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Psychologie scientifique

Le trouble obsessionnel-compulsif

Publié en ligne le 8 février 2011 - Psychologie -

Ce que l’on appelle aujourd’hui le trouble obsessionnel-compulsif (T.O.C.) a été interprété dans les siècles passés comme des expériences démoniaques. Au début du XVIIe siècle, le Dictionnaire d’Oxford définit encore l’obsession comme l’« action hostile du démon ou d’un esprit malin qui assiège quelqu’un ; action du démon ou d’un esprit malin venant de l’extérieur ; le fait d’en être assiégé ou de le subir ». Il faut attendre la fin du XVIIe siècle pour y voir apparaître une définition laïque : « notion ou idée fixe qui, de manière persistante, assaille ou blesse, au point de décomposer l’esprit » 1.

Aujourd’hui, les spécialistes définissent les obsessions comme des pensées, des images ou des impulsions fréquentes, qui génèrent de l’angoisse, de la culpabilité ou de la détresse. Elles se rapportent par exemple à des violences ou à des transgressions, au risque de contamination – ou à d’autres dangers, très largement surestimés. La personne reconnaît que ces idées, qu’elle ne souhaite pas, proviennent de sa propre activité mentale ou surgissent en elle. Elle essaie de les réprimer ou de les éviter, généralement sans y parvenir. Les compulsions sont des actions (par exemple des vérifications excessives, des soins corporels) ou des activités cognitives (par exemple des comptages, des prières) accomplies en vue de neutraliser des obsessions, de réduire les émotions qu’elles provoquent ou d’empêcher la réalisation de situations redoutées. Elles ont un aspect ritualisé, elles sont fréquentes et parfois très absorbantes.

Le seuil de la pathologie est arbitraire. Les thérapeutes comportementalistes s’accordent assez largement sur deux critères : le trouble fait perdre au moins une heure par jour ou interfère fortement avec les activités quotidiennes. Le trouble peut fluctuer en fonction des circonstances de la vie, du degré de stress, d’anxiété et de dépressivité. Toutefois, lorsqu’il est sérieux, il n’a guère tendance à s’atténuer. Chez 10 % des patients, le trouble s’aggrave avec les années, jusqu’à rendre la vie extrêmement pénible.

À travers les siècles...

Au XVIIIe siècle, Vauvenargues observait 2 : « Lorsque nous appelons les réflexions, elles nous fuient ; et quand nous voulons les chasser, elles nous obsèdent et tiennent malgré nous nos yeux ouverts pendant la nuit ». Leibniz était plus explicite 3  : « Il nous vient des pensées involontaires, en partie de dehors par les objets qui frappent nos sens, et en partie au-dedans à cause des impressions (souvent insensibles) qui restent des perceptions précédentes qui continuent leur action et qui se mêlent avec ce qui vient de nouveau. Nous sommes passifs à cet égard, et même quand on veille, des images (sous lesquelles je comprends non seulement les représentations des figures, mais encore celles des sons et d’autres qualités sensibles) nous viennent, comme dans les songes, sans être appelées. La langue allemande les nomme fliegende Gedanken, comme qui dirait des pensées volantes, qui ne sont pas en notre pouvoir, et où il y a quelquefois bien des absurdités qui donnent des scrupules aux gens de bien et de l’exercice aux casuistes et directeurs des consciences ».

Au siècle suivant, Nietzsche écrivait 4 : «  Une pensée se présente quand “elle” veut, et non pas quand “je” veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet “je” est la condition du prédicat “pense”. Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux “je”, voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une “certitude immédiate” ». Au XXe siècle, Paul Valéry notait 5 : « Le grand malheur de l’homme est de n’avoir pas un organe, une sorte de paupière ou de frein, pour masquer ou bloquer à son gré une pensée ; ou toute pensée. Les conséquences seraient étranges. Mais au contraire, tels que nous sommes, nous pensons d’autant plus que nous voulons ne pas penser, et plus nous le voulons, plus... etc. ».

L’objectif du présent article n’est pas de présenter une théorie complète du trouble et de son traitement. Pour cela, nous renvoyons le lecteur français à trois ouvrages. Il y trouvera, entre bien d’autres choses, des données sur l’incidence de facteurs biologiques, en particulier le métabolisme de la sérotonine, le médiateur de l’inhibition comportementale et de l’évitement du danger. Les ennemis intérieurs de Jean Cottraux (Odile Jacob, 1998, 268 p.) donne une vue d’ensemble, fort bien documentée, des théories et des traitements. Je ne peux pas m’arrêter de laver, vérifier, compter (Odile Jacob, 2000, 336 p.) d’Alain Sauteraud est, à ma connaissance, l’ouvrage qui présente le mieux comment mener concrètement une thérapie cognitivo-comportementale 6. Faire face aux TOC (Retz, 2005, 286 p.) de Rémi Neveu est un livre passionnant, écrit par un étudiant en ingénierie. Il présente de façon détaillée les pratiques cognitivo-comportementales qui lui ont permis de se libérer de graves T.O.C.

Idées intrusives et obsessions

Depuis plusieurs siècles des auteurs ont parlé des idées « intrusives » ou « parasites » (voir encadré). Toutefois, il a fallu attendre 1978 pour que les psychologues et les psychiatres prennent conscience de la banalité de ce phénomène.

Stanley Rachman et Palma de Silva 7, deux thérapeutes comportementalistes de l’université de Londres, ont demandé à 124 étudiants sans troubles apparents s’ils « faisaient l’expérience de pensées ou d’impulsions pénibles ou inacceptables ». 80 % des étudiants ont répondu affirmativement. Cette étude a été répliquée de nombreuses fois en différents endroits de la planète, aboutissant chaque fois à un taux plus élevé d’idées intrusives. Ainsi, une équipe de chercheurs de l’université de Laval 8 ont observé que 99 % des sujets de leur échantillon se rappelaient avoir eu au moins une « obsession » au cours du mois précédent.

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D’autre part, Rachman et de Silva ont constaté l’absence de différence de contenu des obsessions de patients et des idées intrusives de personnes « normales ». Les deux populations se distinguaient par la fréquence des idées parasites, leur durée, leur intensité et la souffrance qu’elles généraient.

Des idées fréquentes 9 sont : ébouillanter par accident, foncer en voiture dans un fossé, n’avoir pas fermé la maison à clé, se représenter des étrangers dénudés. Autres exemples d’idées relativement banales : laisser tomber ou jeter l’enfant qu’on porte ; en voyant un couteau, éprouver l’impulsion d’en donner un coup à une personne présente ; quand on est au bord d’un précipice, sauter dans le vide ; lorsqu’un train entre en gare, se jeter devant lui ; au cours d’une réception, s’imaginer faire des gestes déplacés ; pendant un enterrement, se rappeler une scène comique ; imaginer la mort d’un proche.

Selon Freud, des idées de ce genre sont des expressions de désirs refoulés. Il disait 10 qu’« on retrouve dans toute névrose obsessionnelle des sentiments refoulés qui sont mauvais, agressifs, hostiles, cruels (désirs sadiques et de mort) ». L’idée de se jeter dans le vide, quand on se trouve au sommet d’une falaise, est l’expression du désir inconscient de se suicider 11. Le rêve de la mort d’un être aimé trahit le désir de le voir mourir 12. Notons toutefois qu’une des dernières fois où Freud a parlé des obsessions, il avouera le caractère hypothétique de sa conception 13 : « La névrose obsessionnelle est, à n’en pas douter, l’objet le plus intéressant et le plus fécond de la recherche analytique. Mais le problème qu’elle pose n’est toujours pas dominé ».

Aujourd’hui, les psychologues scientifiques estiment que les pensées intrusives et obsédantes sont parfois l’expression d’un désir (on peut imaginer laisser tomber le nourrisson qui hurle et qui exaspère), mais qu’elles ne le sont pas nécessairement (on peut imaginer que laisser tomber l’enfant bien-aimé serait une des pires choses qui puisse nous arriver). Ces idées peuvent résulter de la visualisation mentale, involontaire, de ce que nous redoutons le plus. Elles sont alors à l’opposé de ce que souhaitons réellement. On les appelle des pensées « egodystoniques ».

La transformation d’idées intrusives en obsessions

En 1985, Paul Salkovskis a publié une théorie relativement simple, mais d’une extraordinaire fécondité pour traiter et prévenir des T.O.C. 14 Nous l’évoquons très brièvement et renvoyons aux ouvrages susmentionnés pour davantage d’explicitations et pour les applications pratiques.

Les pensées intrusives sont des phénomènes normaux. Chez la majorité d’entre nous, la plupart des pensées intrusives passent sans susciter beaucoup d’attention et sans vraiment perturber. Elles sont rapidement suivies par d’autres idées non problématiques et restent sans lendemain. Un certain nombre de ces pensées ont une fonction positive, par exemple celles qui sont au départ d’idées nouvelles, créatives, ou celles qui évoquent des dangers possibles et des réactions à ne pas adopter (sans système d’alerte très sensible, l’Homo sapiens n’aurait pas survécu).

Une minorité de personnes sont effrayées ou culpabilisées par les pensées intrusives. Au lieu de se dire « quelle idée idiote » et de passer à autre chose, elles pensent par exemple : « Quelle horreur ! Si je pense cela, je risque de le faire. Si j’ai de telles idées, je suis anormal ou mauvais. Il faut absolument que je lutte contre ces idées et que je les élimine. Si je n’y parviens pas, des catastrophes vont se produire et ce sera ma faute ». Ces personnes vont essayer de contrôler leurs pensées intrusives et de les supprimer, dès qu’elles apparaissent. Hélas, les idées et les impulsions surgissent alors de plus belle et se transforment en obsessions.

Notons encore que les personnes qui développent des obsessions caractérisées sont généralement anxieuses et souffrent d’un sentiment de responsabilité exagéré 15. Souvent, elles sont perfectionnistes, très préoccupées de garder le contrôle d’elles-mêmes en toutes circonstances. Elles sont généralement victimes de croyances irrationnelles, telles que celles-ci : on est responsable de toutes les idées qui nous passent par la tête ; on peut et on doit toujours contrôler ses idées ; imaginer un événement entraîne sa réalisation ; avoir l’idée d’une mauvaise action signifie la désirer ; ne pas neutraliser l’idée d’une mauvaise action revient à la vouloir ; penser quelque chose équivaut à le faire ; ne pas réussir à éviter quelque chose de nuisible aux autres, c’est comme l’avoir fait.

Les personnes sujettes à des obsessions qui les perturbent fortement, développent en général des rituels mentaux ou des actions ritualisées : vérifier, compter, nettoyer, se laver, ranger avec minutie, réciter des formules ou des prières, demander à être rassuré, etc. Ces compulsions donnent l’illusion de contrôler les obsessions. Elles permettent de diminuer l’anxiété ou la culpabilité qu’elles produisent. À long terme, elles sont cependant une mauvaise solution : elles sont pratiquées de plus en plus souvent, prennent un temps considérable, apparaissent comme une assuétude, suscitent à leur tour de l’angoisse et de la culpabilité. Tout se complique. La personne se retrouve enfermée dans un cercle vicieux. Si elle veut se débarrasser de ses compulsions, elle devra faire des exercices de refus de les accomplir. Ces exercices devront se faire selon un ordre de difficulté croissante 16.

Les expérimentations sur « l’effet Ours blanc »

Daniel Wegner, un éminent chercheur de l’université de Virginie, a réalisé des expériences très instructives sur un élément essentiel de la transformation des idées intrusives en obsessions 17.

Dans l’expérience inaugurale, qui date de 1987, Wegner et trois collaborateurs donnaient à leurs sujets deux consignes : pendant cinq minutes, énoncer à haute voix et de façon continue tout ce qui vient à l’esprit ; ne pas penser à un ours blanc. Cette tâche est apparue difficile : les sujets ont souvent pensé à un ours blanc et n’ont pas pu s’empêcher de le faire.

D’autres sujets ont été invités de la même façon à dire tout ce qui leur passait par la tête, mais ils recevaient la consigne de penser, entre autres choses, à un ours blanc. Ils ont évidemment mentionné l’animal. Toutefois, la fréquence de ces évocations a été moindre que chez les sujets de la première expérience lorsque ceux-ci furent conviés, dans une deuxième phase de leur expérience, à énoncer toutes leurs idées, sans plus essayer d’éviter de penser à un ours blanc.

Dans une autre expérience, les chercheurs ont proposé aux participants de ne pas penser à un ours blanc et de visualiser immédiatement une Volkswagen rouge dès que l’idée de l’ours se présenterait. Lorsque, dans la deuxième phase de cette expérience-ci, les sujets ont été invités à énoncer leurs idées sans aucune autre consigne, ils ont évoqué beaucoup moins souvent l’ours blanc que ceux de la toute première expérience. En d’autres termes, la mise en place d’une « stratégie de distraction focalisée  » permet un meilleur contrôle des idées intrusives que la simple volonté de les supprimer.

Troubles résistants et psychanalyse

En 2005, un rapport de la Haute Autorité de Santé s’intéressait aux Troubles Obsessionnels Compulsifs résistants. Le rapport soulignait tout d’abord que ce trouble toucherait environ 2 % de la population adulte et serait ainsi la 4e pathologie psychiatrique la plus fréquente (derrière les troubles phobiques, les troubles liés aux toxiques – alcool et drogue – et les troubles dépressifs). Il rappelait ensuite que des traitements avaient prouvé leur efficacité : les thérapies comportementales et cognitives, les antidépresseurs sérotoninergiques (selon le degré de sévérité de la pathologie), ainsi que l’association des deux traitements (médicamenteux et psychothérapeutique). Ils permettent d’améliorer nettement les deux tiers des patients et d’en guérir environ 20 %. Malgré tout, et bien qu’ayant suivi un traitement bien conduit, certains patients demeurent réfractaires, restant victimes d’une pathologie parfois largement invalidante. Le rapport de l’HAS relatait ensuite les premiers résultats de techniques neurochirurgicales et de stimulations cérébrales profondes, résultats intéressants, mais préliminaires, pour la prise en charge de TOC sévères et résistant aux traitements habituels.

La HAS n’a fait là que son travail : en s’appuyant sur un groupe d’experts du domaine, et après une étude minutieuse de la littérature scientifique, elle a présenté, pour les praticiens, l’état de l’art et l’évaluation des différentes formes de traitements applicables.

Pourtant, la réaction des courants d’inspiration psychanalytique a été immédiate. Ainsi, dans une tribune parue dans le journal Le Monde (5 décembre 2006), Steven Wainrib psychiatre, psychanalyste et membre de la Société psychanalytique de Paris s’insurge : « Qu’est-ce qu’un TOC ? Tout le monde sait ce qu’est une obsession, qui peut aller de l’envie de vérifier si on a bien fermé le gaz à celle de dire des cochonneries ou des choses sacrilèges dans une réunion bien-pensante. Chacun peut sentir qu’il s’agit là d’un conflit entre le désir et son interdit, entre la violence des pulsions ou l’envie de tout contrôler et la nécessité d’être M. Tout-le-Monde. Oui, quand ça devient trop envahissant, on peut glisser vers ce qu’on appelle classiquement une névrose, souffrance chronique d’un sujet divisé. Chacun peut sentir qu’il y a là une histoire personnelle à éclaircir ». Appel à une « histoire personnelle à éclaircir », à un « désir refoulé », au mépris de la connaissance acquise sur cette pathologie… pour ensuite traiter les experts de la Haute Autorité en Santé de « médecins de Molière », « emportés sans doute par l’aveuglement de leur volonté de puissance », ironisant sur des traitements « qui font froid dans le dos ». Les personnes atteintes de TOC méritent sans doute mieux que l’ironie et les traitements de chamanes. La psychologie scientifique, évaluée, prend petit à petit la place qui lui revient dans la médecine moderne.

J-P. K.

En interrogeant les participants de la première expérience, Wegner a constaté qu’ils avaient essayé d’éviter de penser à l’ours blanc en se concentrant sur ce qui leur passait par la tête. Cette stratégie a donné de piètres résultats en comparaison de celle de la refocalisation programmée.

Wegner a ainsi clairement démontré qu’il est vain de vouloir repousser ou d’oublier des cognitions aversives en les attaquant de front. Une telle stratégie est contre-productive : cette répression « volontariste » provoque un « effet rebond », que Wegner a aussi appelé « effet ironique » 18 : les idées resurgissent plus fréquemment et peuvent devenir des obsessions.

Par ailleurs, via d’autres expérimentations, Wegner a montré qu’une « confrontation dosée » (par étapes) avec les pensées non désirées permettait leur réduction 19. Il a ainsi confirmé ce que les thérapeutes comportementalistes avaient déjà observé : il est essentiel d’oser bien prendre conscience des idées intrusives et de les évaluer comme n’étant que des idées parasites.

Notons en passant que les expériences de Wegner suggèrent une explication de certains lapsus. Lorsque nous essayons de ne pas penser à une idée ou du moins de ne pas l’énoncer, celle-ci acquiert, paradoxalement, davantage d’importance dans le champ de la conscience. À un moment de fatigue, de stress intense ou de distraction, nous pouvons être amenés à l’énoncer malgré notre décision de la réprimer 20.

De l’importance d’une psychopathologie scientifique

La diffusion des informations qui précèdent pourrait épargner une véritable torture mentale à des millions de personnes de par le monde 21. Leur connaissance aurait épargné notamment à Gérard Haddad une cure chez Lacan qui allait durer jusqu’à la mort de celui-ci, soit douze années de séances quotidiennes. Haddad raconte en effet qu’il a entamé cette analyse à cause d’idées intrusives et obsédantes 22 : « Petit juif sincèrement pieux, empli de ferveur religieuse, j’étais par moments envahi de pensées blasphématoires qui me clouaient au mur mental de la honte et du désespoir ». Devenu adulte, « une autre thématique obsessionnelle s’était entretemps superposée à la précédente, des représentations cette fois à contenu sexuel, qui à leur tour me plongeaient dans une indicible honte et une insupportable douleur. […] J’étais convaincu d’être le seul être humain à abriter de pareilles affreuses pensées. Comment aurais-je pu révéler cette torture ? La lutte que je menais contre de telles représentations m’épuisait et j’alternais les moments de brillante réussite scolaire avec de sévères moments de dépression » 23. Haddad a commencé son analyse en 1969 24. À cette époque, ni la psychanalyse, ni même les TCC n’offraient une stratégie efficace pour se libérer des obsessions. Depuis, un grand pas a été accompli.

Pour expliquer et traiter les troubles du comportement, il existe aujourd’hui une psychologie scientifique qui rend de plus en plus de services. Croire que le traitement de ces troubles relève soit de la psychiatrie biologique soit de la psychanalyse est une conception simpliste, qui trahit une totale ignorance de la psychologie d’aujourd’hui. Cette conception est malheureusement encore celle de bon nombre d’intellectuels et de journalistes francophones.

La démarche scientifique en psychologie

Un des principaux débats dans la philosophie allemande du XIXe siècle a porté sur la méthodologie des sciences humaines, appelées alors « sciences de l’esprit » ou « sciences morales ». L’issue des discussions, parfois très vives, fut le dualisme méthodologique. Le philosophe Wilhelm Dilthey (1833- 1911) est resté la figure la plus connue de ce que l’on a appelé le « conflit des méthodes ». Il a popularisé la distinction de l’historien Johann Droysen entre « expliquer » et « comprendre ». Dans un essai célèbre de 1894, il développait la formule « la nature nous l’expliquons, la vie psychique nous la comprenons » 25. Il déplorait que la psychologie scientifique ne rende guère compte des phénomènes humains les plus importants et il réclamait la constitution d’une « psychologie compréhensive ou descriptive » capable d’analyser la vie psychique sans la mutiler. Mais déjà dans ce texte, Dilthey reconnaissait l’importance du contrôle scientifique des hypothèses. Il allait jusqu’à dire que l’approche compréhensive « prépare la monographie explicative 26 ».

Depuis ces prises de position, l’évolution de la psychologie a montré, dans les faits, la fécondité de la démarche scientifique pour étudier les conduites normales et pathologiques. Des psychologues ont réalisé des recherches observationnelles et corrélationnelles, mais également des expérimentations au sens fort du terme.

Les premières expérimentations en psychologie ont porté sur la perception – notamment les erreurs et illusions d’observations – et sur les facteurs de la mémorisation. Les premières expérimentations en rapport avec la psychopathologie ont porté sur le conditionnement de réactions émotionnelles. Yvan Pavlov et ses élèves ont réalisé sur des animaux des expériences qui éclairent des réactions humaines 27. John Watson semble être le premier psychologue à avoir provoqué des réactions « pathologiques » de façon expérimentale 28. Son expérience, qui posait de sérieux problèmes, a été peu répliquée, mais elle a été au départ de beaucoup d’autres recherches. Le lieu où ces travaux ont été les plus féconds pour la pratique clinique est sans doute le département de psychiatrie de l’université d’Oxford, dirigé par Michael Gelder 29. Des avancées décisives y ont été réalisées, principalement par David Clark et Paul Salkovskis, pour comprendre et traiter des paniques, des phobies sociales et des obsessions 30.

Il faudra attendre les années 1980 pour que se réalisent des expérimentations réellement éclairantes sur les obsessions, un phénomène qui perturbe gravement la vie d’environ 2 % de la population.

J. V.R.

1 Cité par Jean Cottraux, Les ennemis intérieurs, Odile Jacob, 1998, p. 18.

2 Réflexions et maximes, § 503, Paris, Garnier, 1954, p. 381.

3 Nouveaux essais sur l’entendement humain (1765), Livre II, ch. 21, § 12, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 150.

4 Par-delà bien et mal (1886), § 17. Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, vol. VII, 1971.

5 Œuvres II, Gallimard, Pléiade, 1966, p. 750.

6 Sauteraud a également publié un excellent ouvrage destiné aux thérapeutes : Le trouble obsessionnel-compulsif. Le manuel du thérapeute, Odile Jacob, 2005, 362 p.

7 « Abnormal and normal obsessions », Behaviour Research and Therapy, 1978, 16 : 233-248.

8 M. Freeston, R. Ladouceur, N. Thibodeau & F. Gagnon, « Cognitive intrusions in a non-clinical population. I. Response time, subjective experience and appraisal », Behaviour Research and Therapy, 1991, 29 : 585-597.

9 Selon la recherche de C. Purdon & D. A. Clark « Obsessive intrusive thoughts in non-clinical subjects : II. Cognitive appraisal, emotional response and thought-control strategies », Behaviour Research and Therapy, 1994, 32 : 403-410.

10 Les premiers psychanalystes. Gallimard, Vol. 1, 1976, p. 248.

11 « Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneurose » (1909), rééd. dans Gesammelte Werke, Francfort, Fischer, vol. VII, p. 411.

12 Die Traumdeutung (1900), rééd. dans Gesammelte Werke, Fischer, vol. II, p. 254ss.

13 Inhibition, symptôme et angoisse (1926), trad. PUF, 1968, p. 33.

14 P. M. Salkovskis, « Obsessional-compulsive problems : a cognitive-behavioural analysis », Behaviour Research and Therapy, 1985, 25 : 571-583. Pour une présentation plus récente, voir : P. Salkovskis & J. Kirk, « Obsessional-compulsive disorder », In : D. Clark & Ch. Fairburn, eds, Science and practice of cognitive behaviour therapy, Oxford University Press, 1997, p. 179-208.

15 Voir par exemple, P. M. Salkovskis et al., « Responsability attitudes and interpretations are characteristic of obsessive-compulsive disorder », Behaviour Research and Therapy, 2000, 38 : p. 347-372.

16 Pour la mise en œuvre, voir supra les trois ouvrages cités. Répétons que le but du présent article n’est pas de présenter une théorie complète du T.O.C. et de son traitement, mais de monter la fécondité de la psychopathologie expérimentale.

17 D. M. Wegner, D. Schneider, S. Carter, T. White, « Paradoxical effects of thought suppression », Journal ofPersonality and Social Psychology, 1987, 53 : 5-13. – D. Wegner, White Bears and Other Unwanted Thoughts, New York, Viking, 1989,2e éd., Guilford, 1994. Wenzlaff & D. Wegner, « Thought suppression », Annual Review of Psychology, 2000, 51 : 59-91. Les expériences de Wegner ont été maintes fois répliquées avec les mêmes conclusions. Voir p. ex. A. Kelly & J. Kahn « Effects of suppression of personal intrusive thoughts », Journal of Personality and Social Psychology, 66 : 998-1006.

18 « Ironic processes of mental control », Psychological Review, 1994, 101 : 34-52.

19 D. Gold & D. Wegner, « Origins of ruminative thought », Journal of Applied Social Psychology, 25 : 1245-1261.

20 D’autres lapsus s’expliquent simplement par le fait que des réactions sont fortement automatisées, comme lorsqu’on écrit, en janvier, l’année précédente sur un chèque.

21 Les T.O.C. s’observent dans tous les pays, avec évidemment des différences du contenu des obsessions. Ils sont décrits depuis des temps ancestraux. Un des premiers textes bouddhiques raconte qu’un moine, appelé Sammunjani, passait son temps à balayer, au détriment de toutes les autres activités monastiques (P. de Silva & S. Rachman, Obsessive-compulsive disorder, Oxford University Press, 1992, p. 48).

22 Le jour où Lacan m’a adopté. Mon analyse avec Lacan, Grasset, 2002. Rééd. Le Livre de Poche, Coll. Biblio Essais, 2007, p. 19.

23 Ibid., p. 19-20.

24 Concernant la durée de cette cure, il faut noter que les séances étaient très courtes (parfois quelques secondes, écrit Haddad p. 183 et 236). Par ailleurs, d’autres thèmes ont été progressivement évoqués, notamment des questions religieuses et le désir de devenir psychanalyste. L’ingénieur agronome est devenu analyste lacanien.

25 « Die Natur erklären wir, das Seelenleben verstehen wir », In : Ideen über beschreibende und zergliedernde Psychologie (1894), réédité dans Die Geistige Welt, Leipzig, Teubner, 1924. Trad., Le Monde de l’Esprit, Aubier, 1947.

26 Ibid., p. 198.

27 W. Gantt, L. Pickenhain & Ch. Zwingmann, Pavlovian approach to psychopathology, Edition Leipzig, 1970, 342 p.

28 John Watson & Rosalie Rayner, « Conditioned emotional reactions », Journal of experimental Psychology, 1920, 3 : 1-14. Trad., « Réactions émotionnelles conditionnées », In : H. Eysenck (ed.), Conditionnement et Névroses, Paris, Gauthier-Villars, 1962, p. 27-38.

29 Pour une présentation synthétique en français, voir Michaël Gelder, « Au-delà de la méthode clinique : les applications de la psychopathologie expérimentale », In : P. Pichot & W. Rein (eds), L’approche clinique en psychiatrie, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1993, vol. 2, p. 101-116.

30 Voir par exemple David Clark & Christopher Fairburn (eds), Science and practice of cognitive behaviour therapy, Oxford University Press, 1997, 438 p.