Accueil / Esprit critique / Le biais du point aveugle : ne pas être conscient de ses propres biais

Le biais du point aveugle : ne pas être conscient de ses propres biais

Publié en ligne le 16 novembre 2023 - Esprit critique et zététique -
Ce texte est une légère adaptation par les auteurs d’un extrait du livre Méfiez-vous de votre cerveau : 30 biais cognitifs décrits et expliqués pour moins se tromper et mieux raisonner, Éditions 41, 2022.

Le biais du point aveugle est en quelque sorte un « méta-biais de supériorité illusoire » (un biais sur les biais) ; tandis que, selon ce dernier, nous avons tendance à surestimer nos propres qualités et capacités par rapport à celles d’autrui, le biais du point aveugle indique que nous pensons être moins victimes des biais cognitifs que les autres ! Ce méta-biais cognitif a été nommé ainsi en référence au point aveugle (ou tache aveugle) de notre œil qui, à l’endroit où arrive le nerf optique, est dépourvu de photorécepteurs (et ainsi ne perçoit pas les rayons lumineux). Nous ne le remarquons pas en raison de la vision binoculaire, chaque œil compensant la tache aveugle de l’autre.

Le biais du point aveugle a été identifié par Emily Pronin et ses collègues en 2002 [1]. Dans leur étude, certains biais cognitifs, comme le biais d’autocomplaisance (attribuer ses succès à soi et ses échecs aux autres) ou le biais de confirmation (préférer et rechercher les informations confirmant plutôt qu’infirmant nos croyances), étaient décrits succinctement aux participants, (en n’utilisant pas le mot « biais » mais les mots « effet » ou « tendance », moins connotés négativement). Ensuite, les chercheuses et chercheurs ont demandé aux participants d’estimer leur propre tendance à être victime de ces biais, ainsi que la même tendance chez « l’Américain moyen » et la ou le « collègue d’études moyen ». Les résultats ont montré que les personnes estimaient en moyenne être moins victimes des biais cognitifs que les autres, ce qui est bien sûr impossible (tout le monde ne peut pas être par exemple meilleur que la moyenne) !

Certains biais observés en psychologie sociale sont voisins du biais du point aveugle. On parle ainsi de l’« effet de la troisième personne » pour décrire le fait que les gens estiment être moins influencés que les autres par les médias ou la publicité [2]. Une étude de 2008 [3] a voulu évaluer l’impact des théories du complot sur les personnes naïves, à travers la mesure d’une croyance complotiste entourant la mort de Lady Diana à Paris en 1997 (la princesse de Galles ne serait pas morte d’un accident de la route, mais aurait été victime d’un assassinat fomenté par les services secrets britanniques). Préalablement, les participants du groupe expérimental, sélectionnés aléatoirement, ont été invités à lire huit prétendues « zones d’ombre » de la version officielle (« zones d’ombre » sur lesquelles toutes les théories du complot reposent, voir [4]), alors que le groupe contrôle ne répondait qu’à la mesure de croyance. Afin d’analyser l’« effet de la troisième personne », on demandait également aux personnes du groupe expérimental d’essayer d’indiquer si elles croyaient au complot avant d’avoir lu les huit zones d’ombre, et d’estimer également ce que jugeraient leurs camarades d’études avant et après les avoir lues. Les résultats ont tout d’abord montré une influence des prétendues « zones d’ombre », puisque les personnes du groupe expérimental disaient croire davantage au complot que les personnes du groupe contrôle. Cela est déjà très révélateur du degré d’influence que les théories du complot, qui ne se fondent sur aucune preuve, peuvent avoir sur notre pensée ! L’analyse des différences entre les jugements pour soi et les jugements pour autrui, avant et après avoir lu les huit « zones d’ombre », a également montré que les personnes du groupe expérimental reconnaissaient avoir été influencées par ces informations, mais pensaient l’avoir moins été que leurs camarades d’étude...

Références


1 | Pronin E et al., “The bias blind spot : perceptions of bias in self-versus others”, Personality Soc Psych Bull, 2002, 28 :369-81.
2 | Davison WP, “The third-person effect in communication”, Public Opinion Quarterly, 1983, 47 :1-15.
3 | Douglas KM, Sutton RM, “The hidden impact of conspiracy theories : perceived and actual influence of theories surrounding the death of Princess Diana”, Journal Soc Psychol, 2008, 148 :210-22.
4 | Wagner-Egger P, Psychologie des croyances aux théories du complot : le bruit de la conspiration, Presses Universitaires de Grenoble, 2021.

L’exemple de l’évaluation du racisme


Dans le domaine du racisme, des psychologues sociaux ont défini ce qu’ils appellent la « zone muette des représentations sociales », à savoir que certaines croyances ou opinions ne sont pas exprimées spontanément par les individus, la plupart du temps en raison des pressions sociales qui s’exercent sur eux [1]. La technique consiste à mesurer les attitudes face à un groupe social cible de racisme (par exemple, les Gitans) avec une consigne « normale » (« Selon vous... ») ou une consigne « de substitution » (« Selon les Français en général... »). Une étude a été réalisée demandant à des étudiants dans quelle mesure ils étaient d’accord avec une série d’affirmations plus ou moins racistes envers les Gitans (par exemple « Les Gitans n’aiment pas se mélanger à d’autres cultures »), en fonction des deux consignes, la « normale » et celle « de substitution ».

Les résultats ont montré que l’expression du racisme était plus basse en condition normale qu’en condition de substitution, ce qui pourrait indiquer une certaine clairvoyance : les étudiants (jeunes et avec un niveau d’éducation plus élevé) sont en effet en moyenne moins racistes que la population générale (voir par exemple [2]). Mais dans une autre étude (menée en Suisse), une corrélation a été observée entre les réponses normales et celles de substitution [3] : plus les participants à l’expérience étaient eux-mêmes en accord avec une affirmation, plus ils jugeaient que les Suisses l’étaient également, ce qui pourrait suggérer que les participants modèrent leur jugement quand ils s’expriment en leur nom propre ; ils n’oseraient pas complètement donner leur avis en consigne « normale », et le feraient aussi un peu par projection en « consigne de substitution »...

Références
1 | Guimelli C, Deschamps JC, « Effets de contexte sur la production d’associations verbales : le cas des représentations sociales des gitans », Cahiers internationaux de psychologie sociale, 2000, 47-48 :44-54.
2 | Kunovich RM, “Social structural sources of anti-immigrant prejudice in Europe”, International Journal of Sociology, 2002, 32 :39-57.
3 | Charrière L, « Étude de la zone muette de la représentation sociale au sujet des Gitans », Université de Fribourg, mémoire de Licence non publié, 2006.

Publié dans le n° 345 de la revue


Partager cet article


Les auteurs

Gilles Bellevaut

Illustrateur spécialisé dans la communication et la vulgarisation scientifique.

Plus d'informations

Pascal Wagner-Egger

Enseignant-chercheur en psychologie sociale et en statistique à l’université de Fribourg.

Plus d'informations