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Les naissances d’enfants sans avant-bras

Publié en ligne le 25 avril 2019 - Santé et médicament -
Bébés nés sans bras : l’émotion et l’information

Le traitement médiatique de l’affaire des « bébés sans bras » dans l’Ain a donné lieu à des articles de facture variable. Comme souvent, la prise de parole d’un « lanceur d’alerte » est d’abord relayée sans nuance et sans analyse : « une fréquence hors norme » (France 2, 26/09/2018), « 7 bébés nés sans bras ou sans main en quatre ans » (L’Express, 27/09/2018). L’émotion suscitée par l’information, d’autant plus légitime qu’il s’agit de nouveau-nés, l’emporte sur toute prise de recul et devient l’objet même d’une partie de la couverture médiatique : « Bébés sans bras : dans l’Ain, l’inquiétude des familles » (Le Figaro, 16/11/2018), « Bébés sans bras : l’inquiétude d’un village » (France 3, 6/11//2018), « Y a-t-il une explication au mystère des bébés sans bras dans l’Ain ? » (Libération, 3/10/2018).

Emma lisant
Anders Zorn (1860-1920)

Alors que le fait lui-même n’est pas confirmé, certains médias se lancent dans la traque du coupable et, comme souvent en pareil cas, les pesticides sont montrés du doigt : « Bébés nés sans bras : les pesticides sont-ils responsables ? » (BFM-TV, 9/10/2018), « Bébés sans main ou sans bras : la faute aux pesticides ? » (LCI, 8/10/2018). Indiquons cependant qu’ils sont bien poussés en ce sens par les déclarations d’Emmanuelle Amar, responsable du Remera (le registre des malformations en Rhône-Alpes) à l’origine de l’alerte, orientant les soupçons vers l’agriculture. Des responsables politiques se sont également engouffrés dans cette direction : « Toutes les familles qui ont été touchées […] vivent à côté des champs de maïs et de tournesol […], il y a faisceau de présomptions qui me dit que ce sont les pesticides qui sont à l’origine de ces malformations » (Yannick Jadot, député Europe Écologie – les Verts sur RTL le 8/10/2018). Et le ministre de l’Agriculture « s’attire les foudres d’ONG » pour avoir simplement déclaré que « c’est aux scientifiques de faire la preuve ou non qu’il y a des conséquences à l’usage des pesticides ou pas » (20 Minutes et AFP, 19/10/2018).

Dans l’affaire des « bébés sans bras » de l’Ain, un alarmisme indu et des analyses hasardeuses ont été mis en avant. C’est dans ce cadre que nous publions un article qui revient de façon un peu technique, mais bien nécessaire, sur le fondement statistique de cette affaire. //


Les médias ont largement relayé plusieurs concentrations de « cas d’agénésie transverse isolée des membres supérieurs » (transverse s’oppose à longitudinal, situation où un seul des os de l’avant-bras manque), ce qui signifie la naissance d’un enfant à qui il manque un avant-bras ou une main et qui n’a pas d’autre problème identifié.

Les concentrations identifiées sont : quatre cas en 2011-2013 dans une commune du Morbihan de 11 000 habitants avec environ 100 naissances par an, trois cas en 2007-2008 dans une commune de Loire-Atlantique de 2 000 habitants avec environ 40 naissances par an, sept cas sur un nombre de naissances indéterminé en 2009-2014 dans sept communes différentes de l’Ain (et plus récemment trois cas autour de l’Étang de Berre).

Ce que disent les analyses statistiques

Selon l’agence Santé publique France, ces malformations rares toucheraient environ 1,7 naissance sur 10 000 par an, soit environ 150 cas sur toute la France. Comment savoir si ces accumulations de cas dans le temps et dans l’espace sont « anormales » au regard de cette fréquence ? Deux méthodes ont été utilisées dans les rapports que l’agence a mis en ligne [1-3]. Nous les examinons ici, ainsi qu’une troisième approche possible.

Première méthode

La première méthode consiste à comparer le nombre d’anomalies observées dans chaque commune étudiée au nombre attendu d’après les données de l’ensemble des sept registres français (couvrant respectivement la Bretagne, Rhône-Alpes, Paris, l’Alsace, l’Auvergne, la Réunion et les Antilles). Avec cette méthode, une augmentation sera statistiquement significative, c’est-à-dire aura moins de cinq chances sur 100 de se produire sous l’effet du hasard, dès qu’on observe deux cas pour 300 naissances.

Ici, on observe une fréquence 80 fois plus importante qu’attendu dans la commune du Morbihan (quatre cas sur 295 naissances) et 88 fois plus importante dans la commune de Loire-Atlantique (trois cas sur 201 naissances). En revanche, on n’observe aucune augmentation pour les sept communes du département de l’Ain (sept cas pour 43 588 naissances, soit 1,6 cas pour 10 000 naissances, à comparer aux 1,7 attendus). Cette méthode détecte donc une concentration anormale dans le Morbihan et en Loire-Atlantique, mais pas dans l’Ain.

Subway riders in NYC
F. Luis Mora (1874-1940)

Seconde méthode

La seconde méthode consiste à évaluer, sous l’hypothèse d’un risque de 1,7 cas pour 10 000 naissances, le nombre attendu de communes (de la taille de la commune de signalement) avec au moins autant de cas que dans la commune de signalement.

On montre alors que sur les 1 555 communes de France ayant 50 à 100 naissances par an comme la commune du Morbihan (295 naissances en trois ans), le nombre statistiquement attendu de communes avec au moins quatre agénésies transverses isolées en trois ans sous l’effet du hasard est pratiquement nul (égal à 0,0004). Cette méthode montre aussi que sur les 10 000 communes comparables à la commune de signalement de Loire-Atlantique « en termes de nombre de naissances ou en nombre d’habitants », le nombre attendu de communes avec au moins trois agénésies transverses isolées en deux ans sous l’effet du hasard est extrêmement faible (égal à 0,06). Cette méthode ne peut être utilisée dans l’Ain où les sept cas ont été observés dans sept communes différentes.

Troisième méthode

On peut aussi prendre le problème avec plus de recul en supposant les 800 000 naissances annuelles en France réparties dans 8 000 zones géographiques avec chacune 100 naissances par an. En considérant des périodes de deux ans entre 2007 et 2014 (2007-2008, 2009-2010, 2011-2012, 2013-2014), on obtient 32 000 unités de 200 naissances chacune. Avec une fréquence de 1,7 cas de malformation pour 10 000 naissances, on s’attend en moyenne à avoir 0,034 cas par unité. On peut alors calculer 1 que le nombre attendu d’unités avec trois agénésies ou plus est égal à 0,2. Les deux concentrations de cas observées, l’une dans le Morbihan et l’autre en Loire-Atlantique, sont donc dix fois supérieures au 0,2 attendu sous l’effet du hasard. Là encore, cette méthode ne peut être utilisée dans l’Ain où les sept cas ont été observés dans sept communes différentes.

Les trois méthodes conduisent à conclure à une concentration d’agénésies transverses isolées dans les deux communes du Morbihan et de Loire-Atlantique très improbable sous les seules fluctuations aléatoires.

John Henry Bacon (1868-1914)
© Cannasue | Istockphoto.com

Qu’en est-il dans le département de l’Ain ?

Certains des cas d’agénésies transverses isolées qui font l’objet de la controverse sont survenus dans des régions qui tiennent un registre de malformations : Bretagne (pour la commune du Morbihan) et Rhône-Alpes (pour les sept communes de l’Ain). Mais le registre de Rhône-Alpes n’a pas surveillé les naissances dans l’Ain pendant toute la période. En effet, ce registre étudiait les naissances en Isère, Loire, Rhône et Savoie de 2007 à 2011, et en Isère, Loire, Rhône et Ain à partir de 2012. C’est probablement à la suite du signalement de deux cas en 2010 qu’il a été décidé d’étudier les naissances dans l’Ain au lieu de la Savoie.

Les investigateurs ont ensuite ajouté les cas de malformations chez les enfants nés dans l’Ain entre 2009 et 2011 (et n’ont, par ailleurs, identifié aucun cas entre 2000 et 2008). Ces cas ont été recherchés rétrospectivement, et complétés par les cas de malformations chez les enfants nés d’une mère domiciliée dans l’Ain mais accouchant dans un des autres départements couverts par le registre (Rhône, Isère, Loire). Ce recrutement de cas semble peu systématique et opportuniste, empêchant d’estimer le nombre de naissances correspondant : il y a 7 000 naissances par an dans la population domiciliée dans l’Ain mais seulement environ 4 300 naissances dans le département 2. Et on ne sait notamment pas, parmi les femmes domiciliées dans l’Ain, combien accouchent dans les départements couverts par le registre et combien accouchent dans les départements limitrophes non couverts par lui (le Jura, la Haute-Saône, peut-être la Savoie, la Haute-Savoie), ou même plus loin. Pour établir la fréquence des agénésies transverses isolées, il faut connaître le nombre total de naissances dans la population dans laquelle on a cherché les cas, et non dans la population des communes dans lesquelles on a trouvé un cas.

Santé publique France a depuis lancé des recherches complémentaires dans la base de données des hospitalisations (PMSI) et confié la validation des cas identifiés à l’équipe d’Emmanuelle Amar. Elisabeth Gnansia, ancienne directrice du registre et actuelle présidente de son conseil scientifique, annonce treize cas dans l’Ain entre 2006 et 2016 dont huit qui constituent le « cluster » et cinq qui correspondent à des cas dits « attendus » [4]. Ceci est une information tout-à-fait nouvelle qui, d’une part, contredit l’information qu’il n’y avait aucun cas entre 2000 et 2008 et, d’autre part, ajoute cinq cas dans le département en dehors du supposé cluster. Pour l’instant, on ne dispose pas encore d’un inventaire précis et validé des cas identifiés. En attendant, l’ensemble des données existantes n’est pas en faveur de l’existence d’une concentration anormale d’agénésies dans le département de l’Ain.

Par ailleurs, le signalement de cette concentration par les responsables du registre a été accompagné de l’information que « “plusieurs” cas de malformations chez des veaux, nés à Chalamont au cours de ces dernières années (“épicentre” du cluster humain) ont été signalés. Il s’agit de veaux nés avec des agénésies de côtes et de queue » [5]. La préfecture de l’Ain nous a confirmé dans un courriel que ce sont « deux cas de naissance de veaux malformés qui ont été détectés en 2014 : une naissance (deux veaux jumeaux nés sans queue) détectée par la DDPP [Direction départementale de la protection des populations], une naissance (un veau sans côte d’un côté ni queue) déclarée par la vétérinaire de Chalamont. Les deux élevages concernés sont éloignés de plus de 30 km. Le nom des communes concernées n’est pas divulgué. Aucune des deux n’est Chalamont ».

Les soeurs Cholmondeley et leurs bébés emmaillotés
artiste inconnu (entre 1599 et 1603)

La recherche des causes dans le Morbihan et en Loire-Atlantique

Si l’on en juge par le questionnaire détaillé mis en annexe du rapport sur les agénésies du Morbihan, Santé publique France s’est intéressée aux expositions des femmes pendant leur grossesse, mais aucune cause n’a été identifiée. Si ces cas avaient une cause environnementale durable, on s’attendrait à observer une augmentation du risque en dehors des périodes 2007-2008 en Loire-Atlantique et 2011-2013 dans le Morbihan. Une exposition éphémère, survenant pendant le premier trimestre des grossesses concernées, pourrait expliquer les périodes restreintes d’augmentation du risque.

Trouvera-t-on un jour une cause à ces concentrations géographiques et temporelles d’agénésies transverses des membres supérieurs ? La réponse risque d’être négative. Le réseau européen de surveillance des anomalies congénitales, Eurocat, rassemble les données de 51 registres couvrant 1,7 millions de naissances par an [6]. À partir des données de ce réseau entre 2007 et 2013, des concentrations d’anomalies congénitales ont été identifiées [7] en balayant la base à la recherche d’au moins cinq cas de la même anomalie dans un même registre dans une fenêtre temporelle de 18 mois (avec cette règle, que les auteurs de l’analyse recommandent, on n’identifierait pas comme anormales les concentrations de quatre cas du Morbihan en deux ans, ou de trois cas de Loire-Atlantique en deux ans). Au total, 165 concentrations ont été trouvées sans qu’aucune cause n’ait jamais été identifiée.

Le Remera sous le feu des critiques

En même temps que la question scientifique liée aux différents cas d’agénésie transverse, une autre polémique est née autour du Remera lui-même.

Ce registre de malformations pour la région Rhône-Alpes est dirigé depuis 2007 par Emmanuelle Amar. Depuis de nombreuses années, il connaît des relations tendues avec ses autorités de tutelle et ses financeurs. D’après E. Amar, ces difficultés sont apparues dès 2008, lorsqu’elle a demandé une pérennisation des financements du Remera [1]. Initialement infirmière, elle a obtenu un Master de santé publique, option épidémiologie, au titre de la formation continue, ce qui fait dire à certains de ses soutiens que ce parcours atypique serait la raison pour laquelle elle se trouve en conflit avec ses autorités de tutelle [2].

Pourtant, les critiques portent à la fois sur le plan scientifique et la gestion financière du Remera [3]. Le conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, un des principaux financeurs, a fait part de plusieurs manquements de la part de l’association : pièces comptables non fournies, absence de dépôt de demande de subvention en 2018 [4]. Faute de fonds, le registre a été menacé de fermeture pure et simple : des lettres de licenciement ont même été envoyées au mois d’octobre 2018. Des financements ont finalement été octroyés par l’État pour la poursuite des activités du registre [5].

D’un point de vue scientifique, ce sont les travaux mêmes du Remera qui sont mis en cause par les autorités avec lesquelles il est censé coopérer. Depuis 2012 et de façon récurrente, il lui est reproché par SPF (Santé publique France, ex-INVS) ou l’Inserm, son manque d’échanges avec des équipes de recherche nationales et internationales afin d’asseoir les données recueillies et leur interprétation. Parmi les six registres existants en France, il est même le seul à avoir perdu sa labellisation par le Comité national des registres [6].

Dans l’affaire des bébés sans bras de l’Ain, c’est bien un alarmisme indu à ce stade et des statistiques hasardeuses qui ont été mis en exergue par les spécialistes en épidémiologie. Dans une interview sur Europe 1, Ségolène Aymé, présidente du Comité d’évaluation des registres de malformations au niveau national, explique que pour l’Ain, rien ne pousse à être inquiet outre mesure à ce stade [7]. Une analyse largement corroborée par l’article de Catherine Hill que nous publions ici.

Jérôme Quirant

Références

 [1] Santi P, Foucart S, « Emmanuelle Amar, dix ans de lutte du Registre sur les “bébés sans bras” », Le Monde, 2 janvier 2019.

 [2] « Le conseil scientifique du Remera et la présidente du comité d’évaluation des registres à couteaux tirés », Société française de médecine d’urgence, 22 octobre 2018. Sur sfmu.org

 [3] « L’autre mystère des bébés sans bras de l’Ain », L’Express, 15 octobre 2018.

 [4] « Remera : comment la région justifie-t-elle la fin de la subvention ? », Lyon Capitale, 12 octobre 2018.

 [5] « En Rhône-Alpes, le financement du registre des malfor-mations sera-t-il suspendu ? », Libération, 8 novembre 2018.

 [6] Haroche A, « Agénésie des membres supérieurs dans plusieurs localités françaises : débat autour des méthodes statistiques », 16 octobre 2018. Sur jim.fr

La communication vers le grand public

L’article d’Eurocat recommande que la stratégie des autorités vis-à-vis de ces concentrations soit proactive et transparente plutôt que d’attendre la pression médiatique pour faire des investigations.
Globalement, la révélation de ces travaux est pour le moins non conventionnelle. Santé publique France avait correctement enquêté sur les trois signalements mais avait fait le choix de ne rien publier. C’est la responsable du registre Rhône-Alpes qui, en rendant l’affaire publique, a obligé l’agence à présenter précipitamment les trois rapports sans en faire la synthèse. Une publication scientifique dans une revue sérieuse serait pourtant très utile.

Pour conclure, les concentrations de cas de malformations sont fréquentes. Pour celles de moins de cinq cas, il est irréaliste d’espérer en trouver la cause. Et même en se limitant à celles de cinq cas ou plus, l’identification d’une cause reste très difficile.

Si les autorités ne rapportent pas ces situations avec toute la diligence et la transparence nécessaires, elles risquent d’être soupçonnées de cacher un scandale sanitaire.

1 En utilisant la loi de Poisson (mathématicien, astronome et physicien français 1781-1840) qui dit que la probabilité de n cas est égale à (0,034n / n !) exp(-0,034).

2 4 323 en 2012, 4 379 en 2013, 4 303 en 2014, 3 997 en 2015, 4 018 en 2016.

Publié dans le n° 328 de la revue


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L' auteur

Catherine Hill

Catherine Hill est épidémiologiste et biostatisticienne, spécialiste de l’étude de la fréquence et des causes du (...)

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