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Avez-vous parfois l’impression d’être observé ?

Publié en ligne le 27 décembre 2023 - Psychologie -

« La vision est palpation par le regard. »

M. Merleau-Ponty (1908-1961)

De nombreuses personnes rapportent spontanément avoir fait l’expérience de se sentir observées dans leur dos, comme si le regard de quelqu’un placé derrière elles effleurait leur nuque, et de s’être retournées pour le vérifier. Souvent leur regard a croisé celui d’un inconnu, les fixant depuis l’autre bout de la rue ou de la pièce, ce qui a confirmé leur impression. Cette expérience sensorielle, la sensation d’être observé, s’appelle la « scopesthésie ».

Le regard a-t-il réellement le pouvoir d’exercer une force physique sur les êtres vivants, au point de les faire se retourner, et sur les objets, au point même de les déformer ? Certains d’entre nous seraient-ils doués d’une perception extrasensorielle, d’un « septième sens » [1] ? Ne risque-t-on pas de tomber dans des explications pseudo-scientifiques en voulant rendre compte de ce phénomène ?

La scopesthésie, une prophétie auto-réalisatrice ?

En 1898, le psychologue britannique Edward Titchener (1867-1927) publia la première étude scientifique de la sensation d’être observé [2]. Il disait que, chaque jour, il avait une certaine proportion d’étudiants qui affirmaient qu’ils se sentaient regardés par derrière et une plus petite proportion qui croyaient qu’en fixant fermement la nuque d’une personne placée devant eux, ils pouvaient la faire se retourner. E. Titchener ne dit pas s’il avait lui-même suggéré ce phénomène. Il se produisait aussi bien dans n’importe quel contexte, dans la rue, dans une salle de cours, dans un lieu public. Il était décrit comme la sensation d’une étrange raideur de la nuque, quelquefois accompagnée de picotements, qui gagnait en intensité jusqu’à ce qu’un mouvement pour la soulager devienne inévitable. Cette raideur était considérée comme l’effet direct de la focalisation du regard de quelqu’un sur l’arrière de la tête et du cou. De ses expériences de laboratoire avec des personnes qui prétendaient pouvoir sentir le regard des autres et celles qui prétendaient être capables de « faire se retourner les gens », E. Titchener conclut que dans les deux cas les résultats étaient invariablement négatifs. Il décrivit le phénomène comme une prophétie auto-réalisatrice par laquelle un individu se croyant regardé attire en se retournant ainsi l’attention des autres sur lui, et fait advenir la prophétie.

La Dame de Shalott(détail), William Holman-Hunt (1827-1910)
Le poète victorien Alfred Tennyson raconte que la Dame de Shalott est enfermée dans une tour où elle est condamnée à tisser des images du monde qui l’entoure ; mais elle ne peut observer celui-ci que dans le reflet d’un miroir et non pas directement.

Il continua à penser qu’il était pédagogique de refaire ces expériences pour montrer que la scopesthésie comme la télépathie sont contraires à l’esprit critique : « Aucun psychologue à l’esprit scientifique ne croit à la télépathie. En même temps, la réfuter dans un cas précis peut initier un étudiant à la démarche scientifique correcte, et le temps ainsi employé peut être remboursé au centuple à la science. » Avait-il raison ? Les croyances en des phénomènes paranormaux semblent avoir plutôt tendance à résister à l’évidence et la scopesthésie ne fait pas exception.

D’autres expériences suivirent…

En 1913, John Edgar Coover (1872-1938), psychologue et parapsychologue américain, étudia le phénomène de scopesthésie auprès de ses étudiants de l’université Stanford. Les étudiants formaient des binômes dont l’un était le sujet et l’autre l’observateur. Le sujet assis tournait le dos à l’observateur qui le regardait ou non. Les observations étaient aléatoires. Chaque fois, le sujet devait dire s’il se sentait regardé ou non. D’après les résultats de l’expérience, J.-E. Coover conclut à son tour que la capacité à détecter le regard derrière soi n’existait pas.

Cette expérience fut réitérée plusieurs fois par d’autres chercheurs et donna plus ou moins les mêmes résultats négatifs. Par la suite, les expériences sur la scopesthésie continuèrent en suivant deux approches parallèles, l’une utilisant l’observation directe, inspirée de la méthode de Coover et l’autre un dispositif expérimental où l’observateur et le sujet se trouvaient dans des pièces différentes reliées par des caméras ou séparées par un miroir sans tain [3].

« Avez-vous des yeux derrière la tête ? »

De 1995 à 2002, Diana Issidorides, psychologue cognitive, et Jan Van Bolhuis, statisticien, menèrent une expérience au Centre scientifique NeMo à Amsterdam, à laquelle participèrent plus de 18 700 couples de sujets et observateurs. Elle se présentait aux sujets sous la forme d’une question simple : « Avez-vous des yeux derrière la tête ? » Le sujet était assis à deux mètres de l’observateur et lui tournait le dos. À chaque début d’essai, un signal sur un écran d’ordinateur informait l’observateur s’il devait regarder ou non le sujet. Celui-ci avait sept secondes pour répondre oralement. L’observateur rentrait alors la réponse dans l’ordinateur. Au bout de vingt-neuf essais, le sujet savait s’il avait ou non « des yeux derrière la tête ». L’expérience avait été conçue de telle manière que si les gens répondaient au hasard, 20 % seraient classés comme ayant « des yeux derrière la tête ».

Les résultats obtenus furent statistiquement significatifs. Entre 32 % et 41 % des sujets avaient une capacité de scopesthésie. Cependant, ces tests avaient été réalisés sans encadrement. Certaines personnes avaient pu tricher [4].

C’est en particulier la conclusion qu’en tira Rupert Sheldrake, biochimiste de formation et parapsychologue croyant dans la scopesthésie : « Ces tests furent effectués sans surveillance, et il n’y a aucune garantie que certaines personnes n’aient pas triché. À cause de cette éventualité, les résultats ne peuvent être qu’indicatifs de l’utilité de faire le test sous des conditions plus contrôlées » [4]. Il refit alors de nouvelles expériences dont les résultats s’avérèrent non significatifs. Nicolas Gauvrit, mathématicien et chercheur en sciences cognitives, commenta ainsi ses tentatives infructueuses : « Les premières expériences de Sheldrake sur la question furent totalement démontées lorsqu’on mit à jour plusieurs erreurs méthodologiques et statistiques profondes invalidant totalement la « démonstration ». Sheldrake refit des expériences tenant compte d’une partie – mais une partie seulement – des remarques critiques qui lui étaient faites. De nouvelles critiques entraînèrent de nouvelles réponses, et le cercle infernal semble aujourd’hui sans fin » [5].

Dès 1980, R. Sheldrake avait mené des expériences sur la sensation d’être observé et l’avait expliquée par une théorie particulière, la « résonance morphique ».

Rupert Sheldrake et la « résonance morphique »

Selon la théorie de la résonance morphique, les gens savent quand ils sont regardés.

D’après elle, la conscience devrait être considérée à la façon d’un champ électromagnétique, c’est-à-dire qu’elle serait capable d’interagir à distance. L’esprit, à savoir les processus mentaux et la faculté de penser propres à l’Homme, serait indépendant du cerveau. Des formes similaires (morphes ou « champs d’information ») résonneraient et échangeraient des informations au sein d’une force de vie universelle : « Les systèmes naturels, tels que les colonies de termites, ou les pigeons, ou les plantes d’orchidées, ou les molécules d’insuline, héritent d’une mémoire collective de toutes les choses précédentes de leur espèce, aussi loin qu’elles se trouvent et aussi longtemps qu’elles existent. » R. Sheldrake croit pouvoir donner plusieurs exemples de la résonance morphique chez les humains comme chez les animaux. Il raconte que dans une île de l’archipel japonais, les singes se nourrissaient principalement de patates douces. Un jour, une guenon alla laver une patate dans la rivière et la mangea. Elle répéta ce geste les jours suivants et d’autres singes l’imitèrent. Puis tous les autres singes de l’île en firent autant. Le plus surprenant, dit R. Sheldrake, c’est que d’autres singes sur d’autres îles adoptèrent cette habitude. Dans la mesure où il n’y avait aucun contact physique entre les singes, l’information était passée par la résonance morphique.

Le Banquet des singes (détail), David Teniers le Jeune (1610-1690)

De même, selon R. Sheldrake, il serait plus facile de réussir un exercice de mots croisés dans un journal en fin de journée parce que les réussites collectives du matin résonneraient à travers le champ morphique culturel !

Dans le huitième chapitre de son livre, intitulé « La conscience se limite-t-elle à l’activité cérébrale ? », R. Sheldrake écrit : « Ce que nous voyons autour de nous est dans notre esprit sans être dans notre cerveau. Quand nous regardons un objet, en un sens notre esprit le touche. Cela peut aider à comprendre la sensation d’être observé […] La capacité de détecter ce regard [d’être observé] semble réelle – comme l’ont montré de nombreuses expériences scientifiques, elle semble même fonctionner par « télévision » interposée. L’esprit s’étend au-delà du cerveau non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps, il nous relie à notre propre passé par la mémoire et aux futurs virtuels parmi lesquels nous choisissons » [6].

L’expérience de la scopesthésie sur Internet

En 2005, malgré les critiques concernant les erreurs méthodologiques et statistiques profondes de ses expériences, R. Sheldrake persista.

Il dit avoir mené de nombreuses expériences personnelles et publia sur son site Internet [7] des instructions précises pour que toute personne désireuse de tester la capacité à sentir qu’elle est observée puisse le faire. Vingt mille essais furent effectués un peu partout, y compris dans des écoles et des lycées, et par n’importe qui. R. Sheldrake en conclut : « Ces expériences ont donné des résultats positifs, reproductibles et hautement significatifs, ce qui implique qu’il existe en effet une sensibilité généralisée à être regardé par derrière [...] il n’est pas nécessaire que tout le monde s’accorde sur l’existence d’un phénomène avant de discuter de ses éventuelles implications. Une discussion sur les implications de l’évolution a commencé bien avant que tout le monde reconnaisse que l’évolution s’était produite, et il y a encore des gens qui nient sa réalité » [7].

Critique de l’expérience de Sheldrake : biais de confirmation d’hypothèse et effet de l’expérimentateur

Michael Shermer, journaliste scientifique et historien des sciences américain, fondateur et président de The Skeptics Society et rédacteur en chef du magazine Skeptic, a répondu à l’argument de R. Sheldrake qu’on n’a aucun moyen de savoir si ces personnes non expérimentées, qui ont passé le test sur Internet, ont contrôlé les variables intermédiaires et les biais des expérimentateurs. De plus, comme l’avait dit E. Titchener, une personne qui pense être regardée et se retourne pour le vérifier attire par ce mouvement les yeux des observateurs potentiels. Le biais de confirmation, qui nous conduit à rechercher et trouver des preuves confirmant ce que nous croyons déjà, est à l’évidence à l’œuvre ici. M. Shermer écrit :
« Dans un numéro spécial du Journal of Consciousness Studies consacré à un débat féroce entre “Sheldrake et ses critiques”, j’ai évalué les 14 commentaires ouverts de pairs sur l’article cible de Sheldrake (sur le sentiment d’être regardé) sur une échelle de 1 à 5 (critique, légèrement critique, neutre, légèrement favorable, favorable). Sans exception, les 1, 2 et 3 étaient tous des scientifiques traditionnels avec des affiliations traditionnelles, tandis que les 4 et 5 étaient tous affiliés à des institutions marginales et pro-paranormales » [8].

Au biais de confirmation probable s’ajouterait un effet de l’expérimentateur. Marilyn Schlitz, professeur de psychologie transpersonnelle à l’université de Sofia et chercheuse principale à l’Institut des sciences noétiques [9] (qui concernent l’étude et le développement de toutes les formes de connaissance et de création), croyante dans les phénomènes psychiques, avait collaboré avec le sceptique Richard Wiseman, psychologue (université de Hertfordshire, Angleterre), pour reproduire les recherches de R. Sheldrake. M. Schlitz avait trouvé des résultats statistiquement significatifs, tandis que les résultats de R. Wiseman étaient aléatoires et montraient que les sujets ne détectaient pas mieux les regards que le hasard. R. Sheldrake retourna l’argument en disant que c’étaient ceux qui doutaient de la scopesthésie qui étaient victimes d’un biais de l’expérimentateur.

À la question de savoir si ceux qui croient à ce phénomène paranormal forment une catégorie à part, R. Wiseman répond : « Étant donné l’omniprésence de ces croyances, les psychologues essaient d’en découvrir les raisons sous-jacentes. Ils ont ainsi montré que la croyance aux phénomènes paranormaux n’est pas limitée à quelques originaux : nous aurions tous un penchant plus ou moins marqué pour le surnaturel. » Et ce penchant n’est pas nécessairement neutralisé par le niveau de connaissances scientifiques. La résistance à la croyance n’est pas corrélée avec le niveau d’études [10].

Pourquoi ceux qui éprouvent cette impression étrange d’être observés sont-ils si nombreux, alors même qu’elle est illusoire ?

Certains avancent l’explication selon laquelle tout ce qui est derrière nous peut être un danger. Notre esprit le sait. Le cerveau a un contrôle visuel sur tout ce qui se trouve devant nous. De temps en temps, il nous fait croire qu’on nous observe à notre insu pour nous mettre en alerte, au cas où nous devrions nous défendre ou fuir.

Par ailleurs, dans la vie de tous les jours, notre cerveau est habitué à voir des liens entre des événements. Par exemple, lorsque nous ouvrons le robinet, l’eau coule, lorsque nous appuyons sur l’accélérateur, la voiture roule plus vite, lorsque la température tombe en-dessous de zéro, l’eau gèle. Il est utile de repérer ces liens. Mais nous tombons parfois dans une illusion de corrélation. Selon R. Wiseman, distinguer des liens là où il n’y en a pas est aussi une conséquence de nos processus cognitifs [10].

M. Shermer pose la question de savoir en quoi et pourquoi le cerveau se comporte parfois en machine à générer des croyances [11]. Il montre que notre cerveau s’est construit ainsi à travers l’évolution. Une fois que nos croyances sont formées, nous cherchons à les renforcer en les confirmant de toutes sortes de façons, pour nous donner raison.

Mais ce qui est remarquable, c’est que, d’une part, notre cerveau est la source d’illusions au sujet de l’univers et de nous-mêmes, et que d’autre part, il est capable de comprendre le fonctionnement de l’univers ainsi que son propre processus de compréhension.

Ainsi que le constate Susan Blackmore, psychologue britannique membre du Committee for Skeptical Inquiry : « Les êtres humains, en essayant de donner du sens à leur monde, ne peuvent éviter de faire des erreurs. D’un côté, ils négligent des choses qui sont présentes, et de l’autre inventent des choses qui n’y sont pas. Ceci s’applique aussi bien aux corrélations complexes qu’aux signaux simples et aussi bien aux interprétations perceptives qu’aux théories scientifiques » [12].

Les Époux Arnolfini (détail), Jan van Eyck (c.1390-1441)

Alors, si un jour vous vous sentez « dévoré du regard » par une personne derrière vous, ce n’est sans doute que le fruit de votre imagination. Mais que cela ne vous empêche pas de prendre plaisir aux effets littéraires que peuvent tirer les romanciers de cette probable illusion, comme Arthur Conan Doyle, créateur de Sherlock Holmes, qui écrivait en 1884 :

« – Eh bien, Watson, qu’est-ce que vous en dites ?
Holmes assis me tournait le dos et je ne lui avais en aucune façon indiqué ce qui, pour l’instant, m’occupait.
– Comment avez-vous su ce que je faisais ? Il faut, vraiment, que vous ayez des yeux derrière la tête !
– J’ai, du moins, une carafe bien astiquée devant moi. »

Et Sherlock Holmes de conclure dans Le Chien des Baskerville : « Le monde est plein de choses évidentes que personne ne remarque jamais. »

Références


1 | Sheldrake R, Le Septième Sens, Le Rocher, 2004.
2 | Titchener E, “The feeling of being stared at”, Science, 1898, 8 :895-7.
3 | Monvoisin R, « Les expériences sur la sensation d’être observé peuvent-elles être parasitées par des facteurs non contrôlés ? », Zététique & initiation à l’esprit critique, support de cours, université Grenoble Alpes, 2017, 26p. 
4 | Sheldrake R, “The sense of being stared at. Part 1 : is it real or illusory ?” Journal of Consciousness Studies, 2005, 12 :10-31.
Traduction en français (« L’impression d’être observé ») disponible sur metapsychique.org
5 | Gauvrit N, « Expérience paranormale, résultats normaux : la sensation d’être observé », SPS n° 291, novembre 2010.
6 | Sheldrake R, The sense of being stared at : and other unexplained powers of human minds, Park Street Press, 2013.
7 | Sheldrake R, “Staring detection test”, site de l’auteur, rubrique “Take part”, 2023. Sur sheldrake.org
8 | Shermer M, “Rupert’s resonance : The theory of ’morphic resonance’ posits that people have a sense of when they are being stared at. What does the research show ?”, Scientific American, novembre 2005. Sur scientificamerican.com
9 | Institute of Noetic Sciences, “About Marylin Schlitz”, biographie et publications. Sur noetic.org
10 | Wiseman R, « Qui croit au paranormal ? », Cerveau & Psycho, septembre 2014. Sur cerveauetpsycho.fr
11 | Shermer M, Linse P, “The science behind : why people see ghosts”, page web, Skeptic Society, 2023. Sur skeptic.com
12 | Blackmore S, « Expériences parapsychologiques : illusions psychiques », Skeptical Inquirer, 1992, 16 :367-76.