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Sexe et genre vus par un primatologue

Publié en ligne le 18 mars 2024 - Masculin et féminin -

Le texte qui suit est un extrait du livre Différents : Le genre vu par un primatologue (Les Liens qui Libèrent, 2022). Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur. Nous proposons ce texte à nos lecteurs car il apporte le point de vue intéressant d’un primatologue qui a consacré sa carrière à l’observation des grands singes. Les extraits choisis sont de la responsabilité de la rédaction de Science et pseudo-sciences.

Le meilleur moyen de se guérir de l’illusion selon laquelle nous pouvons maîtriser ce que deviennent nos enfants, c’est d’en avoir un deuxième. L’aîné tend à apparaître aux parents comme une pâte à modeler qu’ils peuvent pétrir et façonner selon leurs désirs. Avec le deuxième, même s’ils l’élèvent de manière identique, le résultat est différent […]. Cette prise de conscience est encore plus marquée quand c’est une fille qui arrive après un fils ou vice versa. Dans ce cas, ce n’est plus seulement une question de tempérament, mais de genre. Rares sont les parents qui, ayant fait cette expérience, continuent de glorifier l’acquis par rapport à l’inné.

Pourtant, dans la sphère universitaire, les discours mettent toujours en avant l’acquis 1. Je ne comprends vraiment pas pourquoi. J’ai essayé ici de montrer les failles de ce raisonnement en décrivant le comportement des mâles et des femelles chez nos proches parents. Certes, la conclusion à laquelle je parviens est loin d’être claire comme de l’eau de roche, mais elle est nettement plus nuancée que le cliché du mâle dominant qui nous a été imposé quand nos connaissances étaient encore limitées. Il existe suffisamment de parallèles entre nos différences genrées et les différences sexuées des primates pour faire apparaître avec évidence que nous n’avons pas échappé aux forces de l’évolution.

Frère et sœur bretons, William Bouguereau (1825-1905)

Encore n’ai-je même pas abordé le rôle des hormones et du cerveau, qui aurait ajouté toute une dimension biologique supplémentaire. J’hésite à le faire, parce que je ne suis pas un spécialiste de ces paramètres, mais j’ai toujours été entouré de collègues qui le sont. Je connais bien leurs travaux, qui m’ont convaincu que rien n’est simple. Même l’idée banale selon laquelle la testostérone serait le moteur de la violence est un piège. La testostérone est une hormone que nous considérons comme l’essence de la virilité, au point de dire d’un type arrogant qu’il « déborde de testostérone ». Or c’est un tort, car il n’y aucune raison de rejeter toute la responsabilité sur ses hormones prétendument déchaînées. D’abord, je rappelle que les femmes aussi produisent de la testostérone, bien qu’à de plus faibles niveaux. Ensuite, s’il est vrai qu’un comportement agressif suppose la présence de testostérone (si bien que la castration permet de l’atténuer), le rapport entre agressivité et testostérone est plus compliqué qu’il n’y paraît. Si vous réunissez des singes mâles en captivité, leur taux de testostérone ne permet pas de prédire lequel sera le plus agressif. Au contraire, c’est le niveau d’agressivité déployé par chaque individu qui annonce le niveau hormonal constaté par la suite. Hormones et comportement s’influencent mutuellement [1, 2].

On se heurte au même problème avec le cerveau. Le cerveau des hommes et celui des femmes sont-ils distincts dès la naissance ou se différencient-ils à cause de pressions sociétales divergentes ? Dans The Gendered Brain (« Le Cerveau genré »), la neuroscientifique britannique Gina Rippon défend la seconde interprétation et attribue les différences à l’expérience. Au départ, dit-elle, notre cerveau n’est pas plus genré que le foie ou le cœur [3]. Le problème est que le foie comme le cœur sont genrés et que, selon d’autres neuroscientifiques, le cerveau devient masculin ou féminin sous l’influence des hormones dans l’utérus […].

Ce débat est aussi complexe qu’enflammé, notamment à cause des accusations de « neurosexisme » qui fusent de tout côté. Le seul élément sur lequel les deux parties s’accordent, c’est que les cerveaux féminins et masculins ont plus de points communs que de différences.

Étant donné que leur cerveau se développe indépendamment de l’environnement culturel humain, les animaux jouent un rôle essentiel dans cette discussion. Si leur cerveau varie selon le sexe – ce qui est un fait –, pourquoi faudrait-il que le nôtre soit neutre ? Une étude récente sur les singes capucins a révélé une différence remarquable entre les cerveaux mâles et femelles, notamment dans les zones corticales associées à des fonctions complexes. Ces zones sont plus élaborées chez les femelles que chez les mâles. Mais, là encore, on ne peut exclure la possibilité de modifications liées à l’expérience, les capucins mâles et femelles menant des existences très différentes [4, 5].

[…] En dehors de la sphère scientifique, et parfois même à l’intérieur, il est courant d’entendre dire que, si notre corps est un produit de l’évolution, notre esprit, en revanche, n’appartient qu’à nous. Nous ne serions pas soumis aux mêmes lois de la nature que les animaux. Nous ressentirions et penserions ce que nous ressentons et pensons parce que nous l’aurions librement choisi […]. Comme si l’évolution s’était brusquement interrompue au niveau du cou de l’être humain (et seulement du sien), épargnant notre noble tête.

Quelle vanité ! Nous avons beau être doués du langage et de quelques autres avantages intellectuels, nous sommes de parfaits primates du point de vue socio-émotionnel. Nous avons un gros cerveau de singe et la psychologie qui va avec, y compris l’art de naviguer dans un monde (principalement) divisé en deux sexes. Le fait de les appeler des « genres » n’y change pas grand-chose. Si subtile que soit notre rhétorique, elle ne dissociera jamais complètement la catégorie culturelle du « genre » de la catégorie biologique du « sexe », avec les corps, les organes génitaux, les cerveaux et les hormones qui la composent […]. Les fondements de la biologie humaine finissent toujours par transparaître.

Néanmoins, le fait que nous soyons naturellement genrés ne retire pas son intérêt à la notion de genre. Dans la mesure où le genre met en avant les couches de vernis culturel, les rôles que nous avons assimilés et tout ce que la société impose à chaque sexe, il constitue un élément essentiel du débat. La coexistence du genre et du sexe prouve que tout ce que nous faisons est influencé et par la biologie, et par l’environnement. On ne peut évoquer les différences entre hommes et femmes sans tenir compte de cette double influence. C’est pourquoi il est intéressant d’analyser ces différences dans le cadre triangulaire qui est le mien : humains, chimpanzés et bonobos. La comparaison avec ces primates permet de ne pas oublier le rôle de l’évolution.

La Leçon d’anthropologie, Gabriel von Max (1840-1915)

Le tableau qui se dessine est pourtant loin d’être simple. Le problème, si l’on peut dire, consiste dans les importantes dissemblances entre ces trois hominidés. Nos deux plus proches parents ont des personnalités tout à fait différentes. Les chimpanzés sont beaucoup plus belliqueux que les bonobos, et les dynamiques intersexes des uns et des autres divergent radicalement. Cela exclut un scénario d’évolution simple, si séduisant soit-il pour certains chercheurs, qui tentent d’écarter les bonobos comme s’ils étaient les moutons noirs de la famille […]. C’est que les bonobos contredisent tous les récits de l’évolution fondés sur des activités mâles comme la chasse et la guerre. Les chimpanzés y correspondent davantage. Mais les connaissances actuelles en matière de génétique et d’anatomie ne justifient pas que l’on choisisse les chimpanzés plutôt que les bonobos comme modèles de notre ancêtre commun.

La mosaïque des différences entre ces trois hominidés ne saurait occulter quelques traits universels. Les mâles sont plus préoccupés par leur rang social ; les femelles sont plus tournées vers les êtres jeunes et vulnérables. Les mâles sont physiquement (sinon toujours socialement) dominants, plus enclins à la confrontation ouverte et à la violence ; les femelles sont plus nourricières et se consacrent à leur progéniture. Ces tendances se manifestent très tôt dans la vie : il suffit de voir le niveau d’énergie et les bagarres qui caractérisent les garçons, et le goût des filles pour les poupées, les nourrissons et le baby-sitting. Il s’agit d’une différence sexuée archétypique que l’on trouve chez la plupart des mammifères, des rats aux chiens en passant par les éléphants et les baleines. Son évolution tient au fait que la fréquence de transmission des gènes d’une génération à l’autre est influencée par le sexe 2.

Mais même cette différence sexuée prononcée n’est pas absolue. Elle suit la distribution bimodale habituelle, avec des zones de chevauchement et des exceptions. Au sein de chaque espèce, les mâles et les femelles ne sont pas tous identiques. De plus, les différences que nous observons sont descriptives, pas prescriptives. Nous ne disons pas que les mâles doivent agir de telle ou telle façon et les femelles de telle ou telle autre, mais que chaque sexe suit un programme distinct qui l’amène à se comporter différemment de l’autre sexe.

D’autres différences suggérées entre les genres se sont révélées difficiles à confirmer. Je rappelle que je compare ici les trois hominidés. Lorsque j’utilise les termes « mâle » et « femelle » ci-dessous, cela inclut évidemment les hommes et les femmes de notre espèce. On dit souvent que les mâles sont plus hiérarchiques et font de meilleurs chefs, tandis que les femelles seraient plus pacifiques ; ou encore que les femelles sont plus sociables et moins volages. Dans tous ces domaines, aucune de mes observations n’étaye de telles affirmations. Je n’ai découvert que des nuances mineures, si tant est qu’il y en avait. La compétition entre les femelles, quoique de nature moins physique, est très répandue et intense. Leur vie sexuelle paraît aussi aventureuse que celle des mâles. Chacun a ses hiérarchies sociales et entretient des amitiés à vie, même si les caractéristiques en sont différentes.

Et puis il y a toutes les exceptions à la règle, qui soulignent la souplesse de notre comportement et de celui de nos congénères hominidés. Par exemple, les grands singes mâles peuvent être remarquablement nourriciers, et les femelles faire d’excellentes leaders. Ce dernier point se vérifie non seulement chez les espèces à dominance femelle, comme le bonobo, mais aussi chez les espèces à dominance mâle, comme le chimpanzé. Si l’on oublie l’avantage que représente la force physique des mâles et que l’on se concentre sur les individus qui déterminent les dynamiques de groupe, les deux sexes font preuve de pouvoir et de leadership […].

Tabagie de singes, David Teniers le Jeune (1610-1690)

Les grands singes sont eux aussi des produits de leur environnement. Ils reproduisent, imitent et adoptent les habitudes de ceux qui les entourent. Mon équipe a mené de nombreuses études sur la façon dont ils apprennent les uns des autres, et tout ce que je peux dire, c’est que le verbe français « singer », de même que son équivalent dans d’autres langues, est particulièrement pertinent. Les grands singes ont l’art d’observer et d’apprendre. Comme les enfants, ils recherchent des modèles adultes du sexe auquel ils s’identifient. Les femelles imitent en général leur mère, tandis que les mâles suivent l’exemple des mâles de haut rang de leur communauté. Par conséquent, mâles et femelles apprennent le comportement typique de leur sexe en partie grâce aux aînés [6, 7].

C’est ce qui fait que les grands singes, eux aussi, sont genrés […].

Les recherches les plus récentes confirment que notre corps nous influence profondément. Compte tenu de la forte résistance au changement que présentent l’identité de genre et l’orientation sexuelle, la majorité des neuroscientifiques pensent qu’elles sont ancrées dans le cerveau. On l’a appris des enfants LGBTQ, dont l’identité et l’orientation sont solides comme un roc. La société a beau essayer de les décourager, voire de les punir, elle ne peut venir à bout de leur conviction intime – une conviction qui prend sa source à l’intérieur de leur corps, et non à l’extérieur. Il en va de même pour les hétérosexuels, qui constituent la majorité : leur orientation sexuelle et leur identité de genre sont une partie immuable de leur identité. Soumettre un garçon à des années de socialisation féminine, comme l’a fait John Money, ne le métamorphosera jamais en fille.

Tout ne tient pas à l’environnement social. Les limites de la socialisation apparaissent de façon encore plus frappante quand on observe les différences entre les sexes à travers le monde. Les universaux culturels reflètent le socle biologique de notre espèce. Sans compter que nous constatons les mêmes différences chez nos cousins primates : il est difficile de regarder interagir des grands singes mâles et femelles sans établir de parallèles avec notre propre comportement.

Oui, la nature l’emporte parfois sur la culture, mais pourquoi faudrait-il choisir entre les deux ? L’approche la plus productive consiste à prendre l’une et l’autre en considération. Tout ce que nous faisons reflète des interactions entre gènes et environnement. La biologie n’étant qu’un des deux éléments de l’équation, le changement est toujours possible […].

Références


1 | Sapolsky RM, The Trouble with Testosterone, Scribner, New York, 1997.
2 | Jordan-Young RM, Karkazis K, Testosterone : An Unauthorized Biography, Harvard University Press, Cambridge, 2019.
3 | Rippon G, The Gendered Brain : The New Neuroscience that Shatters the Myth of the Female Brain, Random House, New York, 2019.
4 | McCarthy MM, “Multifaceted origins of sex differences in the brain”, Philosophical Transactions of the Royal Society, B 371 :20150106, 2016.
5 | Hecht EE. et al., “Sex differences in the brains of capuchin monkeys”, Journal of Comparative Neurology, 2021, 2 :327-339.
6 | de Waal FBM, The Ape and the Sushi Master : Cultural Reflections by a Primatologist, Basic Books, New York, 2001.
7 | Horner V et de Waal FBM, “Controlled studies of chimpanzee cultural transmission”, Progress in Brain Research, 2009, 178 :3-15.

1 Dans les universités américaines, le débat inné/acquis est beaucoup plus vif qu’il ne l’est en France (note de la rédaction de SPS).

2 Les mâles sont davantage en compétition pour la reproduction que les femelles et ceux qui s’en sortent le mieux auront beaucoup plus de descendants (note de la rédaction de SPS).

Publié dans le n° 347 de la revue


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L' auteur

Frans de Waal

Primatologue spécialiste du comportement des animaux. Frans de Waal est professeur à l’université Emory à Atlanta (…)

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