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Une bactérie immunisée contre les virus

Publié en ligne le 23 octobre 2023 - Information scientifique -
Rubrique coordonnée par Kévin Moris

De nombreux procédés industriels, comme la fabrication de fromage ou la synthèse de composés organiques (vitamines, acides aminés, etc.) emploient diverses souches de bactéries. Ces procédés présentent des avantages sur la synthèse pétrochimique car ils sont pour la plupart moins polluants [1]. Cependant, l’utilisation de bactéries les expose à leurs prédateurs naturels : les bactériophages (également appelés phages). Ces virus sont considérés comme étant les organismes les plus abondants sur la planète et ne peuvent infecter que les bactéries [2]. Leur mécanisme de reproduction est proche des virus infectant, par exemple, nos cellules humaines : leur génome (ADN ou ARN) est injecté à leur cible et monopolise la machinerie moléculaire de cette dernière pour produire de nouveaux virus qui, après libération, infecteront d’autres cellules en répétant le cycle. La cellule devient alors une « usine à fabriquer des virus ».

Bactéries E. coliinfectées par des phages T4

Par conséquent, tout procédé industriel bactérien contaminé par des phages est condamné à l’échec, et des mesures de prévention sanitaire ont été généralisées pour prévenir un tel événement [3]. Néanmoins, comme le soulignent de récents exemples, ces mesures ne suffisent pas encore à supprimer le risque de contamination et invitent à la recherche de nouvelles méthodes [4]. L’une d’elles, explorée tout d’abord par une équipe de l’université de Cambridge, est d’immuniser une souche bactérienne contre les phages via un changement de son code génétique [5, 6].

Le code génétique traduit en quelque sorte le « langage » du gène en « langage » de protéine. Il repose sur une machinerie moléculaire complexe dont les propriétés sont inscrites dans le génome de chaque organisme. Presque tous les organismes (bactéries, virus, cellules végétales, cellules animales, etc.) partagent le même code génétique. Il existe cependant quelques exceptions : certains organismes ont un code génétique différent de la majorité. Leur « traducteur » est donc différent et les deux codes ne produisent pas exactement le même langage. Ces exceptions démontrent que les règles régissant le code génétique et sa machinerie moléculaire associée sont malléables, donc modifiables.

Quand un phage infecte une bactérie, il peut détourner la machinerie moléculaire bactérienne pour convertir ses propres gènes en protéines virales qui, une fois assemblées, forment de nouveaux virus. Le succès d’un virus est intimement lié à la compatibilité de son code génétique avec celui de son hôte. On peut en déduire qu’une infection par phage d’un hôte dont le code génétique est différent du sien mènera nécessairement à la synthèse de protéines non fonctionnelles (la traduction des gènes en protéines n’étant pas correcte). Ainsi, le virus ne pourra pas se multiplier et l’hôte sera immunisé contre le virus en question.

L’équipe britannique a mené ses recherches sur la bactérie Escherichia coli. Changer le code génétique d’un organisme n’est pas aisé. Comme l’ensemble de ses gènes ont évolué pour être traduits selon les règles de son code originel, le changement de règle doit passer par plusieurs milliers de mutations réparties dans l’ensemble de ses gènes, ainsi que par une adaptation de la machinerie moléculaire employée à les traduire. Devant ce travail titanesque, les chercheurs ont opté pour la synthèse d’un génome artificiel entièrement nouveau. Ils ont ainsi « réécrit » entièrement le génome d’E. coli avec un nouveau code génétique, avant de le reconstruire et de l’implanter progressivement dans la bactérie. Cette nouvelle E. coli, nommée « Syn61∆3 », fut ensuite confrontée à cinq différentes souches de phages. Les chercheurs constatèrent que Syn61∆3 était bien immunisée vis-à-vis de ces dernières.

L’objectif semblait ainsi atteint. Néanmoins, une étude récente d’une équipe de l’université Harvard a remis en question l’immunisation de Syn61∆3 [7]. Les phages utilisés dans l’étude de l’équipe britannique n’étaient pas assez diversifiés ; en utilisant des phages trouvés dans des échantillons environnementaux, l’équipe américaine démontra que certains génomes de phages transportaient des gènes codant pour leur propre machinerie de traduction, qui, combinée à celle de Syn61∆3, permettait au virus de franchir la « barrière de la langue ». L’équipe américaine résolut le problème en modifiant davantage le code génétique de Syn61∆3 afin que celui-ci soit complètement hermétique aux virus environnementaux.

Malgré son apparente immunité, les chercheurs américains n’excluent pas que d’autres phages encore inconnus pourraient infecter Syn61Δ3 via divers stratagèmes évolutifs hypothétiques. Les chances de rencontrer de tels virus dans l’environnement semblent néanmoins minces. Syn61∆3 semble être un organisme intéressant pour la mise en place de procédés industriels présentant un risque très réduit d’infection aux phages. Il est important de mentionner que la stratégie de réécriture complète du génome employée par l’équipe britannique a été possible uniquement grâce à la très bonne connaissance d’E. coli, la bactérie la plus étudiée au monde. Elle est donc pour le moment difficile à entreprendre pour nombres d’espèces de bactéries encore mal connues, et pourtant utilisées en industrie.

Références


1 | Sheldon RA, Brady D, “Green chemistry, biocatalysis, and the chemical industry of the future”, ChemSusChem, 2022, 15 :e202102628.
2 | Clokie MR et al., “Phages in nature”, Bacteriophage, 2011, 1 :31-45.
3 | Los M, “Minimization and prevention of phage infections in bioprocesses”, Methods Mol Biol, 2012, 834 :305-15.
4 | Zou X et al., “Systematic strategies for developing phage resistant Escherichia coli strains”, Nature Communications, 2022, 13 :1-12.
5 | Robertson WE et al., “Sense codon reassignment enables viral resistance and encoded polymer synthesis”, Science, 2021, 372 :1057-62.
6 | Fredens J et al., “Total synthesis of Escherichia coli with a recoded genome”, Nature, 2019, 569 :514-8.
7 | Nyerges A et al., “A swapped genetic code prevents viral infections and gene transfer”, Nature, 2023, 615 :720-7

Publié dans le n° 345 de la revue


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L' auteur

Paul Lubrano

Membre de l’Association française de biologie de synthèse (afbs.fr) et étudiant en thèse à l’université de Tubingue.

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