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Mieux connaître les savants des pays d’islam : Al-Biruni, le « Maître » de l’an mille

Publié en ligne le 25 août 2023 - Histoire des sciences -

Pour aimer les peuples, apprenez donc leur langue et respectez leurs mœurs, leurs coutumes, leur pensée et leur religion.

L’auteur de ces lignes est Al-Biruni, un savant exceptionnel de l’an mille, né en 973 à Kath, capitale du Kwarizm, une région qui fait aujourd’hui partie de l’Ouzbékistan. Ses contemporains l’appelaient « Le Maître », en arabe « al-Ostadh ». Al-Biruni a mené des recherches dans la plupart des domaines de la science, à l’exception de l’alchimie, et publié d’importants travaux dont, notamment, le grand ouvrage d’astronomie Al-Qanun al-Masudi, la Chronologie des anciens peuples, Le Recueil des pierres précieuses (minéralogie), Détermination des limites des lieux (géodésie 1), Les Drogues médicinales (pharmacopée) et une étude sur l’Inde, Le Livre de l’Inde. C’est donc une œuvre considérable abordant des domaines très divers, et pourtant peu connue par rapport à celle d’autres savants de pays d’islam tels que ses contemporains Ibn Sina dit Avicenne et Ibn Al-Haytham dit Alhazen, célèbres pour leurs traités traduits en latin au XIIe siècle, le Canon de la médecine et le Traité d’optique.

Al-Biruni fut en avance sur son temps, en particulier dans son Livre sur l’Inde où il met en œuvre une approche scientifique et une démarche d’universaliste. C’est un éclairage sur ce travail novateur qui est réalisé ici. Un autre aspect de sa vie est également présenté : celui de l’astronome maîtrisant les techniques de mesure et la trigonométrie pour déterminer le rayon de la Terre.

Sphéricité de la Terre et détermination de son rayon

Comme la plupart des savants de l’Antiquité, Al-Biruni était convaincu de la sphéricité de la Terre. Il avait présenté ses arguments dans son ouvrage Al-Qanun al-Masudi. Voici ce qu’il écrit à propos de l’ombre de la Terre projetée sur la Lune : « Si l’on observe l’ombre de la Terre projetée sur la Lune, on s’aperçoit que ses bords sont arrondis, particulièrement lors d’une éclipse totale, on peut alors voir presque toute la circonférence terrestre projetant son ombre ainsi que sa sphéricité. On peut donc conclure que l’intersection de la portion de la Terre éclairée par le Soleil et de la portion projetant son ombre forme un cercle. De telles intersections sont nombreuses, correspondant terme à terme aux observations et relatives aux différentes parties de la Terre, car toutes sans exception ont en commun la projection d’une ombre arrondie sur la Lune. Il ne peut donc y avoir de doute quant à la forme de la Terre : elle est ronde de tous les côtés » (citation dans [1]).

Abu Rahyan Al-Biruni, détail d’un timbre-poste russe de 1973 dessiné par Valery Pimenov et gravé par Lydia Mayorova.

Al-Biruni s’est intéressé à la détermination du rayon de la Terre dans une perspective historique allant des astronomes grecs et indiens aux astronomes du calife abbasside Al-Ma’mun. Il a rendu compte de ces travaux sur le sujet de manière détaillée dans ses ouvrages d’astronomie, AlQanun al-Masudi et de géodésie, Tahdid Nihayat al-amakin. Autour des années 1020, il décida de déterminer le rayon de la Terre [2]. Il était à cette époque dans la région du fort de Nandana, région vallonnée du nord-ouest de l’Inde, au sud d’Islamabad. Il choisit d’utiliser une méthode basée sur quelques éléments de géométrie et de trigonométrie, comportant une mesure de distance et trois mesures d’angle. Il faisait remarquer l’intérêt de sa démarche qui ne nécessitait pas de mesurer de très grandes distances, traversant d’importants déserts, contrairement à la procédure de l’astronome grec Ératosthène (IIIe siècle avant notre ère) fondée sur la comparaison des ombres d’un gnomon lors du solstice d’été dans les cités de Syène et d’Alexandrie distantes de plus de mille kilomètres. La méthode de Al-Biruni était nouvelle. Elle nécessite le choix d’un lieu où se trouve une colline répondant à deux conditions. La première condition est liée à la mesure de la hauteur du sommet de la colline.

Détermination du rayon de la Terre par Al-Biruni


Le principe du calcul est le suivant [1].

La hauteur h de la colline est déterminée à partir de la mesure des deux angles θ1 et θ2 et de la distance d séparant les deux points de mesure P et Q.

Ensuite, le calcul du rayon de la Terre (et donc de sa circonférence) se fonde sur la détermination de l’angle α entre la ligne horizontale et l’horizon réel depuis le sommet de la colline.
Al-Biruni obtient une mesure de 6 339 km pour le rayon de la Terre, soit une valeur très proche de celles actuellement retenues (environ 6 378 km à l’équateur et 6 356 km au pôle – la Terre étant légèrement aplatie).

Cette figure exposant également la méthode de mesure et de calcul de Al-Biruni est issue d’une présentation faite dans le cadre d’activités scientifiques proposées par les enseignants des écoles scientifiques Zoya. Actuellement au nombre de sept, ces écoles, présentes dans les zones rurales reculées du sud du Pendjab pakistanais, offrent un enseignement gratuit à plus de 2 600 enfants.

Elles font la promotion des sciences et des mathématiques à l’aide de vidéos, de posters, de brochures, de poèmes et de chansons [2].

Références
1 | Gomez AG, “Biruni’s Measurement of the Earth”, septembre 2010. Sur scholar.google.com
2 | Le site de Zoya Science School, zoyaschool.edu.pk

Cette dernière, tout en étant accessible, doit présenter une face verticale abrupte. La deuxième condition est liée à la mesure de l’angle d’inclinaison de l’horizon. La colline doit surplomber une vaste plaine plate, s’étendant à perte de vue, de sorte qu’il soit possible de mesurer aisément à partir de son sommet l’angle d’inclinaison de l’horizon.

Al-Biruni choisit un sommet voisin du fort de Nandana, correspondant à ces deux exigences. Il procéda en deux étapes. La première est la mesure de la hauteur de la colline. Il commence par mesurer l’angle sous lequel il voit le sommet d’une position donnée. Puis il se déplace dans la direction du sommet d’une certaine distance et mesure alors l’angle sous lequel il voit le sommet à partir de cette deuxième position. La mesure des deux angles et de la distance parcourue entre les deux positions conduit à la détermination de la hauteur h du sommet (voir encadré). La deuxième étape consiste à se positionner au sommet en question et à mesurer à partir de ce sommet l’inclinaison de l’horizon visible. Une relation simple relie le rayon de la terre, la hauteur de la colline et l’angle mesurant l’inclinaison de l’horizon. Cette dernière mesure nécessite une bonne précision. Le résultat obtenu est remarquable. Il obtint une valeur du rayon de la terre en coudée 2 égale à 12 851 369, soit environ 6 339 km, à comparer à la valeur réelle du rayon à la latitude de Nandana, 6 353,4 km. Cependant, il faut modérer l’extrême précision du résultat calculé à partir des mesures effectuées car la conversion en kilomètres suppose une définition précise de la coudée, unité de mesure alors utilisée. Ce que l’on peut retenir de cette expérience, c’est l’admirable élégance de la méthode et son ingéniosité.

Une étude comparative des civilisations

Pendant les longues années où Al-Biruni a séjourné en Inde, il a poursuivi son travail d’astronome et de mathématicien mais il s’est aussi intéressé à la culture de l’Inde. Sa connaissance du sanskrit lui a permis de collecter des informations précieuses mises à profit dans son important traité sur l’Inde, qu’il intitule Le Livre de l’Inde. Étude des idées de l’Inde, qu’elles soient conformes à la raison ou rejetées par celle-ci.

C’est un travail novateur. En effet, il se distingue des écrits antérieurs des géographes qui décrivaient cette région orientale comme un univers merveilleux et bien étrange par rapport au reste du monde. Al-Biruni a une autre approche. Il ne propose pas un récit sur cette partie du monde mais une analyse comparative des civilisations, de leur culture, de leur religion, avec toute l’impartialité nécessaire pour une étude approfondie : « Ceci n’est pas un livre de controverse et de débat, qui présente les arguments d’un adversaire pour distinguer en eux le vrai du faux. C’est un compte rendu direct qui donne les opinions des Hindous et ajoute ce que les Grecs ont dit sur des sujets semblables, afin de procéder à une comparaison » [3].

Transmettre les propos des Indiens comme ils les ont exprimés n’est pas une tâche aisée. Al-Biruni souligne en premier lieu les différences considérables entre les Musulmans et les Hindous, puis il identifie quatre obstacles à surmonter, la langue, la religion, les coutumes et la terminologie. À propos de la langue, il rend compte de son expérience lorsqu’il avait appris le sanskrit afin de connaître la culture des Indiens et qu’il avait rencontré des difficultés pour se faire comprendre. Parmi ces dernières, l’existence de deux catégories de langue, la langue vernaculaire, communément utilisée, et la langue classique utilisée par les classes éduquées, difficile du fait de sa syntaxe complexe, mais d’un grand intérêt pour connaître l’histoire de l’Inde et les traditions des Indiens.

Illustration des différentes phases de la Lune, tirée du manuscrit du Kitab al-Tafhim, Al-Biruni (973-1048)

Savant humaniste, Al-Biruni analyse la spécificité de leurs religions, bien différentes de l’islam, et tente de les faire découvrir sans aucun esprit polémique, mais au contraire dans le respect de traditions religieuses autres. Savant universel, il adopte « une méthode fondée sur deux principes fondamentaux, le comparatisme et la recherche d’une vérité universelle » [4]. Plutôt que de confronter les faits relatifs à la civilisation des Indiens à ceux concernant la civilisation islamique, il introduit le point de vue comparatiste en revisitant les différentes traditions philosophiques. Il montre sa grande connaissance de la tradition philosophique grecque, notamment l’approche de Socrate dont il rappelle l’opposition au culte des idoles et le refus de renier la Vérité qui lui valut sa condamnation à mort [5]. Il fait également des incursions dans les traditions zoroastrienne, manichéenne, juive, chrétienne et soufie. Al-Biruni exploite les éléments de cette analyse pour définir des constantes propres à l’ensemble des civilisations sur le plan philosophique, religieux, culturel. Ces constantes montrent que les comportements qui lui semblent familiers ne sont pas spécifiques à sa culture islamique, mais qu’ils sont révélateurs de l’esprit humain au sens universel. Elles se réfèrent par exemple à la dualité corps/âme, à la croyance en un paradis et un enfer, quelles que soient leurs formes, à l’interpénétration entre État et religion, à la nécessité d’un ordre social [4].

Le travail de Al-Biruni gagne à être mieux connu aujourd’hui dans le cadre de l’histoire des sciences pour son apport à l’étude des civilisations et à son attitude de rester loin des préjugés et respectueux de l’autre. Il plaidait pour l’ouverture et dénonçait ceux qui étaient contre la science, c’est-à-dire les extrémistes, pour qui la science déroute le peuple du droit chemin et qui préfèrent le laisser dans un état d’ignorance en détruisant la science et les scientifiques [6]. Un propos qui reste d’une grande actualité.

Références


1 | « Al-Biruni : autour de l’an mil, en Asie centrale, un esprit universel, botaniste, astronome, mathématicien, physicien, minéralogiste, géographe, historien, philosophe, poète, humaniste », Courrier de l’Unesco, juin 1974. Sur unesdoc.unesco.org
2 | Baloch NA, “Beruni and his experiment at Nandana”, International Conference on Science in Islamic Polity, Islamabad, 1983, November 19-24, 673-729. Sur erdem.gov.tr ; voir aussi Syed Hasan Barani, “Muslim researches in geodesy”, Al-Biruni commemoration volume, Iran society, Calcutta, 1951, 1-52.
3 | Hourani A, Histoire des peuples arabes, Éditions du Seuil, 1993, 84.
4 | Sanagustin F, « Abu Rayhan al-Biruni : un rationaliste à l’épreuve de l’altérité », Bulletin d’études orientales, 2003, 55 :249-63.
5 | Bırını Muhammad ibn Ahmad, Alberuni’s India, Trübner & Co, 1910, 25.
6 | Levi SC, Sela R (eds), “al-Biruni : on the importance of the sciences”, in Islamic Central Asia : an anthology of historical sources, Indiana University Press, 2010, 39-44.

1 Science qui étudie les dimensions et la forme de la Terre.

2 Une coudée, cubitus en latin, vaut 0,49 mètres.