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Comment Arte s’est pris les pieds dans le « Suaire » de Turin…

Publié en ligne le 2 mai 2010 - Science et médias -
par Vincent Laget

Le « Suaire » de Turin est à l’évidence un objet de passion et de débats vifs et animés. Il faut bien reconnaître qu’il y a de quoi : il contient curieusement l’image d’un homme qui présente toutes les caractéristiques de la Passion. Il a donc naturellement été considéré comme l’authentique linceul de Jésus-Christ. Pas moins.

Essentiellement, deux événements majeurs ont marqué les esprits et viennent à l’appui de l’authenticité du « Suaire ». Tout d’abord, une photographie réalisée par Secondo Pia en 1898. Le négatif révèlerait des détails que l’image ne montrerait pas ! Le « Suaire » serait donc un « négatif » et comme il est apparu bien avant l’invention de la photographie, cela « prouverait » son authenticité. Ensuite, à la fin des années 70, après une campagne d’étude sur ce linge, un groupe de scientifiques regroupés dans le Shroud of Turin Research Project (STURP) conclut que l’image ne peut pas avoir été faite de main d’homme.

Néanmoins, en 1988, l’Église finit par autoriser une datation au carbone 14. Le verdict est sans appel : le « Suaire » de Turin a été réalisé à partir d’un tissu datant du XIVe siècle. Ce n’est rien d’autre qu’une mystification !

On aurait pu penser que l’affaire en serait restée là, mais cela aurait été sans compter sur ceux qui restent persuadés, malgré le résultat de la radiodatation, de l’authenticité du « Suaire » … et sans compter sur Arte qui a diffusé, sur le sujet, un reportage 1 plus comparable à de la propagande obscurantiste qu’à un documentaire averti, tel qu’on l’attend de la part de cette chaîne publique dite culturelle.

Une affaire qui devrait être classée depuis 1988

Pour qui s’inscrit dans une recherche objective sur la question de l’authenticité du « Suaire » de Turin, la seule datation du linge représente un critère de vérité imparable, quoique partiel. En effet, deux cas de figure peuvent se présenter :
 le procédé de datation donne une date de fabrication du tissu antérieure à la vie de Jésus-Christ. Dans ce cas, la question de l’authenticité reste ouverte. Le « Suaire » pourrait être ou non authentique. Il faut poursuivre la recherche de vérité.
 le procédé de datation donne une date postérieure à la vie de Jésus-Christ. Après vérification que la date obtenue est bien située hors marges d’erreur du procédé de datation, la personne conclura que la question de l’authenticité est réglée. Ce « Suaire » est une mystification puisqu’il a été créé après le moment où il aurait dû commencer à exister.

Il est essentiel d’observer que, dans le cas d’une démarche objective de recherche de la vérité, c’est bien le résultat qui compte et permet de clore ou non la question de l’authenticité. Ce n’est en aucun cas ce que pense la personne a priori sur le sujet.

Le comportement d’une personne convaincue de l’authenticité du « Suaire » est totalement différent. En effet, à l’opposé de la démarche scientifique, et à l’image des campagnes créationnistes, il part de la conclusion à laquelle il souhaite parvenir, en retenant tout ce qui va dans ce sens et en écartant toute contradiction. Pour cette personne, il n’y a pas à douter : c’est bien le « Suaire de Jésus-Christ », et la datation ne peut que confirmer ce préjugé. Si le résultat le dément, cela signifie obligatoirement que le processus de datation est défaillant, et en aucun cas cela ne peut signifier pour cette personne qu’elle doit remettre en question sa croyance. Elle mettra en cause les conditions dans lesquelles s’est effectuée la datation, si ce n’est pas le procédé de datation lui-même.

Des remises en cause amusantes…

Rappelons succinctement le principe de la datation au carbone 14. Le carbone, à l’état naturel, se présente sous la forme d’un mélange de 3 isotopes : le carbone 12, le carbone 13 et le carbone 14. Les carbones 12 et 13 sont stables dans le temps. Ce n’est pas le cas du C14, qui lui est radioactif : à terme, le C14 deviendra de l’azote. Or le rapport entre le C12 et le C14 est maintenu constant dans les organismes, tant qu’ils sont en vie : cela provient des divers échanges de carbone que font ces êtres avec l’environnement, où ce rapport est également constant. Lorsque les organismes meurent, les échanges cessent, et le carbone 14 va disparaître peu à peu. Ainsi, en mesurant le rapport C12/C14 d’un échantillon donné à un instant T, et connaissant la loi de désintégration du C14 dans le temps, il est possible de dater le moment de la mort de l’organisme en question. Pour le « Suaire », constitué de fibres de lin, il est donc possible de dater par ce procédé le moment où le lin a été coupé.

Les remises en causes de la datation vont s’attacher à montrer que la quantité de C14 mesurée ne correspond pas à la date réelle du « Suaire » : il a en effet été mesuré plus de C14 qu’attendu dans du lin datant de l’an zéro…

Parmi ces remises en cause que nous pouvons trouver à foison sur Internet, il en est une particulièrement savoureuse : le tissu aurait été rajeuni par… un rayonnement radioactif intense, créant artificiellement du C14 ! Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de discuter longuement du sérieux de cette hypothèse, nécessitant la présence d’une source radioactive inconnue et non identifiée à ce jour. L’analogie avec l’hypothèse de certains créationnistes, pour qui Dieu a fait un monde « vieux » en apparence, en y glissant des fossiles pour paraître vieux de plusieurs millions d’années est suffisamment flagrante. Un peu plus subtil : la thèse de la contamination. Le « Suaire » aurait été « contaminé » par du carbone plus récent, par exemple par des bactéries, faussant ainsi la datation. Le Pr Broch a cherché à vérifier cette hypothèse en calculant la quantité de carbone 2 qui aurait été nécessaire pour fausser la datation de cette manière. Dans le meilleur des cas, autrement dit pour une contamination récente, à un atome de carbone originel du « Suaire », il aurait fallu ajouter 2 atomes de carbone dû à la contamination ! Comme il le fait remarquer, à ce niveau, c’est le « Suaire » qui a contaminé les bactéries…

Arte en pleine crise de foi

Le « documentaire », diffusé par Arte pour la première fois le 3 avril dernier, constitue certainement la version la plus aboutie de la remise en cause de la radio-datation. Il nous présente des éléments annoncés comme nouveaux et troublants, tels un contenu 3D dans l’image du « Suaire », ou encore la découverte de pollens. Mais, la pièce centrale du « documentaire » est en réalité la thèse du chimiste Ray Rogers : la datation serait correcte mais elle aurait été réalisée sur un rapiéçage médiéval du « Suaire », une pièce rapportée qui n’a rien à voir avec l’original.

Ray Rogers, du fait de sa participation au STURP, possède diverses fibres du « Suaire » :
 des fibres proches de l’endroit où le prélèvement pour la radio-datation a été réalisé (dit échantillon Raes) ;
 des fibres de la toile de Hollande ayant servie de renforcement au « Suaire » après l’incendie de 1532 ;
 des fibres prélevées sur la surface où se situe l’image.

R. Rogers a recherché la présence de vaniline. C’est un composé de la lignine qui est naturellement présent dans des fibres d’origine végétale, comme le lin. Le test utilisé sur les fibres prélevées sur l’image est négatif, mais, surprise, il est positif pour l’échantillon Raes et pour les fibres de la toile de Hollande : pour R. Rogers, c’est la preuve que les fibres de l’échantillon Raes, et donc celles ayant servi à la radio-datation sont différentes de celles du reste du « Suaire ». Il procède également à une analyse d’un revêtement jaune-brun, présent sur l’échantillon Raes mais absent sur les fibres « images » : il s’agit d’une gomme végétale contenant un colorant, l’alizarine, apparu en Italie en 1290. C’est sur ce dernier résultat que R. Rogers fonde sa thèse du rapiéçage médiéval : il y a eu un rapiéçage du « Suaire », réalisé dans les années 1200-1300, et on l’a coloré à l’alizarine pour rendre le tout inaperçu. Et, pas de chance, c’est sur la partie rapiécée que le prélèvement pour la radio-datation a été réalisé ! Enfin, R. Rogers, au moyen de la loi de dégradation de la vaniline dans le temps, donne une estimation de l’âge du « Suaire », à partir du prélèvement « image » : le « Suaire » serait vieux de 1300 à 3000 ans. Et dernier argument à l’attention des quelques sceptiques bornés qui subsisteraient : tous ces résultats ont été publiés par R. Rogers dans une revue scientifique à comité de lecture.

Zététique et vieille dentelle

Justement, le but de la publication scientifique, c’est de veiller à ne pas publier n’importe quoi ni une information déjà connue. Cela permet aussi de soumettre les travaux réalisés à la critique de la communauté scientifique, afin d’identifier d’éventuelles erreurs. C’est ce à quoi s’est attaché à faire Patrick Berger, du Cercle zététique. Il a donc repris la publication de R. Rogers et l’a analysée 3. Le résultat mérite d’être porté à la connaissance d’un vaste public comprenant la direction des programmes documentaires d’Arte : la seule chose que nous apprennent les travaux de R. Rogers, c’est que les fibres de surface du « Suaire » ont été plus abîmées que celles du cœur du tissu !

En effet, P. Berger attire notre attention sur la nature des fibres analysées : aussi incroyable que cela puisse paraître, elles ne sont pas identiques ! Les fibres « images » proviennent de prélèvements par application de rubans adhésifs sur la surface « image » du « Suaire ». Les fibres de l’échantillon Raes, proviennent d’une découpe de fibres entières. Or, cette différence suffit à expliquer pourquoi R. Rogers ne trouve pas de vaniline ni d’alizarine sur les fibres « images », et en trouve dans l’échantillon Raes. Il faut se rappeler que, outre les ostentations, le « Suaire » a échappé de peu à un incendie où il a été soumis à une température de 1000° C et a été sauvé par aspersion d’eau. Or, à une température pareille, toute la vaniline à la surface du « Suaire » aura été dégradée de manière quasi-instantanée, ce qui n’est pas le cas du cœur du tissu, car le lin est mauvais conducteur de chaleur. L’alizarine est, quant à elle, soluble dans l’eau et va avoir tendance, par capillarité, à se loger au cœur des fils du tissu. Il n’y a donc rien d’extraordinaire à ne plus en trouver en surface, surtout après l’aspersion d’eau que le « Suaire » a subi pour le sauver des flammes en 1532…

P. Berger constate également que l’article de R. Rogers ne répond à aucune des exigences minimales caractéristiques d’une publication scientifique : indisponibilité des données sources ou encore l’absence de marge d’erreur et autres choix arbitraires non justifiés. Ce qui le conduit à penser que cet article n’a pas été relu avant publication.

Quant aux découvertes scientifiques comme l’image 3D contenue dans l’image ou encore la présence de pollens, nos lecteurs et la direction des programmes documentaires d’Arte pourront en apprécier la nouveauté à la lecture de l’ouvrage du Professeur Henri Broch, Le paranormal paru en… 1985 4 ! Toutes ces prétendues nouveautés y sont en effet déjà présentées et… réfutées. Comment la chaîne culturelle a-t-elle pu passer à côté de cette référence immanquable pour qui s’intéresse un peu au sujet ?

Pas fait de main d’homme

Il peut être également utile de rappeler à la direction des programmes documentaires d’Arte que le Professeur Broch réalise depuis le début des années 1980 des « Suaires de Turin » présentant toutes les caractéristiques et propriétés de « l’originel », comme l’information 3D (d’un bas-relief) ou l’inversion photographique. Des chaînes de télévision avisées (dont une allemande…ZDF, qui travaille souvent de concert avec Arte) ont su le trouver pour lui demander de présenter sa technique. Les vidéos sont consultables en ligne sur le site 5 du laboratoire de zététique de l’Université de Nice-Sophia Antipolis.

Pour conclure

Le choix de ce « documentaire » par Arte sur ce sujet est particulièrement regrettable, parce que son statut de chaîne culturelle lui confère, de fait, un crédit particulier, voire l’identifie comme une source de référence. Ainsi, bon nombre de téléspectateurs doivent-ils être maintenant persuadés que la question reste ouverte et que ce linge pourrait bien être authentique, alors qu’il a été scientifiquement prouvé qu’il n’en est rien. C’est vraisemblablement aussi ce processus de référencement qui est à l’origine des commentaires diffusés sur les ondes de France Inter et de France Culture pour annoncer l’ostentation de ce fameux « Suaire ». Malgré tout, nous espérons sincèrement qu’Arte, chaîne du service public, saura se reprendre et rectifier ce qui doit l’être, et à défaut, que les journalistes sauront transmettre une information plus conforme à la réalité scientifiquement établie lorsque Benoît XVI apportera à son tour son crédit à ce « Suaire » en allant s’incliner devant lui…

Références

Michael Epstein, Le Suaire de Turin, la nouvelle enquête, GB, 2008.
Pr Henri Broch, Carbone 14, contamination et rajeunissement du « Saint Suaire de Turin », avril 2005.
Raymond N. Rogers, Studies on the radiocarbon sample from the shroud of turin, Thermochimica Acta, Volume 425, Issues 1-2, 20 January 2005, Pages 189-194.
Patrick Berger, Comment Ray Rogers a trompé ses lecteurs, Cercle Zététique.
Henri Broch, Le Paranormal : Ses documents, ses hommes, ses méthodes, Collection Science ouverte, Le Seuil, 1985.
Caligari Film GmbH, Der Mann auf dem Grabtuch, Munich 2006.
Autre fabrication d’un « suaire » de Turin, Cirrus Prod, Canada 1999.
Banque d’images sur le « Suaire » de Turin du laboratoire de zététique de l’Université de Nice-Sophia Antipolis.

1 Présentation de l’émission http://www.arte.tv/fr/semaine/244,broadcastingNum=1091088,day=5,week=14,year=2010.html (indisponible—5 avril 2020).

4 Henri Broch, Le paranormal, Collection science ouverte, Le Seuil, 1986.