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Du nouveau sur les patients de Freud

Publié en ligne le 14 septembre 2023 - Psychologie -
PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE
Chronique de Jacques Van Rillaer

«  Un peu par plaisanterie, mais aussi à vrai dire sérieusement, nous avons coutume de reprocher à notre psychanalyse d’exiger, pour être appliquée, un état normal et de se heurter à une barrière dans les anomalies établies dans le psychisme, ce qui revient à dire que la psychanalyse trouve ses meilleures conditions d’application là où on n’en a pas besoin, chez les gens normaux.  » [1]

Freud à Oscar Pfister, le 18 janvier 1909

Les principales sources du savoir des psychothérapeutes sont leur formation, des expériences vécues, des lectures et l’observation de patients. Concernant la quatrième source, Henri Ellenberger, le célèbre historien des psychothérapies, écrit : « L’histoire de la psychiatrie dynamique est inséparable des contributions de toute une galerie de patients insignes dont le rôle a été singulièrement méconnu » [2]. Lui-même a décrit le rôle d’une série de patients comme Fräulein Österlin, pour la conviction de Mesmer de posséder un fluide magnétique, ou Victor Race pour la découverte par Puysegur du pouvoir du « sommeil artificiel », appelé plus tard « hypnose ». Il a mené des recherches sur des patients de Freud et il a fait une découverte sensationnelle concernant le cas princeps de la psychanalyse, Anna O., de son vrai nom Bertha Pappenheim.

Le premier livre « psy » de Freud est Études sur l’hystérie (1895). Le premier cas présenté est celui d’Anna O., traitée par Joseph Breuer, son co-auteur. La patiente avait consulté Breuer en 1880 pour une toux opiniâtre, qu’il qualifia d’« hystérique ». Peu après le début du traitement par hypnose, d’autres symptômes apparurent, de plus en plus théâtraux. Breuer a traité Anna O. durant un an et demi. Il écrit dans sa publication : « Elle fut libérée de tous les innombrables troubles qu’elle avait présentés auparavant. Elle quitta Vienne pour un voyage, mais elle eut toutefois besoin encore d’un assez long temps avant d’avoir trouvé tout son équilibre psychique » [3].

L’Histoire douteuse, Louis Moeller (1855-1930)

Lorsque Freud présentait la psychanalyse, il commençait souvent par cette belle histoire, par exemple en 1909 dans l’exposé qu’il fit à l’université Clark et en 1925 dans son Autoprésentation, où on lit : « Breuer réussit, au prix d’un long et pénible travail, à libérer sa malade de tous ses symptômes » [4]. En vérité, la thérapie avait été un échec et Freud était parfaitement au courant. Il avait écrit à sa fiancée le 5 août 1883 : « Breuer parle constamment de Bertha, dit qu’il souhaiterait qu’elle soit morte afin que la pauvre femme soit délivrée de ses souffrances. Il dit qu’elle ne se remettra jamais, qu’elle est complètement détruite. » Il avait confié le secret à quelques amis – Carl G. Jung, Sandor Ferenczi, Stefan Zweig – de façon à minimiser le rôle de Breuer dans l’histoire de la psychanalyse. L’échec du traitement devint un secret de polichinelle. Aussi, lorsque Ellenberger fut chargé du cours d’histoire de la psychiatrie à la Fondation Menninger (États-Unis), il mena une enquête qui lui fit découvrir le dossier médical d’Anna O. dans la clinique suisse où elle avait été placée par Breuer et où elle demeura cinq années, entrecoupées de quelques sorties. On y lisait que la patiente présentait nettement plus de troubles après le traitement de Breuer qu’avant. Ellenberger a publié cette trouvaille en 1972 [5].

L’étude des cas dans la formation des analystes

La formation classique des analystes freudiens consiste en une psychanalyse personnelle, dite « didactique », la supervision de leurs premiers traitements et la lecture commentée de textes, principalement les écrits canoniques de Freud. Les études de cas occupent une place essentielle, comme l’écrit Ernest Jones en 1955 à propos de Dora, une jeune femme qualifiée par Freud d’hystérique : « Cette observation de Freud a, bien longtemps, servi de modèle aux étudiants en psychanalyse et bien que nos connaissances se soient depuis étendues, la lecture en demeure toujours aussi intéressante » [6]. Plus près de nous, le psychanalyste Patrick Mahony constate : « La quantité sans cesse croissante de connaissances sur le cas Dora en fait la plus étudiée, et de loin, des histoires de cas de Freud. Le cas Dora a été qualifié de “modèle pour ceux qui étudient la psychanalyse” (Jones) et d’“analyse classique de la structure et de la genèse d’une hystérie” (Erikson). […] On a salué en lui le document clinique de Freud le plus débattu en sociologie, en anthropologie, en histoire et en critique littéraire, ainsi qu’en psychanalyse et en psychiatrie » [7].

Les cas étudiés sont ceux du livre Cinq psychanalyses : Dora, le Petit Hans, l’Homme aux rats, le président Schreber et l’Homme aux loups. Notons que l’analyse de Schreber s’est faite uniquement sur son autobiographie. Jones écrit que « cette observation est d’autant plus remarquable que Freud n’eut jamais l’occasion de rencontrer le malade » [6]. Où l’on voit qu’une psychanalyse ne requiert pas le contact avec l’analysé.

Les cas des Études sur l’hystérie sont moins étudiés car la technique était principalement l’hypnose et non l’interprétation d’associations libres, typique de l’analyse freudienne. Freud dira à ce sujet : « J’abandonnai l’hypnose et essayai de la remplacer par une autre méthode parce que je voulais surmonter la limitation du traitement aux états hystériformes. De plus, mon expérience croissant, deux graves réserves étaient nées en moi à l’encontre de l’emploi de l’hypnose, même au service de la catharsis. La première était que même les plus beaux résultats étaient brusquement comme effacés si le rapport personnel au patient s’était brouillé […] » [4].

Les enquêtes sur les personnes réelles

Vu l’importance des cas dans l’élaboration de la théorie freudienne et dans la formation des freudiens, il est très important de connaître le parcours des personnes réelles. C’est d’autant plus important que le cas d’Anna O. a montré que Freud a présenté un échec cuisant comme une démonstration du pouvoir de sa « cure par la parole ». Avant cette falsification, Freud en avait commis une autre bien plus regrettable. En 1884, il a publié un article où il affirmait avoir délivré des patients de la morphinomanie grâce à la prise de cocaïne. En réalité, il avait essayé le traitement sur un seul patient : son ami Ernst Fleischl von Marxow, un physiologiste qui apaisait de fortes douleurs dues à l’amputation d’un pouce qui s’était infecté lors d’une autopsie. Fleischl est resté morphinomane et est devenu gravement cocaïnomane. Son cas s’était aggravé. Il a subi des hallucinations. Quelques années plus tard, il était une épave humaine. Han Israëls, en lisant les lettres non publiées de Freud à sa fiancée, a découvert que Freud s’était conduit comme un charlatan : il avait présenté un traitement désastreux comme un succès éclatant [8].

Ophélie (détail), Alexandre Cabanel (1823-1889)

Dans Études sur l’hystérie, Freud écrivait : « Cela ne cesse de me faire à moi-même une impression singulière de voir que les histoires de malades que j’écris se lisent comme des nouvelles (Novellen) et sont pour ainsi dire privées de l’empreinte de sérieux de la scientificité » [3]. Les enquêtes réalisées sur ses histoires de malades ont fini par montrer qu’il n’a cessé d’être un conteur plutôt qu’un chercheur scientifique. Quasiment toutes ses présentations sont peu fiables, quand elles ne sont pas carrément mensongères. Ce sont des produits d’étalage destinés à convaincre de la justesse de ses théories.

Plus d’une vingtaine de chercheurs ont publié d’importantes recherches sur des patients de Freud. À titre d’exemple, citons Paul Roazen, professeur de science politique et sociale à l’université York (Toronto), reconnu comme un historien impartial de la psychanalyse par tous ses consœurs et confrères, aussi bien Mme Elisabeth Roudinesco que Mikkel Borch-Jacobsen. Il a publié dix interviews d’anciens clients de Freud : huit aspirants psychanalystes et deux patients. Parmi ces derniers, Albert Hirst, qui ne pouvait éjaculer au cours d’un rapport sexuel. La guérison ne surviendra que dix ans après la cure. Hirst attribuera ce succès « au simple fait de parler à Freud » et « non au contenu des interprétations » [9]. L’autre patient, Mark Brunswick, a raconté qu’il ne fut « guéri d’aucun de ses symptômes » et que Freud en fut « très contrarié » [9].

Les Patients de Freud : destins

On connaît aujourd’hui le nom de plus de 160 « clients » de Freud. La plupart sont des non-patients venus pour une analyse didactique. Parmi les patients, la plupart ne sont connus que par leur mention dans des correspondances.

En 2011, le professeur Borch-Jacobsen (université de Washington) a publié grosso modo l’essentiel de ce qu’on avait découvert de fiable sur le parcours de patients bien identifiés [10]. Ses recherches personnelles ont permis d’ajouter des informations sur ces personnes et leur milieu de vie. Les enquêtes n’étaient guère faciles mais pas insurmontables, notamment parce que quasiment tous ces patients étaient du même petit milieu : la très haute société juive viennoise.

À l’époque de la première édition, une grande partie des Sigmund Freud Archives, déposées à la Bibliothèque du congrès américain (Washington), était inaccessible de par la volonté de Kurt Eissler, le directeur de ces archives. Celles-ci sont surtout des notes, des correspondances et des témoignages.

Depuis 2013, une déclassification relativement importante de documents a eu lieu (elle devrait se poursuivre, pour l’essentiel, jusqu’en 2057, mais des documents devraient rester secrets jusqu’en 2113 !). Borch-Jacobsen en a profité pour publier une version revue et augmentée de 158 pages. Il a apporté des corrections à plusieurs histoires de cas et a fait des ajouts substantiels concernant Dora, l’Homme aux loups, Bruno Veneziani, Horace Frink et Carl Liebman. Il a présenté sept nouveaux patients sur lesquels nous donnons quelques rapides précisions.

La femme de Freud a été identifiée comme le premier cas de guérison par l’hypnose publié par Freud. Elle n’arrivait pas à allaiter ses enfants. Pour le deuxième enfant c’était la même situation. Freud l’a alors mise en état d’hypnose et lui a suggéré à plusieurs reprises qu’elle était capable d’allaiter. La suggestion, écrit Freud, a fonctionné. Franziska von Wertheimerstein, que Freud a évoquée dans une note de bas de page comme un cas de « grand succès par l’hypnose », a été en fait un échec thérapeutique. Wilhelm von Griendl est le patient évoqué par Freud dans le récit de son oubli du nom Signorelli. Il était un psychiatre qui s’est suicidé alors qu’il était en traitement chez Freud. Alois Jetteles, un patient déprimé, s’est tiré une balle dans la tête. Kurt Rie, lui aussi déprimé, s’est également tiré une balle dans la tête. Monroe Meyer, un psychiatre américain venu chez Freud pour une analyse didactique souffrait de dépressions récurrentes. Il s’est suicidé à l’âge de 47 ans. Scofield Thayer, un riche américain, hypocondriaque depuis l’enfance, est devenu progressivement paranoïaque et a fini dans un hôpital psychiatrique avec le diagnostic « schizophrène ».

Mélancolie, Edgar Degas (1834-1917)

Freud n’a jamais publié un cas mentionnant le suicide. Il n’en était pas moins préoccupé. Quand Jung lui annonça le suicide de son assistant, il répondit le 2 avril 1911 : « Je suis frappé de ce qu’en fait nous consommons beaucoup de personnes. » Abram Kardiner, venu chez Freud pour une didactique, raconte dans le journal de son analyse : « Monroe Meyer et moi discutions un jour avec Freud du suicide de deux analystes à Vienne. Ses yeux pétillaient de malice pour nous dire : “Eh bien, le jour n’est pas loin où l’on considérera la psychanalyse comme une cause légitime de décès” » [11]. Le suicide sera le sort de Meyer comme d’autres psychanalystes – Federn, Gross, Stekel, Tausk, Silberer, Sokolnicka – ainsi que de patients présentés dans la première édition du livre de Borch-Jacobsen : Pauline Silberstein, qui s’est défénestrée, Margit Kremzir, qui s’est pendue, Viktor von Dirsztay, qui s’est suicidé par le gaz. On peut comprendre Freud en alléguant que des dépressions graves nécessitent des médicaments inexistants à l’époque, mais il importe de noter que, selon les psychothérapeutes d’orientation scientifique, la psychanalyse est contre-indiquée pour les dépressions, notamment parce qu’elle intensifie les ruminations démoralisantes et n’incite guère à la reprise pas à pas d’activités valorisantes. La correspondance de Freud avec Jung révèle que ce dernier n’obtenait pas de meilleurs résultats à l’époque où il utilisait la méthode de Freud. Jung lui écrivait le 4 décembre 1906 comment il avait défendu la psychanalyse : « J’ai considéré comme plus prudent de ne pas m’appuyer trop sur le succès thérapeutique, sinon on aura vite rassemblé un matériel apte à y montrer que le résultat thérapeutique est très mauvais, ce qui ferait du mal à la théorie également. »

Les « guérisons »

Des 38 patients présentés, seuls 3 ont été libérés de leur trouble, c’est-à-dire 8 %. Il s’agit d’abord de la femme de Freud, dont nous avons parlé. Ensuite, l’Homme aux rats, qui souffrait d’obsessions. Il allait mieux après quatre mois et demi d’analyse, a pu travailler et se marier. Toutefois, un an après le traitement, Freud écrivait à Jung qu’il l’avait rencontré et que « l’endroit où il est encore accroché (père et transfert) s’est distinctement montré dans la conversation » (17-10-1909). On n’en sait pas plus. Enfin, le Petit Hans, de son vrai nom Herbert Graf, présentait une phobie des chevaux après avoir été effrayé par le spectacle de la chute très bruyante d’un cheval. Sous la direction de Freud, le père a tenté de convaincre Herbert que sa peur était causée par le complexe d’Œdipe. Après quelques mois, la phobie a disparu, ce qui n’étonne guère lorsqu’on sait que les phobies d’animaux apparaissaient et disparaissaient facilement vers 4 ou 5 ans. Freud lui-même écrira dix-sept ans plus tard : « Les phobies des tout petits enfants devant la solitude, l’obscurité et les étrangers, qui peuvent presque être appelées normales, passent le plus souvent quelques années plus tard, elles “s’en vont avec la croissance”, comme on le dit de nombreux autres troubles de l’enfance. Les si fréquentes phobies d’animaux ont le même destin » [12].

Chez Herbert, la disparition peut s’expliquer par le fait qu’il voyait tous les jours des chevaux devant chez lui et que plus rien d’effrayant ne s’était produit. Les psychologues parlent de l’« extinction d’une réaction conditionnée ». Devenu adulte, Herbert ne se souvenait ni de sa phobie – preuve qu’elle n’avait pas été intense – ni de la thérapie. Interrogé par Kurt Eissler sur l’impression que lui fit la lecture de son cas, il répondit qu’il trouvait « choquants » cette publication et le « vol de son identité ».

Un ouvrage qui n’a pas d’équivalent

L’ouvrage de Borch-Jacobsen n’a pas d’équivalent en français ni en d’autres langues (l’édition révisée est parue en anglais sous le titre Freud’s patients. A book of lives). Le recensement de patients n’est pas exhaustif, mais il est sans doute représentatif de la façon dont Freud travaillait : à côté de l’analyse psychologique, il utilisait la suggestion, les conseils, les interdictions, les commandements, l’incitation à se confronter à l’objet de ses peurs (il a par exemple conseillé à Meyer de visiter des cimetières pour surmonter sa peur de la mort). Les cures duraient des années, sauf en cas de rupture, de suicide ou de manque d’argent. Les séances étaient de six à douze ( !) par semaine. Les témoignages de patients et de membres de leur famille montrent que Freud considérait tout refus de ses explications comme des « résistances ». Beaucoup de patients souffraient de dépressions récidivantes ou d’un trouble bipolaire. Les améliorations – passagères – étaient attribuées à la thérapie. La plupart du temps les rechutes se répétaient. Par exemple le baron Victor von Dirsztay a été traité par Freud de 1909 à 1911, de 1913 à 1915 et de 1917 à 1920, après quoi Freud l’a référé à Theodor Reik. Il finira par se suicider.

Freud avait des honoraires extrêmement élevés malgré la pauvreté de ses résultats. Après la Première Guerre mondiale, il n’a pratiquement plus pratiqué que des didactiques d’Américains et d’Anglais, une profession facile et très rémunératrice.

L’ouvrage comporte une remarquable iconographie et une bibliographie de quinze pages. Il ravira ceux qui désirent mieux connaître la pratique effective de Freud, ses patients, leurs relations et leur milieu culturel.

Références


1 | Freud S, Correspondance 1873-1939, Gallimard, 1966, 299.
2 | Ellenberger H, À la découverte de l’inconscient : histoire de la psychiatrie dynamique, Simep, 1974.
3 | Breuer J, Freud S, Études sur l’hystérie (1895), PUF, 2009, vol. II.
4 | Freud S, Autoprésentation (1925), PUF, 2006, vol. XVII.
5 | Ellenberger H, « L’histoire d’« Anna O. : étude critique avec éléments nouveaux », L’Évolution psychiatrique, 1972, 693-717.
6 | Jones E, La Vie et l’Œuvre de Sigmund Freud, PUF, 1961.
7 | Mahony P, Dora s’en va : violence dans la psychanalyse, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001.
8 | Israëls H, « Freud cocaïnothérapeute », in Meyer C et al. (dir), Le Livre noir de la psychanalyse, Les Arènes, 2005, 67-71.
9 | Roazen P, Dernières séances freudiennes, Seuil, 2005.
10 | Borch-Jacobsen M., Les Patients de Freud : destins, Éditions Sciences Humaines, 2022.
11 | Kardiner A, Mon analyse avec Freud, Belfont, 1978.
12 | Freud S, Inhibition, symptôme et angoisse (1926), PUF, 2006, vol. XVII.