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L’irrationnel vous va si bien

Publié en ligne le 24 septembre 2005 - Psychologie -

Le magazine féminin et bien-pensant « Féminin Psycho » ouvre un dossier intitulé, en couverture : « L’irrationnel, faut-il y croire ? ». La question trouvera vite sa réponse puisque à l’intérieur du magazine, le titre du dossier devient : « L’irrationnel, j’y crois ! ». Lectrice, vous êtes ainsi prévenue (mais sans le dévoiler ouvertement) : mieux vaut y croire, car on ne dément pas sans conséquence l’éternel féminin. Tous les articles vont tendre à vous garder dans le giron de ce qui a fait le mystère de la séduction féminine : l’intuition, le prémonitoire, les médiums, la télépathie.

Sixième sens et intuition

Il est presque comique de voir à quel point tous les stéréotypes ont été réunis ici pour servir une cause entendue. Le premier est la superposition de l’intuition et du sixième sens, employés indifféremment dans l’article.
« Flair, instinct ou sixième sens, l’intuition est un don dont nous disposons toutes et tous dès la naissance. » Mais les exemples donnés sont pourtant des exemples d’intuition, prise dans sa définition « Forme de connaissance immédiate qui ne recourt pas au raisonnement ». Cette approche de connaissance n’a rien à voir avec un sixième sens, qui lui fait appel au mysticisme. Les études sur le cerveau montrent que, au moment d’une prise de décision, appel est fait à toutes les expériences passées, et que de multiples paramètres se confrontent, distribués sur différentes aires du cerveau. C’est l’ensemble de leurs interactions qui permettra l’adaptation à la nouvelle situation. L’intuition y tient sa place, importante, mais elle compose avec l’observation et le raisonnement.
Comme l’article détourne le sens de l’intuition et cherche à embellir ce qui fait la spécificité féminine, mais comme il n’y a pas de démonstration crédible à l’appui, tout va se jouer sur des jugement de valeur : « L’intuition n’est pas que le contrepoids de la rigueur, elle en est sa raison d’être » « Une démarche trop logique nous prive de spontanéité » On se demande pourquoi il faudrait attacher des fonctions moralisantes à ce qui n’est, dans la démarche décisionnelle, qu’un corpus d’outils dédié à l’efficacité !

Un cerveau handicapé

Vous le saviez sans doute, car c’est un thème classique des pseudo-sciences, asséné jusqu’à plus soif : notre cerveau ne fonctionnerait qu’à 10% de ses capacités ! Et vous ne pourrez en douter puisque c’est Einstein qui le dit. Mais où a-t-il dit cela, on se le demande toujours...
« Einstein lui même disait que nous n’utilisons que 10% des capacités de notre cerveau, les 90% restants étant liés par conséquent à notre imagination et donc à notre intuition. » Comment bigre un enfant pourrait-il apprendre tant de choses avec un cerveau aussi tronqué ? Comment une rééducation fonctionnelle pourrait-elle être possible, et comment tant d’aires cérébrales s’activeraient-elles au moindre de nos gestes ? La plasticité est une grande caractéristique du cerveau ; gageons qu’elle serait incompatible avec un cerveau à 90% éteint.

Astres, médiums, prémonition

Les articles qui vont se succéder dans le dossier seront du même acabit. Vous aurez même droit à une psychothérapeute qui osera affirmer sans sourciller que « les médiums sont en quelque sorte kinesthésiques, c’est-à-dire qu’ils ont un sens du contact et du toucher particulier, et qu’ils ont développé cette intelligence intuitive » Ah oui, eux aussi ? Décidément l’intuition est bien partagée par les femmes et les médiums. C’est tout de même inquiétant, car en plongeant ainsi les femmes dans un éternel mystère, on les place hors sphère intellectuelle. Pierre Bourdieu disait dans La domination masculine que l’intuition était ce qu’on laissait aux femmes quand on leur refusait l’intelligence.

La même psy, dans l’article suivant sur la prémonition, affirmera que « des personnes très branchées entre elles partagent en fait un même canal énergétique », pour ensuite conclure que la transmission de pensée existe et qu’elle occupe beaucoup de physiciens. Il fallait bien un peu de science à la rescousse, pour faire plus vrai.
Alors que l’on s’attache à faire prendre conscience aux enseignants qu’il faut encourager les filles à s’engager dans les sciences, une certaine presse féminine, elle, prend le contre pied en nous noyant d’intuition et de culte de l’irrationnel. Ce magazine pourrait se résumer tout entier à cette formulation effrayante : Irrationnel, l’éternel féminin ? Mais l’irrationnel vous va si bien !

Agnès Lenoire