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La naissance du savoir

Publié en ligne le 11 juillet 2023
La naissance du savoir
Dans la tête des grands scientifiques
Nicolas Martin
Les Arènes, 2023, 400 pages, 24,90 €

Commençons par dire ce que n’est pas ce livre, comme l’avertit humblement l’auteur dans la préface. Ce n’est un essai ni d’épistémologie, ni de sociologie des sciences comme le titre pourrait le laisser entendre. C’est un recueil d’interviews menées par Nicolas Martin, journaliste scientifique reconnu, longtemps animateur et producteur de l’émission « La Méthode Scientifique » sur France Culture et lauréat du prix du journaliste scientifique 2021 décerné par l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information, pour sa couverture de la crise sanitaire liée à la Covid-19.

Il nous propose d’explorer dix-sept chemins empruntés par des femmes et des hommes 1 qui contribuent à l’élaboration des savoirs scientifiques. Dix-sept visions réflexives de la pratique de la recherche scientifique dans différentes disciplines, autant de fenêtres ouvertes sur le fonctionnement de la communauté scientifique.

L’idée principale est d’essayer de comprendre ce qu’il se passe dans la tête de ces grands esprits, de ces pionniers et pionnières qui explorent le domaine de l’inconnu et qui sont les premiers « humains ayant jamais existé sur Terre à avoir saisi un morceau de connaissance », comme le formule le paléontologue Jean-Jacques Hublin.

On pourrait dégager trois axes majeurs dans chacun de ces entretiens.

Tout d’abord, comment ces personnalités sont-elles venues à la recherche ? Quelle est la part de l’environnement familial, de l’influence des professeurs et autres mentors ? En quoi leurs traits de caractères ont-ils pu les mener vers ce métier ? Et en quoi leurs travaux de recherche modifient-ils en retour leur personnalité ?

Le deuxième axe concerne la méthode de travail, comment ces scientifiques mènent-ils leur recherche ? Si leurs témoignages illustrent bien l’absence d’une démarche scientifique stéréotypée qui serait mise en œuvre comme une recette de cuisine, il est possible de dégager quelques invariants. Notamment les deux phases fondamentales de l’établissement d’une nouvelle connaissance. Une phase précoce où l’idée jaillit de leur créativité, de leur imagination, de leur intuition… Ce jaillissement fait suite à un long processus d’incubation, fruit de leur réflexion obsessionnelle face à une problématique, une anomalie à surmonter. Cette idée novatrice doit alors obligatoirement être soumise à une phase de mise à l’épreuve rigoureuse par le travail de laboratoire qui repose sur des critères de rationalité très contraignants et la recherche méthodique de preuves.

L’ouvrage a le mérite de déconstruire une certaine vision manichéenne qui oppose faussement intuition et raison en science, les deux étant indispensables dans le processus d’élaboration d’une nouvelle connaissance. On peut cependant apporter un bémol à l’enfermement de l’auteur dans une vision binaire du raisonnement des chercheurs entre l’induction et la déduction, négligeant l’abduction 2 qui serait pourtant le principal mode de création d’idée, selon le philosophe des sciences Karl Popper.

Enfin, le troisième axe explore la relation sociale au sein de la communauté scientifique, les parts de collaboration, de compétition, les éventuelles problématiques de genres ou de génération. Mais aussi les obstacles d’ordre administratif, institutionnel.

Ce qui frappe dans ces autoportraits de chercheurs, c’est leur grande humilité. Ces témoignages nous dévoilent, de manière touchante, leurs questionnements, leurs doutes, mais aussi leurs défauts humains (troubles de mémoire sélective, obsession de recherche qui impacte la vie familiale, doute envahissant…). Ce qui permet peut-être de réduire le fossé qu’il pourrait y avoir entre le monde des chercheurs et le reste de la société.

La lecture de ces échanges est très agréable, elle est accessible à tout public à partir de l’adolescence, même sans formation scientifique. L’ouvrage se lit comme un recueil de nouvelles où chacune concerne un parcours, une petite histoire dans la grande histoire de l’évolution de la connaissance. Il ravira toutes les personnes qui s’interrogent sur le monde de la recherche et, finalement, apporte des éléments de compréhension d’épistémologie et de philosophie des sciences.

1 Du prix Nobel de physique 2022 Alain Aspect à la linguiste Hélène Lœvenbruck, médaillée de bronze 2006 du CNRS, en passant par le mathématicien Étienne Ghys, directeur de recherche émérite au CNRS ; mais aussi Évelyne Heyer, spécialisée en anthropologie génétique (génétique des populations), médaille de bronze du CNRS en 1999… Et bien d’autres chercheurs et chercheuses ayant marqué la recherche française et mondiale par leurs travaux.

2 Dans le processus d’élaboration des connaissances, il existe trois modes de raisonnement. L’induction consiste, à partir de l’observation de nombreux cas particuliers, à généraliser et proposer des nouvelles idées (futures lois ou théories). L’abduction part d’observations inexpliquées ; il s’agit d’utiliser les connaissances en notre possession afin de proposer la meilleure explication plausible. Induction et abduction permettent donc de formuler des nouvelles idées qui doivent être soumises à l’épreuve de la déduction. Enfin, dans la déduction, les idées doivent permettre de formuler des prédictions, explications qui seront confrontées au réel (observation, résultats expérimentaux) pour être réfutées ou corroborées.