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Analyse des affirmations d’Elisabeth Roudinesco sur Le Livre noir de la psychanalyse parues dans L’Express du 5-9-2005

Publié en ligne le 23 novembre 2005 - Psychanalyse -

Dans une interview intitulée « Elisabeth Roudinesco contre-attaque », la très médiatique avocate du freudisme s’exprime sur Le Livre noir de la psychanalyse (Paris, Les Arènes, 830 p.) auquel j’ai participé. Je passe en revue une vingtaine de ses énoncés, qui témoignent d’une étonnante mauvaise foi.

1. « Freud y est traité de menteur, faussaire, plagiaire, dissimulateur, propagandiste, père incestueux. »

Nous n’avons jamais dit que Freud est un « père incestueux ».

Dans le chapitre « Freud, thérapeute familial » (p. 463-69), Patrick Mahony (psychanalyste, prof. à l’Université de Montréal) évoque le fait que Freud a pratiqué ce que les psychanalystes eux-mêmes appellent une « analyse incestueuse » : il a psychanalysé sa fille Anna, pendant des années, à raison de six séances par semaine. Jusque dans les années 1960, ce fait avait été gardé secret.

Selon Mahony, la conséquence de cette analyse fut « qu’Anna, victime de ses inhibitions envers l’amour-objet, s’engagea dans une vie entière de privation ».

Concernant la crédibilité de cet auteur, je signale qu’E. Roudinesco a écrit l’an dernier : « Mon ami Patrick Mahony, est un remarquable historien du freudisme. Il a notamment effectué un sévère travail critique des grands cas de Freud » (Temps modernes, n° 627, p. 252).

2. « Dans une langue pauvre et vulgaire »

Nous nous sommes exprimés pour le grand public. Le Livre noir est une œuvre dirigée contre les princes de l’obscurantisme. Nous n’avons nulle part adopté le style amphigourique d’E. Roudinesco, qui écrit par exemple :

« Si Freud n’avait pas inventé la pulsion de mort, nous serions sans doute privés d’une représentation tragique des enjeux historiques auxquels doit faire face la conscience moderne. Quant à la psychologie, elle se serait égarée dans le culte hédonique de la puissance identitaire pour promouvoir un sujet lisse et sans bavures, tout entier enfermé dans un modèle physico-chimique. » (Pourquoi la psychanalyse ?, Fayard, 1999, p. 154).

Nous avons écrit pour que tous ceux qui souffrent de difficultés psychologiques puissent s’informer sur la psychanalyse et sur d’autres formes d’aide psychologique.

Personnellement, j’ai écrit en pensant aussi à ces malheureux étudiants qui s’épuisent à comprendre et à mémoriser des textes lacaniens, auxquels leurs enseignants eux-mêmes ne comprennent pas grand-chose ou donnent les sens les plus fantaisistes.

3. “L’ouvrage est d’autant plus pervers qu’il inclut également des auteurs dont les articles [...] ont peut-être servi, à leur insu pour certains, de caution à l’entreprise.”

Tout l’artifice est dans le « peut-être », qui permet d’insinuer sans apporter le moindre élément qui accréditerait l’accusation.

Les auteurs du Livre noir ont participé à cette entreprise en toute connaissance de cause, la plupart du temps en écrivant des textes pour l’occasion, parfois en autorisant l’éditeur à traduire en français des textes parus précédemment dans une autre langue. Ceci ne s’applique évidemment pas à Alfred Hoche et à Aldous Huxley, morts depuis longtemps, mais qui eussent été ravis de se retrouver en compagnie de critiques de la psychanalyse.

4. « Bien entendu qu’il faut critiquer la psychanalyse : j’appartiens au courant historiographique inauguré par Michel Foucault et Henri Ellenberger, dont l’œuvre est aujourd’hui détournée par les auteurs du Livre noir. »

Deux exemples, parmi beaucoup d’autres, de ce que dit Ellenberger (Histoire de l’inconscient, trad. éd. 1974), mais non E. Roudinesco :

a) « La légende freudienne passe à peu près complètement sous silence le milieu scientifique et culturel dans lequel s’est développée la psychanalyse, d’où le thème de l’originalité absolue de tout ce qu’elle a apporté : on attribue ainsi au héros le mérite des contributions de ses prédécesseurs, de ses associés, de ses disciples, de ses rivaux et de ses contemporains en général” (p. 464).

b) « Le “prototype d’une guérison cathartique” ne fut ni une guérison ni une catharsis. Anna O. était devenue une morphinomane grave qui avait conservé une partie de ses symptômes les plus manifestes » (p. 408).

A propos d’Anna O., voilà ce qu’écrit E. Roudinesco, qui prétend appartenir « au courant inauguré par Henri Ellenberger » : « Si elle ne fut pas guérie de ses symptômes, elle devint bel et bien une autre femme. » (1999, p. 30)

Le regretté Ellenberger n’aurait pas du tout apprécié cet aggiornamento de sa découverte dans les archives du sanatorium de Kreuzlingen, où Anna O. fut placée au terme de sa « cure par la parole ».

5. « La France et les pays latino-américains sont traités de nations arriérées »

Nous n’avons jamais dit une chose aussi grossière. Nous avons seulement rappelé que la psychanalyse, en France et en Argentine, jouit d’un prestige et d’un pouvoir qu’elle n’a plus ailleurs. Dans le domaine de la psychologie et de la psychothérapie, la France a pris du retard par rapport à bon nombre de pays occidentaux, mais il y a suffisamment d’intelligence en France pour que ce retard soit bientôt rattrapé.

Soulignons ici que Le Livre noir de la psychanalyse, qui est sans conteste l’ouvrage le plus documenté sur la remise en question de la psychanalyse, est l’œuvre d’un éditeur français. Jamais, ni en anglais, ni en allemand, ni en néerlandais, une somme aussi rigoureuse et aussi volumineuse n’avait été publiée.

6. « De nombreux textes sont des résumés de livres - déjà publiés depuis des années et connus des spécialistes - dont les idées sont déformées, isolées de leur contexte et parfois détournées. »

E. Roudinesco ne donne aucun exemple d’idée déformée de livres anciens.

Ces livres, connus des spécialistes, ne le sont pas du grand public, qui lui aussi a le droit de savoir.

7. « Ce sont des vieilleries déguisées en révélations »

À supposer que ce soit des « vieilleries », il importe de les répéter, car beaucoup de gens les ignorent ou ne les ont pas comprises, à commencer par E. Roudinesco elle-même.

Exemple. Popper a répété, inlassablement, qu’une pseudoscience se caractérise par le fait qu’elle est « infalsifiable », « irréfutable » et apparemment « toujours vérifiable ». Il écrit par exemple : « Il est facile d’obtenir des confirmations ou des vérifications pour pratiquement n’importe quelle théorie - si ce sont des confirmations que nous cherchons ».

E. Roudinesco, elle, écrit : « L’un des arguments majeurs opposés au système freudien, notamment par Karl Popper et ses héritiers, est son caractère infalsifiable, invérifiable ou irréfutable. Inapte à la mise en cause de ses propres fondements, la psychanalyse ne répondrait pas aux critères permettant de la faire entrer dans le monde des sciences. » (Pourquoi la psychanalyse ?, p. 15 ; italiques de J.V.R.).

En utilisant le mot « invérifiable », E. Roudinesco trahit le fait qu’elle n’a rien compris à l’argumentation de Popper.

Je renvoie au Livre noir pour une explicitation et des illustrations de cette problématique. Ici je me contente de citer Lacan. Lui, au moins, avait compris correctement Popper :

« La psychanalyse est à prendre au sérieux, bien que ce ne soit pas une science. Comme l’a montré abondamment un nommé Karl Popper, ce n’est pas une science du tout parce que c’est irréfutable. C’est une pratique, une pratique qui durera ce qu’elle durera. C’est une pratique de bavardage. » (Pour les références et d’autres citations analogues de Lacan, voir Le Livre noir, p. 423).

8. « Aucun des aspects positifs [de la psychanalyse] n’est mentionné, pas même ses succès célèbres, ni Marie Bonaparte, sauvée du suicide par Freud, ni Françoise Giroud, qui disait devoir la vie à son analyse avec Lacan. »

Faux. E. Roudinesco affirme sans avoir lu le livre !

Dans le chapitre « Les bénéfices de la psychanalyse », je mentionne précisément l’exemple de Françoise Giroud ! Page 204, je cite avec guillemets ce que dit Mme Giroud du principal bénéfice de sa cure psychanalytique. L’ironie est que j’ai repris la citation de Françoise Giroud à E. Roudinesco elle-même (Pourquoi la psychanalyse ?, 1999, p. 37).

9. « Les auteurs invitent les patients des analystes à quitter les divans pour rejoindre ceux qui, aujourd’hui, seraient les seuls à pouvoir guérir l’humanité de ses problèmes psychiques : les psychiatres partisans des thérapies comportementales et cognitives (TCC). »

E. Roudinesco n’a pas lu la table des matières de la dernière partie du livre (« Il y a une vie après Freud »). Nous ne présentons pas seulement les TCC. Nous parlons aussi de l’utilisation raisonnable des médicaments, de la thérapie de couple, de la sexothérapie moderne, de l’ethnopsychiatrie...

A propos du mot « psychiatre », utilisé par E. Roudinesco, signalons que la France est un des seuls pays où les praticiens des TCC sont en grande majorité des psychiatres. Ceci s’explique par le fait que l’enseignement des psychologues cliniciens est quasi entièrement aux mains des psychanalystes. Dans la plupart des autres pays, la majorité des praticiens des TCC sont des psychologues universitaires non médecins.

Sur les 40 auteurs du Livre noir, seulement 16 sont des psychologues ou des psychiatres, les 24 autres sont des historiens, des philosophes, des professeurs de lettres et des patients. Sur ces 16 soignants, seuls 9 appartiennent à l’obédience cognitivo-comportementale. Le Livre noir ne se veut pas un épisode de la guerre de psys, mais un bilan critique du freudo-lacanisme réalisé par un large ensemble de chercheurs.

10. « Les abus des médecins, des psychanalystes ou des psychothérapeutes, qui existent bien sûr, servent de prétexte pour s’attaquer au père fondateur. C’est comme si on déclarait demain que Spinoza était un imposteur. »

a) Le père fondateur a menti de manière systématique sur les résultats de ses cures (que ce soit par la cocaïne ou par la parole). Il a plagié, dissimulé. C’est l’objet de la première des cinq parties du livre.

b) Les abus de disciples de Spinoza remettent-ils en cause le célèbre philosophe ? Je ne comprends pas l’analogie. Vous oui ?

11. « Depuis le début, avant même la constitution d’un mouvement psychanalytique orthodoxe, la psychanalyse a toujours suscité de la haine - que je distingue de la nécessité d’une position critique. »

Dans le chapitre « Les mécanismes de défense des freudiens » du Livre noir, j’écris (p. 430) :

« Des freudiens croient annihiler des objections en les attribuant à la haine. Cet argument, tel qu’ils le formulent, présuppose que la haine est une “chose” à l’intérieur de soi, qui précède les raisons avancées qui, elles, n’en seraient que des expressions arbitraires.

En fait, il y a des critiques sans haine. Enoncer des critiques ne signifie pas automatiquement éprouver de la haine. D’autre part, certaines haines sont légitimes, en particulier lorsqu’elles sont provoquées par le spectacle récurrent de la mauvaise foi, de l’arrogance et de la manipulation de gens qui souffrent. Des idées énoncées par quelqu’un qui éprouve de la haine ne sont pas, de par la présence de ce sentiment, sans valeur épistémologique. Réciproquement, les énoncés d’un dévot ne sont pas ipso facto clairvoyants, sinon tous les religieux intégristes parleraient en vérité. Répétons que la valeur d’une objection est une question de logique et de vérification méthodique. Il ne suffit pas de renvoyer à des particularités psychologiques de celui qui l’énonce pour la réfuter ou la valider. »

Notons en passant que la critique du Livre noir faite par Jean Birnbaum, dans Le Monde du 9-9-2005, manipule sans vergogne mes propos.

En effet, il conclut son « analyse » du Livre noir (intitulé « Catalogue de la détestation antifreudienne ») par ce paragraphe :

« Jacques Van Rillaer, l’un des principaux maîtres d’œuvre du Livre noir de la psychanalyse, qui retrace ici son itinéraire d’analyste belge “déconverti”, n’est pas loin d’ériger l’exécration en principe méthodologique : “Certaines haines sont légitimes, en particulier lorsqu’elles sont provoquées par le spectacle récurrent de la mauvaise foi, de l’arrogance et de la manipulation de gens qui souffrent. Des idées énoncées par quelqu’un qui éprouve de la haine ne sont pas, de par la présence de ce sentiment, sans valeur épistémologique.”« [fin de l’article ; citation « castrée » et sans indication de la page].

Comme vous pouvez le lire plus haut, je n’ai pas écrit que j’éprouvais de la haine ou que la haine est un bon principe méthodologique ! ! J’ai seulement dit que l’explication par la haine est un des mécanismes de défense préférés des freudiens, ce que les propos tenus par Roudinesco dans L’Express de ce 5 septembre illustrent précisément.

Notez bien l’utilisation du « n’est pas loin de » par J. Birnbaum. Subtil, n’est-ce pas ? Cela vaut le « peut-être » de son amie E. Roudinesco (voir plus haut, au point 3)

Que pensez-vous de l’objectivité de ce journaliste du Monde ? Ses lecteurs sont-ils honnêtement informés ?

L’article de Cécile Prieur, à la même page du Monde, lui, m’apparaît honnête. Ne désespérons pas trop vite du journal fondé par Beuve-Méry.

12. « A partir des années 1960, le relais de la haine de Freud est repris par les scientistes, qui accusent la psychanalyse d’être non pas une science bourgeoise ou juive, mais une fausse science, une illusion religieuse dont Freud serait le nouveau messie. »

a) Pour E. Roudinesco, quelqu’un qui critique sévèrement la psychanalyse ne peut pas être un « scientifique ». Il est, par essence, un « scientiste ».

A propos de scientisme, J. Lacan a souligné, très justement, que Freud avait une confiance naïve dans la science et pouvait être taxé de « scientiste ». Il écrivait : « Nous disons, contrairement à ce qui se brode d’une prétendue rupture de Freud avec le scientisme de son temps, que c’est ce scientisme même qui a conduit Freud, comme ses écrits nous le démontrent, à ouvrir la voie qui porte à jamais son nom. Nous disons que cette voie ne s’est jamais détachée des idéaux de ce scientisme. » (Pour les références précises et des commentaires, voir Le Livre noir, p. 422).

b) L’historienne de la psychanalyse devrait savoir que René Laforgue, le premier leader des psychanalystes français, écrivait à Freud après l’avoir lu L’Avenir d’une Illusion (livre où Freud compare la religion tantôt à une névrose, tantôt à une drogue, tantôt à une psychose) : « Vous ne formulez pas les dernières conséquences de vos développements, et j’ai cru deviner que des raisons toutes particulières vous avaient fait vous arrêter en plein élan. Je crains cependant qu’il faille dire malgré tout que l’on sera forcé de mettre la psychanalyse à la place de la religion, même, disons-le, au risque de vous voir reprocher encore davantage de vous mettre à la place du pape ou de Dieu. Je conçois que cette conclusion puisse mettre votre modestie à rude épreuve » (1-1-1928).

Rappelons que déjà en 1910, Bleuler, le célèbre psychiatre suisse, qui avait fait partie du groupe des premiers psychanalystes, déclarait en le quittant que c’était « une secte intolérante ».

En 1976, le psychanalyste François Roustang concluait son examen de l’état du freudisme en écrivant : « La psychanalyse est menacée de devenir une religion, la seule religion possible aujourd’hui à l’ouest » (Un destin si funeste, éd. de Minuit, p. 41).

Ce constat n’est pas nouveau, il n’est pas seulement le fait de scientifiques ou de « scientistes » !

13. « Les historiens critiques de Freud ont pris leurs distances avec ce mouvement radical alors que se développaient outre-Atlantique une profusion d’études sur le freudisme, dont une grande partie reste ignorée chez nous. »

Des noms s.v.p., des références précises, avec indication de page, sinon c’est n’importe quoi.

14. « Le Livre noir dénonce l’“exception française” parce que le courant analytique serait dans notre pays plus important qu’ailleurs. Mais l’Hexagone n’est pas une exception : la psychanalyse est toujours solidement implantée dans 41 pays. »

E. Roudinesco fait comme les caméléons. Ici ça l’arrange de dire « c’est partout pareil », mais en d’autres occasions c’est : « Nous, Français, si nous sommes tellement férus de psychanalyse, c’est parce que nous sommes l’avant-garde intellectuelle de la planète ». Voyez dans son best-seller de 1999, où elle écrit :

« La France est le seul pays au monde où ont été réunies pendant un siècle les conditions nécessaires à une intégration réussie de la psychanalyse dans tous les secteurs de la vie culturelle, aussi bien par la voie psychiatrique que par la voie intellectuelle. Il existe donc dans ce domaine une exception française » (Pourquoi la psychanalyse ?, 1999, p. 130).

Au passage, je rappelle l’explication de l’historienne : « Sans la Révolution de 1789, il n’y aurait pas eu en France de savoir psychiatrique capable d’intégrer le caractère universel de la découverte freudienne, et sans l’affaire Dreyfus, il ne se serait pas trouvé d’avant-garde intellectuelle capable de soutenir une représentation subversive de la notion freudienne d’inconscient » (p. 130).

On aimerait l’avis d’autres historiens...

En tout cas, le psychiatre-psychanalyste André Green, ancien directeur de l’Institut de Psychanalyse de Paris, disait :
“E. Roudinesco se dit historienne et psychanalyste. [...] Je crains qu’elle ne soit pas plus psychanalyste qu’historienne” (“Le père omnipotent”, Magazine littéraire, 1993, 315, p. 22s.).

E. Roudinesco a écrit encore que « La France est aujourd’hui le pays d’Europe où la consommation des psychotropes (à l’exception des neuroleptiques) est la plus élevée et où, simultanément, la psychanalyse s’est le mieux implantée, aussi bien par la voie médicale et soignante (psychiatrie, psychothérapie) que par la voie culturelle (littérature, philosophie) » (1999, p. 32).

Patrick Légeron, dans le chapitre « La double exception française : trop de Prozac, trop de divan », montre le lien de causalité entre ces deux très regrettables réalités.

15. « Nous ne sommes pas, loin de là, le dernier bastion où résiste la théorie de l’inconscient. »

Dans Les illusions de la psychanalyse (éd. Mardaga, 420 p.), que E. Roudinesco ne cite jamais (alors qu’elle ne peut ignorer ce livre, qui a fait beaucoup de bruit à sa parution en 1981 et dont la 4e édition est toujours en vente), j’ai longuement expliqué (p. 269-279) que la notion d’inconscient n’était pas la propriété des freudiens.

Échantillon de mon bouquin (p. 270) :

« L’idée même d’une science psychologique présuppose des aspects du comportement qui échappent à l’attention spontanée. Si chaque individu comprenait parfaitement toutes ses conduites, il n’y aurait nulle place pour la recherche psychologique. Même le psychologue béhavioriste le plus radicalement opposé aux explications mentalistes et animistes accepte le principe de la non-conscience comme prémisse de la science en général et donc de la psychologie. Skinner, par exemple, écrit : “Nous ne prenons assurément pas toujours conscience de ce que nous faisons. (...) Tout comportement est fondamentalement inconscient, dans ce sens qu’il s’élabore et se maintient à la faveur de contingences efficaces alors même qu’elles ne font l’objet d’aucune observation ni d’aucune analyse. »

Mais attention : pour les psychologues scientifiques, l’inconscient n’est pas un Autre être qui mène à l’intérieur de nous une vie autonome et nous fait agir comme si nous n’étions que des marionnettes. Pour des développements sur la question, voir dans le Livre noir mon chapitre « La mythologie de la thérapie profonde ».

16. « La psychanalyse doit sa grandeur à sa philosophie de la liberté, qui rend le sujet responsable de son destin. »

Où Freud parle-t-il de liberté ? Il affirme haut et fort que « le psychanalyste se distingue par une croyance particulièrement rigoureuse au déterminisme de la vie de l’âme ». Il écrit que c’est précisément une des principales sources du rejet de la psychanalyse :

« Deux obstacles s’opposent à la reconnaissance des cheminements de pensée psychanalytiques : premièrement, ne pas avoir l’habitude de compter avec le déterminisme, rigoureux et valable sans exception, de la vie animique, et deuxièmement, ne pas connaître les particularités par lesquelles les processus animiques inconscients se différencient des processus conscients qui nous sont familiers ». (Pour les références, voir Le Livre noir p. 417 ; pour la traduction par les P.U.F. de « seelische » par « animique » plutôt que « psychique », voir aussi Le Livre noir, p. 220).

La version freudienne du déterminisme est critiquable parce qu’elle débouche toujours sur les quelques mêmes déterminants (la sexualité et le schéma familialiste) et qu’elle suppose un inconscient qui élabore des contenus très compliqués à l’insu de la personne qui en serait le théâtre.

E. Roudinesco perpétue cette vision ultradéterministe quand elle affirme, par exemple, que « La famille est - nous le savons grâce à la psychanalyse - à l’origine de toutes les formes de pathologies psychiques : psychoses, perversions, névroses, etc. » (1999, p. 167, je souligne). Ainsi, peu importent les facteurs biologiques et économiques, les inégalités sociales, l’exploitation d’hommes par d’autres, ce qu’on voit à l’école ou à la TV... Tout est toujours de la faute de la mère ou du père.

17. « Les sociétés analytiques vivent dans un monde fermé traversé de querelles »

E. Roudinesco reconnaît ici spontanément que, depuis le début de son histoire, la psychanalyse se caractérise par des disputes, des haines, des excommunications, des scissions, qui rappellent les mouvements sectaires. En disant cela, elle veut rassurer le lecteur : voyez comme je suis capable d’esprit critique. En fait son esprit critique ne porte que sur les mœurs des psychanalystes, jamais sur les fondements de la doctrine. Voyez plus haut, au point 2, son adhésion à la doctrine des pulsions de mort, que beaucoup de psychanalyses ont abandonné et dont Freud lui-même disait que c’était en quelque sorte de la mythologie (« Die Trieblehre ist sozusagen unsere Mythologie », 1933, G.W., XV, p. 101)

J’illustre l’aveu, qu’elle fait ici, par ce qu’écrivait Freud à Abraham au sujet de Jung, après qu’il ait rompu les relations avec ce dernier :

« Ci-joint la lettre de Jones. Il est remarquable de voir comment chacun de nous, à tour de rôle, est saisi par l’impulsion de frapper mortellement, au point que les autres, sont obligés de le retenir. Je pressens que ce sera Jones qui nous produira le prochain plan d’action. A cette occasion, la fonction de la collaboration au sein du Comité se manifeste à plein. » (25-3-1914) Vous avez dit « haine » ?

18. « Freud lui-même n’avait pas hésité à prendre des positions courageuses à son époque en défendant les homosexuels. »

Jusqu’à la fin de sa vie Freud parlait de l’homosexualité comme d’une « perversion » (voir citations dans Le Livre noir, p. 784-785).

Il affirme que les homosexuels sont des êtres narcissiques, restés fixés à un stade infantile de la sexualité. Il écrit :

« Les caractéristiques essentielles de l’homosexualité sont le choix d’objet narcissique et la conservation de la signification érotique de la zone anale » (1915, Gesammelte Werke, V, p. 45).

Dès lors, il n’est pas étonnant que, comme l’écrit E. Roudinesco ailleurs, que « depuis 1921, la direction de l’Association internationale de psychanalyse a toujours refusé d’admettre officiellement les praticiens homosexuels dans ses rangs » (1999, p. 169).

À ma connaissance, cette forme d’exclusion, d’un autre âge, n’a jamais existé dans le courant cognitivo-comportemental.

19. « Cela dit, la psychanalyse française a quand même évolué. Les analystes sont moins orthodoxes, ils ont renoncé aux cures à cinq séances par semaine. »

Y a-t-il des études méthodiques qui montrent que cette évolution est heureuse ?

En tout cas Freud écrivait, dans ses « Conseils au médecin dans le traitement psychanalytique », qu’il fallait impérativement six séances par semaine, faute de quoi « l’analyse perd le contact avec la vie réelle et s’engage dans des voies latérales » (1913, Gesammelte Werke, vol. VIII, p. 460, je souligne « six »).

20. « La psychiatrie est devenue entièrement biologique, elle est en train de se soumettre au comportementalisme en redevenant purement médicale. »

Le comportementalisme est la conception de la psychologie selon laquelle le « comportement » (c’est-à-dire toute activité signifiante : les gestes, les paroles, les pensées, les réactions affectives, etc.) est l’unité de base des observations. Ces observations servent à élaborer et tester des théories (on ne fait pas de science sans théoriser, évidemment). Il s’oppose à la « psycho-logie » conçue comme « science de l’âme ». (L’âme, faut-il le rappeler, est un sujet de réflexion pour les philosophes et les théologiens, mais non un objet d’étude pour le scientifique, fût-il psychologue).

Le comportementalisme a été développé bien davantage par des psychologues que des médecins. E. Roudinesco connaît tellement mal le comportementalisme qu’elle écrit, dans son best-seller de 1999, que « Le behaviorisme est une variante du comportementalisme » (p. 95), ce qui revient à dire que le skate-bord est une variante de la planche à roulette !

Tout étudiant de première année en psychologie sait, ce que tout le monde peut lire dans Le Petit Robert : « behaviorisme » et « comportementalisme » sont des synonymes !

Pour un échantillon d’autres bévues, tout aussi énormes, démontrant que Mme Roudinesco ignore à peu près tout de la psychologie scientifique et des principes élémentaires de l’épistémologie, voir dans Le Livre noir pages 422, 737-738, 744 et 746.

21. « Les TCC prétendent apporter la guérison par des méthodes de dressage qui réduisent le sujet à ses comportements. »

Dans Le Livre noir, j’ai consacré 6 pages (436 à 441) à la question du réductionnisme dans la psychanalyse et dans le comportementalisme.

Le mot « dressage » est une insulte pour les praticiens, mais surtout pour les patients. A ma connaissance, jamais, dans mon pays, un seul patient traité par TCC n’a porté plainte auprès de la Ligue pour la défense des droits de l’Homme. J’ai longuement répondu à ce genre d’allégation dans le chapitre « Les thérapies cognitivo-comportementales : la psychologie scientifique au service de l’humain » (p. 725-752).

Faut-il rappeler que Freud, dans son tout dernier livre, rappelait que le psychanalyste fonctionne comme un nouveau Surmoi, qui a la possibilité de procéder à une « post-éducation » (Nacherziehung), à savoir rectifier les erreurs dont les parents furent responsables (1939, Gesammelte Werke, XVII, p. 100).

Il ajoutait que durant la cure, « nous assumons diverses fonctions utiles pour le patient en devenant une autorité et un substitut de ses parents, un maître et un éducateur » (p. 107, trad., p. 50, je souligne) et que « Maints névrosés sont restés à ce point infantiles, qu’ils ne peuvent, même en analyse, être traités autrement que comme des enfants » (p. 101) (1939, Abrégé de psychanalyse. 10e éd., PUF, 1985).

Tout récemment, Mme Roudinesco a écrit que les praticiens des TCC « traitent les gens comme des rats » (pour les références, voir Le Livre noir). Celui qui veut en rester aux métaphores animalières peut répliquer que les psychanalystes traitent leurs patients comme des pigeons.

Si l’on veut dépasser le niveau d’accusations aussi grotesques, il faut se référer aux associations de patients (pour la France, voir par exemple les parents d’autistes, Médiagora, AFTOC) et à des enquêtes méthodiques, faites par des chercheurs compétents, honnêtes et impartiaux.

Pour avoir pratiqué successivement la psychanalyse et les TCC, je peux dire que la relation de dépendance est beaucoup plus forte en psychanalyse que dans les TCC. C’est ce qui explique que les patients en analyse abandonnent vite les raisons pour lesquelles ils ont entamé la cure (les troubles qui les font souffrir et que la psychanalyse, bien souvent, ne parvient pas à faire disparaître) au profit des objectifs assignés par l’analyste : analyser des rêves, se souvenir d’expériences sexuelles de l’enfance, faire accepter les « symptômes » sans les faire disparaître.

22. « Mais il y aura toujours une partie de l’humanité qui échappera à cette normalisation. On n’arrivera jamais à l’homme parfait qui ne fumera pas, ne se droguera pas, fera l’amour selon les normes en vigueur. »

E. Roudinesco suggère-t-elle que les comportementalistes veulent façonner « l’homme parfait », qu’ils interdisent à leurs patients de fumer ou de se droguer, qu’ils leur prescrivent de faire l’amour selon les normes sociétales en vigueur ? Comme elle pourra le lire à la p. 739 du livre, qu’elle attaque sans l’avoir lu :

« Les objectifs de changement sont définis au terme d’un dialogue. Le thérapeute aide le patient à formuler des objectifs réalistes et concrets, qui tiennent compte de son bien-être, à plus ou moins long terme, et de la qualité de ses relations à autrui. »

Enfin, sur la sexualité prescrite par Freud, petit rappel.

Dans le célèbre texte « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes » (19080), Freud qualifie d’« activité sexuelle perverse » (« perverser Sexualübung ») TOUTE activité qui n’aboutit pas au coït. Il précise que ces activités « sont condamnables sur le plan éthique car elles rabaissent cette chose sérieuse que sont les relations amoureuses entre deux être humains à un jeu agréable sans danger et sans participation de l’âme » (Gesammelte Werke, VII, p. 163, trad. La vie sexuelle, PUF, 1969, p. 43), qu’elles favorisent l’homosexualité (sic) et handicapent la sexualité dans le mariage (les hommes seront moins puissants, les femmes se montreront frigides et, finalement, maris et femmes renonceront aux rapports sexuels).

Le prototype de cette activité sexuelle « perverse » est la masturbation, « substitut de la satisfaction sexuelle qui est loin d’être inoffensif », qui « corrompt le caractère », qui « prédispose à des névroses et à des psychoses » (sic).

Conseil : sur le thème de la masturbation et de l’homosexualité, lisez plutôt Les Études de psychologie sexuelle de Havelock Ellis (1859-1939), commencée en 1897. Ce contemporain de Freud est bien plus documenté, « libéré », éclairé et déculpabilisant que le trop célèbre Viennois.

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Louvain-la-Neuve, le 12. 09.2005