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Il y a cinquante ans

Une responsabilité morale du scientifique ?

Publié en ligne le 7 mars 2024 - Rationalisme -
En 1972, il y a maintenant plus de cinquante ans, Michel Rouzé 1 écrivait un texte intitulé « Crise de la science ou crise de la société » (Raison présente éditée par l’Union rationaliste, n° 23, juillet 1972 ) où il analysait les fortes tensions existant dans la société. Il s’inquiétait particulièrement de l’important stock de bombes atomiques détenues par les grands pays industrialisés, mais décrivait également, en personne engagée politiquement, une société « en proie à des contradictions économiques violentes » et dénonçait les « nombreux cas où le développement de la technologie au service du système capitaliste ‒ qui a besoin de profits ‒ est allé à rencontre de l’intérêt général, et où l’on s’est moqué du monde ».

Un long passage de son article s’interrogeait sur la place et la responsabilité du scientifique. C’est cet extrait que nous reproduisons ici, car il nous semble avoir une résonnance toute particulière au regard de l’actualité présente.

Quelle est la responsabilité des scientifiques ? Je voudrais dire d’abord que je me refuse à envisager cette responsabilité d’un point de vue purement éthique, disons chrétien. Cela ne veut pas dire grand-chose. Je préfère me demander ce qu’ils pourraient faire et ce qu’ils devraient faire pour eux-mêmes.

Manœuvres d’artillerie (détail), Étienne Berne-Bellecour (1838-1910)

Certes, le scientifique n’est pas responsable en tant que scientifique du fait que la découverte de l’énergie nucléaire a conduit à la bombe atomique. Sur le fait incontestable qu’Einstein et Szilard ont poussé Roosevelt à préparer la bombe atomique, on pourrait disserter longtemps. S’ils ne l’eussent pas fait, je pense qu’elle aurait quand même vu le jour. Là n’est pas le problème. Au demeurant, on peut se demander si, oui ou non, ils ont eu raison de le faire.

Le problème est de savoir ce que les scientifiques peuvent faire, à la place où ils sont, et non pas de rechercher s’il existe pour eux des responsabilités morales spécifiques. C’est ce qui m’a souvent gêné au cours des débats que j’ai suivis, où l’on isolait en quelque sorte les scientifiques. Il faudrait créer une éthique spéciale pour les scientifiques...

L’expérience a prouvé que cela ne mène à rien, parce qu’ils se divisent eux-mêmes comme se divise le commun des Hommes. Je préférerai m’adresser aux scientifiques de bonne volonté, c’est-à-dire à ceux qui sentent tous les périls du monde où nous vivons et qui peuvent se demander ce que chacun d’eux peut faire à sa place scientifique, comme peut se le demander un enseignant en tant qu’enseignant, ou un manœuvre en tant que manœuvre, ou un cheminot en tant que cheminot.

La première chose qu’il peut et doit faire, c’est d’informer le public. Les scientifiques le font bien souvent, mais pas assez à mon avis. Il y en a encore qui s’enferment dans leur tour d’ivoire, dans leur supériorité de scientifique, et nous le sentons, nous journalistes, quand nous allons les voir pour leur arracher des informations.

Ils ne croient pas non plus à la possibilité d’informer les masses. Ils ne voient pas l’importance de l’information […]. Il faut informer les gens de ce qui est […]. J’ai été assez navré, hier, au cours d’une réunion, de voir un millier de jeunes écouter des calembredaines 2, parce qu’ils étaient en attitude de contestation parfaitement légitime à l’égard de la société actuelle, de ses structures, de ses injustices, de ses menaces, mais ils se fourvoyaient dans une impasse, parce qu’on leur faisait prendre des positions anti-scientifiques, par exemple en contestant la valeur même de la connaissance.

Je crois que les scientifiques qui perçoivent ces périls doivent participer, je ne dirai pas à la contestation (c’est un mot qui est devenu équivoque), mais à l’effort de changement de la société, en lui apportant ce qu’ils peuvent lui apporter, c’est-à-dire une base rationnelle et des informations objectives. S’ils ne veulent pas participer à cette lutte, c’est leur affaire, et c’est en tant que citoyens qu’alors ils s’y refusent. Je ne pense pas qu’en tant que scientifiques ils puissent dire oui ou non, c’est en tant que citoyens. S’ils ont dit « oui », alors ils doivent apporter leurs efforts de scientifiques à cette lutte commune, parce que le changement de la société ne se produira pas à coup d’attitudes négatives, de contestations vides, de négations frénétiques, mais par une lutte rationnelle, et c’est l’esprit de la science qui peut participer à cette lutte rationnelle, et même, dans une grande mesure, la porter.

Pour cela encore faut-il que les scientifiques sachent montrer, par leur attitude, que la science et la rationalité ont pour mission de libérer et non pas d’asservir. Le fait que, dans la société actuelle, les scientifiques sont au service du pouvoir, et que la science et la technologie ont souvent les conséquences que nous voyons qu’elles ont, résulte d’une crise de la société et non pas d’une crise de la science elle-même, crise de la société que la science peut analyser.

Le Rocher isolé, Gustave Courbet (1819-1877)

Je ne comprends pas non plus […] que l’on puisse fonder une éthique et une action politique sur la seule valorisation de la connaissance […]. Les motifs d’agir viennent d’ailleurs, mais l’action qui n’est pas basée sur la rationalité, qui n’est pas basée, aujourd’hui, sur la science, est une action qui s’égare et qui, finalement, risque de servir ce qu’elle prétend attaquer.

Michel Rouzé

1 Michel Rouzé (1910-2004) était journaliste. Il a été le fondateur de l’Afis et de la revue Science et pseudo-sciences.

2 Propos extravagants.


Thème : Rationalisme

Mots-clés : Science

Publié dans le n° 346 de la revue


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L' auteur

Michel Rouzé

Michel Rouzé, de son véritable nom Miecsejslaw Kokoczynski, est né à Paris en 1910 et décédé en 2004. Journaliste, (…)

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