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Les usages sociaux de la science

Publié en ligne le 22 avril 2019
Les usages sociaux de la science

Pierre Bourdieu
Éditions Quae, coll. Sciences en questions, 2019, 79 pages, 9,50 €

Les usages sociaux de la science est la transcription d’une conférence donnée par Pierre Bourdieu à l’Inra dans les années 90 à l’invitation du groupe « Sciences en questions » 1, encore actif aujourd’hui dans cette institution. P. Bourdieu a fortement influencé la sociologie française et sa critique peut soulever bien des débats, comme l’a montré récemment, par exemple, la publication du livre de G. Bronner et E. Géhin, Le danger sociologique (PUF, 2018).

Bourdieu commence par un utile et instructif exposé de quelques concepts-clés qui fondent sa pratique de la sociologie, en particulier la notion de « champ », « espace relativement autonome » où s’investissent des forces internes et externes qui agissent comme autant de contraintes. Ainsi les sciences sont-elles caractérisées par un certain degré d’autonomie et d’hétéronomie, variable selon les disciplines et les institutions. Il développe ensuite les caractéristiques du champ scientifique, que l’on ne pourra énumérer toutes ici ; mentionnons tout de même les contraintes sociales liées à la compétition scientifique (« chacun n’y a pour clients que ses concurrents ») ou la coexistence complexe de deux formes de pouvoir (pouvoir politico-administratif, pouvoir scientifique) dont le point d’équilibre est fonction du degré d’autonomie de tel ou tel champ, par exemple la biologie ou la sociologie. Dans cette partie notamment, on regrettera l’absence de références bibliographiques permettant au lecteur d’aller plus loin, tant il est évident que le sociologue ne livre ici qu’un condensé de sa grille de lecture.

Plus le texte avance, cependant, plus l’exposé magistral laisse la place à des prises de position nettes et assumées. Bourdieu annonce que « pour faire progresser la scientificité, […] il faut faire progresser l’autonomie et, plus concrètement, les conditions pratiques de l’autonomie  » (p. 36). Ce plaidoyer pour l’autonomie est détaillé plus loin, lorsqu’il s’agit d’examiner le cas de l’Inra, institution accueillant en son sein deux modalités de la pratique scientifique, recherche « pure » et recherche « appliquée », ce qui donne lieu à des difficultés spécifiques. Bourdieu considère que cette opposition n’est que de façade, les deux pratiques ayant en commun « d’être également autonomes et inscrites dans la logique universaliste d’une institution étatique  » (p. 53).

Il propose que la performance organisationnelle des administrateurs soit évaluée comme l’est la performance scientifique des chercheurs, ce qui permettrait de faire émerger de véritables « entrepreneurs spécifiques » de l’administration capables de créer de nouvelles formes à même de répondre aux besoins spécifiques du champ (comme innovations fondamentales en ce domaine, Bourdieu cite le laboratoire et le séminaire, p. 57). Il se prononce pour une « Realpolitik » visant à « s’en prendre aux obstacles sociaux spécifiques à la communication rationnelle, à la discussion éclairée  » (p. 60). Il met en garde, enfin, contre une « politisation » du champ scientifique entendue au sens traditionnel qui consisterait à y importer des modèles venus du champ politique.

La discussion faisant suite à l’allocution permet d’aborder quelques points, comme l’intervention des scientifiques dans la vulgarisation qui est faite de leurs travaux, la nécessité d’une présence audible des savants dans le débat public et avant tout la défense des « intérêts spécifiques » de la science, c’est-à-dire ses conditions d’élaboration.

À lire ce texte dense, rigoureux et combatif, on imagine à quel point les esprits ont dû bouillonner lors de cette journée de conférence, le 11 mars 1997. On mesure, aussi, hélas, que ces encouragements n’ont guère eu d’effet sur le réel, les scientifiques et la science restant bien peu audibles dans le débat public...

1 Voir sur le site de l’Inra : https://www6.inra.fr/sciences-en-questions/