein. A priori, il peut sembler évident qu’il vaut mieux détecter un cancer précocement parce qu’il sera plus facile à traiter. Mais l’existence du surdiagnostic, bien démontré pour les cancers de la prostate, de la thyroïde et du neuroblastome de l’enfant [12], entame cette certitude. Le surdiagnostic expose une femme à un traitement. Or, un cancer du sein, même s’il est limité à l’intérieur des canaux galactophores, peut être diffus, nécessitant une mastectomie, une reconstruction et souvent une symétrisation, l’ensemble du traitement pouvant s’étaler sur un an. Par ailleurs, même si on décide de ne pas faire de traitement, repartir avec un diagnostic de cancer est source d’angoisse.

Le risque de surdiagnostic est un élément majeur de la controverse parce que son existence est difficile à démontrer ; en effet, la démonstration ne peut pas être directe car on ne sait pas identifier ceux des cancers du sein trouvés par le dépistage qui seraient restés latents. Le risque est aussi très difficile à estimer parce qu’il faut une population contrôle comparable de taille similaire pour comparer les nombres cumulés de cancer du sein. Si les cancers du sein dans le groupe contrôle sont diagnostiqués plus tard, mais sont en nombre égal au nombre de ceux du groupe dépisté, alors il n’y a pas de surdiagnostic ; il faut donc suivre assez longtemps les deux populations (dépistées et non dépistées) pour évaluer ce mécanisme compensatoire.

Controverse sur l’estimation du surdiagnostic

Les estimations publiées du surdiagnostic associé au dépistage du cancer du sein par mammographie sont nombreuses. Elles varient entre 0 % et 54 % [8].

De nombreuses causes ont été identifiées pour expliquer les variations entre ces estimations, les plus importantes étant la nature des données utilisées (données sur chaque femme étudiée ou statistique sur des populations) et la durée du suivi. Les estimations les plus élevées sont le résultat d’estimations approximatives reposant sur des données statistiques obtenues dans des populations de différentes classes d’âge, supposées dépistées ou non, sans qu’on puisse tenir compte de la participation individuelle au dépistage, et avec un suivi post-dépistage trop court pour observer la compensation. Plusieurs publications ont expliqué les erreurs aboutissant aux estimations trop élevées [13, 14]

Sans titre, António Carneiro (1872-1930)

En 2012, un groupe d’experts réuni sur la demande du gouvernement britannique [7] avait estimé que le surdiagnostic représentait 11 % des cancers trouvés dans le groupe invité au dépistage après un suivi assez long, et un groupe européen [8] avait conclu que les estimations les plus plausibles du surdiagnostic se situaient entre 1 % et 10 % des cancers attendus en l’absence de dépistage. Une enquête cas-témoin récente [15] étudiant les données nationales anglaises estime que le surdiagnostic représente 4 % (1 % à 17 %) des cancers trouvés par le dépistage. Et une étude aux États-Unis [16] estime que dans la population des femmes de 50 à 74 ans dépistées tous les deux ans, 15 % des cancers trouvés par le dépistage sont des surdiagnostics.

Désaccord sur la balance bénéfice-risque

Une façon synthétique souvent retenue pour résumer la balance bénéfice-risque est d’indiquer le nombre de surdiagnostics pour un décès évité. Les désaccords sont alors flagrants, de 10 cas de surdiagnostic pour un décès évité d’après le groupe Cochrane nordique [10], à 0,5 cas de surdiagnostic pour un décès évité d’après le groupe d’experts européen [8]. De toute façon, cette balance bénéfice-risque dépend de l’âge au premier dépistage, de la fréquence des dépistages et de la durée du suivi ; une étude danoise estime un cas de surdiagnostic pour deux à trois décès évités avec des invitations au dépistage entre 50 ans et 69 ans et un suivi jusqu’à 79 ans [17]. Les experts de Cancer Research UK [18] ont pris parti en écrivant : « Avec le dépistage, au bout de 20 ans, sur 1 000 femmes dépistées régulièrement, 75 auront un cancer du sein diagnostiqué et traité, 16 en mourront et 59 seront traitées et survivront. Sans le dépistage, au bout de 20 ans, sur 1 000 femmes sans dépistage, 58 auront un cancer du sein diagnostiqué et traité, 21 en mourront et 37 seront traitées et survivront. Donc pour 1 000 femmes dépistées, on a cinq décès en moins et 17 femmes traitées pour un cancer qui n’aurait jamais causé le moindre problème. »

Conclusion

Cette synthèse n’a pas pu aborder tous les éléments des discussions qui ont rempli des milliers d’articles scientifiques, mais également les médias. N’ont pas été abordées, par exemple, les discussions sur la qualité des études retenues, ou encore sur les biais méthodologiques possibles dans l’évaluation des surdiagnostics. La méconnaissance de toutes ces difficultés techniques peut parfois conduire à des discussions caricaturales.

Octobre, James Tissot (1836-1902)

Le risque de cancer du sein et l’efficacité du dépistage sont très surestimés. Les informations disponibles sur l’efficacité du dépistage ne sont pas clairement communiquées et les estimations du risque de surdiagnostic reposent soit sur des analyses trop complexes pour être comprises par la plupart des lecteurs, soit sur des analyses trop simplistes pour arriver à un résultat correct.

Ainsi, par exemple, la plaquette d’information diffusée par l’Institut national du cancer (l’agence d’expertise sanitaire et scientifique en cancérologie de l’État) ne met-elle en avant qu’un avantage qualitatif du dépistage (« plus les cancers du sein sont détectés tôt et plus les chances de guérison sont importantes ») et un chiffre difficile à interpréter : « La détection précoce permet à 99 femmes sur 100 d’être en vie 5 ans après le diagnostic. »

Le dépistage du cancer du sein est l’objet d’une couverture médiatique beaucoup plus importante que les dépistages du cancer du col de l’utérus et du cancer colorectal, alors que ces deux dépistages sont beaucoup plus efficaces, car en partie préventifs. En trouvant et en traitant les dysplasies du col utérin, et en vaccinant la population préadolescente contre les papillomavirus, on peut éradiquer le cancer du col de l’utérus. En trouvant et en traitant les gros polypes qui saignent dans le côlon, on peut prévenir une large proportion des cancers colorectaux.

Le dépistage du cancer du sein ne prévient pas l’apparition de ce cancer. Tout ce que peut faire une mammographie c’est détecter un cancer plus précocement. Pour prévenir le cancer du sein, il faut réduire sa consommation de boisson alcoolisée autant que possible (et le vin est un alcool !) car le risque augmente de 7 % par verre quotidien, éviter le surpoids et l’obésité, et n’avoir recours au traitement hormonal de la ménopause, pour une durée aussi courte que possible, que si les symptômes sont très gênants, pour ne citer que les causes les plus importantes en France à l’heure actuelle [19].

Participer au programme national de dépistage du cancer du sein en continuant à fumer, à boire plus de dix verres de boisson alcoolisée par semaine ou en étant en surpoids ou obèse, c’est avoir une stratégie inadaptée de prévention des cancers. Ne pas réaliser de dépistage du cancer du sein en préférant éviter le tabac, l’alcool, le surpoids et l’obésité, en ayant une alimentation équilibrée, et en étant vaccinée contre les papillomavirus et l’hépatite B n’a vraiment rien de déraisonnable.

Références


1 | Defossez et al., « Estimations nationales de l’incidence et de la mortalité par cancer en France métropolitaine entre 1990 et 2018 : volume 1, tumeurs solides », rapport, Santé publique France, juillet 2019. Sur santepubliquefrance.fr
2 | Biller-Andorno N, Jüni P, “Abolishing mammography screening programs ? A view from the Swiss Medical Board”, N Engl J Med, 2014, 370 :1965-7.
3 | Jacklyn G et al.,“ A meta-analysis of breast cancer mortality benefit and overdiagnosis adjusted for adherence : improving information on the effects of attending screening mammography”, Br J Cancer, 2016, 114 :1269-76.
4 | Palli D et al.,“A case-control study of the efficacy of a non-randomized breast cancer screening program in Florence (Italy)”, Int J Cancer, 1986, 38 :501-4.
5 | Otto SJ et al., “Mammography screening and risk of breast cancer death : a population-based case-control study” ,Cancer Epidemiol Biomarkers Prev, 2012, 21 :66-73.
6 | Olsen O, Gøtzsche PC, “Cochrane review on screening for breast cancer with mammography”, Lancet, 2001, 358 :1340-2.
7 | Independent UK Panel on Breast Cancer Screening, “The benefits and harms of breast cancer screening : an independent review”, Lancet, 2012, 380 :1778-86.
8 | Euroscreen Working Group, J Med Screen, 2012, 19 (suppl 1) :1-82 (special supplement).
9 | Lynge E et al., “Breast cancer mortality and overdiagnosis after implementation of population-based screening in Denmark”, Breast Cancer Res Treat, 2020, 184 :891-9.
10 | Gøtzsche PC, Jørgensen KJ, “Screening for breast cancer with mammography”, Cochrane Database Syst Rev, 2013, 6 :CD001877.
11 | Institut national du cancer, « Dépistage des cancers du sein : bénéfices et limites », 30 septembre 2022. Sur sante.fr
12 | Dunn BK et al., “Cancer overdiagnosis : a challenge in the era of screening”, J Natl Cancer Cent, 2022, 2 :235-42.
13 | Njor SH et al., “As you like it : how the same data can support manifold views of overdiagnosis in breast cancer screening”, Int J Cancer, 2018, 143 :1287-94.
14 | Chaltiel D, Hill C, “Estimations of overdiagnosis in breast cancer screening vary between 0 % and over 50 % : why ?”, BMJ Open, 2021, 11 :e046353.
15 | Moher D, Little J, “Breast cancer screening : Part A : an evidence report to inform an update of the Canadian task force on preventive health care 2011 Guideline”, octobre 2017.
16 | Ryser MD et al.,“Estimation of breast cancer overdiagnosis in a U.S. breast screening cohort”, Ann Intern Med, 2022, 175 :471-8.
17 | Nelson HD et al., “Effectiveness of breast cancer screening : systematic review and meta-analysis to update the 2009 U.S. preventive services task force recommendation”, Ann Intern Med, 2016,164 :244-55.
18 | Cancer Research UK, “Breast screening”, 3 septembre 2020. Sur cancerresearchuk.org
19 | Soerjomataram I et al., “Cancers related to lifestyle and environmental factors in France in 2015”, Eur J Cancer, 2018, 105 :103-13.

1 La collaboration Cochrane est une organisation qui fédère un réseau de scientifiques se fixant pour mission de tenir à jour des synthèses de la littérature scientifique dans le domaine médical.

Publié dans le n° 344 de la revue


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L' auteur

Catherine Hill

Catherine Hill est épidémiologiste et biostatisticienne, spécialiste de l’étude de la fréquence et des causes du (…)

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