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Espérance de vie : un indicateur qui dérange

Publié en ligne le 8 août 2018 - Santé et médicament -

L’espérance de vie à la naissance est le reflet de notre histoire, des progrès médicaux et de l’hygiène, mais aussi des cataclysmes et des guerres (voir Espérance de vie : les traces des cataclysmes et des progrès). Bien entendu, cet indicateur, à lui seul, ne résume pas tout ce qu’on peut dire de l’état d’une société. Mais il est un élément incontournable pour apprécier les évolutions en cours et objectiver les jugements que l’on peut porter.

Il n’est alors pas surprenant que cet indicateur soit l’objet de critiques régulières et que sa moindre inflexion, même limitée ou conjoncturelle, soit l’occasion de spéculations, d’hypothèses ou d’affirmations souvent péremptoires.

Évolution de l’espérance de vie

à la naissance en France depuis 1740

Ce graphique présente l’évolution de l’espérance de vie à la naissance en France, de 1740 à 2012. L’axe horizontal couvre les 260 dernières années, depuis le milieu du XVIIIe siècle. L’espérance de vie calculée pour une année représente la durée de vie moyenne d’un groupe de personnes qui seraient soumises, âge après âge, aux conditions de mortalité de l’année : entre la naissance et le premier anniversaire, ces personnes connaîtraient le risque de décéder des individus de moins d’un an cette année-là ; entre un et deux ans, le risque de décéder des enfants de cet âge la même année, etc.

L’espérance de vie est exprimée en années. Elle est souvent calculée séparément pour chaque sexe.

L’espérance de vie a presque doublé au cours du vingtième siècle.

Au milieu du XVIIIe siècle, la moitié des enfants mouraient avant l’âge de 10 ans et l’espérance de vie ne dépassait pas 25 ans. Cette dernière atteint 30 ans à la fin du siècle, puis fait un bond à 37 ans en 1810, en partie grâce à la vaccination contre la variole. La hausse se poursuit à un rythme lent pendant le XIXe siècle, pour atteindre 45 ans en 1900. Pendant les guerres napoléoniennes et la guerre de 1870, l’espérance de vie décline brutalement et repasse sous les 30 ans.

Au cours du XXe siècle, les progrès sont plus rapides, à l’exception des deux guerres mondiales. Les décès d’enfants deviennent de plus en plus rares : 15 % des enfants nés en 1900 meurent avant un an, 5 % pour ceux nés en 1950 et 0,35 % pour ceux nés en 2015. La hausse de l’espérance de vie se poursuit grâce aux progrès dans la lutte contre les maladies cardio-vasculaires et les cancers. En 2016, l’espérance de vie en France atteint 79,4 ans pour les hommes et 85,4 ans pour les femmes.

Source : « L’espérance de vie en France », Institut national d’études démographiques. Sur ined.fr

L’espérance de vie en bonne santé est parfois opposée aux statistiques sur l’espérance de vie à la naissance. À quoi bon vivre plus longtemps si c’est pour être plus longtemps dépendant ? Cette espérance de vie en bonne santé est objectivée par le calcul d’un indicateur appelé « espérance de vie sans incapacité » (EVSI) mesurant « le nombre d’années qu’une personne peut vivre sans limitation résultant d’une maladie ou d’une incapacité » [1]. Il est déterminé en s’appuyant sur des données de santé provenant d’enquêtes en population générale [2].

Personne âgée, Ulpiano Checa (1860-1916)

En France, entre 2004 et 2015, l’EVSI a augmenté de 1,1 an pour les hommes (passant de 61,5 ans à 62,6 ans) mais a quasiment stagné pour les femmes (passant de 64,2 ans à 64,4 ans) [3]. Toutefois, l’interprétation reste complexe et « les tendances varient selon les indicateurs d’incapacité utilisés, en particulier entre les indicateurs portant sur les limitations fonctionnelles et les indicateurs portant sur les restrictions d’activité » [2]. Pour les hommes, les années gagnées sont en partie des années en bonne santé. Pour les femmes, il semble que ce ne soit pas le cas. Mais cet indicateur reste encore fragile. Ainsi, si l’on examine les données publiées à l’échelle européenne par Eurostat [1], on remarque quelques fluctuations très importantes (parfois de plusieurs années) d’une année sur l’autre, dans un sens ou dans un autre. L’organisme européen le souligne lui-même, l’EVSI « découle de données auto-déclarées et est donc, dans une certaine mesure, affecté par la perception subjective des répondants, ainsi que par leur origine sociale et culturelle » et l’évaluer « est une tâche ardue en raison de la difficulté de le définir en fonction des personnes, des populations, des cultures ou même des périodes ».

L’espérance de vie reste donc l’indicateur le plus fiable. Bien entendu, cette croissance de l’espérance de vie ne sera pas sans limite. Il est probable qu’elle se heurtera à des facteurs biologiques incontournables. Il se peut aussi que l’état de la société ou que des paramètres climatiques ou épidémiologiques fassent que l’espérance de vie stagne, voire régresse.

En France, pour l’année 2015, l’espérance de vie à la naissance a légèrement diminué (cela n’était pas arrivé depuis 1969 1). Pour les démographes, l’explication se ramène pour l’essentiel à « des conditions épidémiologiques et météorologiques peu favorables » (épisode caniculaire, grippe saisonnière virulente…) [4]. En 2016 et 2017, l’espérance de vie a de nouveau augmenté [5] 2.

Mais ces chiffres, plutôt bons en France, font l’objet d’interprétations parfois négatives. Ainsi, l’inflexion observée en France en 2015 a été l’objet de diverses récupérations cherchant à la mettre au crédit d’explications politiques ou de visions alarmistes. Certains ont voulu y voir les conséquences des politiques économiques et sociales du quinquennat en cours ou du quinquennat précédent [6]. D’autres estiment que « cette situation inédite depuis 1969 doit interpeller les responsables politiques et amener notre société à s’interroger sur les effets au long cours des poisons du quotidien que dénoncent les écologistes : la pollution de l’air, le recours aux pesticides et autres perturbateurs endocriniens » [7].

Dans son livre La fabrique du mensonge [8], c’est la valeur même de cet indicateur qu’est l’espérance de vie que le journaliste Stéphane Foucart conteste. Il dénonce « un biais fondamental » d’un concept qui « postule, sans le dire, que les conditions de mortalité seront identiques, dans l’avenir, à ce qu’elles ont été jusqu’à présent ». Or, ajoute-t-il, « nous savons que c’est faux ». Pour lui, en ne considérant que les conditions de mortalité actuelles, cet indicateur s’appuie sur l’observation de personnes pour l’essentiel nées avant la guerre ou juste après, dans « un monde plus dangereux et plus violent, sans doute », mais aussi « un monde où la chimie de synthèse n’était pas omniprésente comme elle l’est aujourd’hui, un monde où l’agriculture était largement exempte des intrants de synthèse (insecticides, fongicides, herbicides, etc.), où le climat de la planète était globalement stable, où l’alimentation n’était pas encore passée sous la coupe des géants de l’agroalimentaire ».

Rappelons-le : l’espérance de vie à la naissance représente « la durée de vie moyenne d’une génération fictive soumise aux conditions de mortalité de l’année » (Insee). Par définition, les scénarios d’évolution du futur (bien hypothétiques) ne sont pas pris en compte dans le calcul. Le journaliste se méprend donc sur ce qu’est l’espérance de vie. Ce n’est pas un élément issu de simulations prospectives mais bien un indicateur reflétant l’état de la société à un instant donné. Il ne « postule » donc strictement rien sur ce que sera le futur. C’est ce qui en fait d’ailleurs l’intérêt : le suivi de son évolution permet, non pas de prédire la suite, mais de juger le passé et le présent, d’observer des tendances. Mais même ce passé et ce présent semblent ne pas convenir au journaliste qui va alors extraire quelques données ponctuelles, comme un « faible recul de l’espérance de vie en bonne santé » pour essayer d’y voir un signe avant-coureur d’« un prélude au plateau, puis à la chute, que devrait connaître notre temps de vie stricto sensu »./

Références

1 | Eurostat, « Statistiques sur les années de vie en bonne santé », sur ec.europa.eu/eurostat
2 | Robine JM, Cambois E, « Estimation de l’espérance de vie sans incapacité en France en 2015 et évolution », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 11 juillet 2017.
3 | Berr C, « Vieillissement, du normal au pathologique, beaucoup de zones grises », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 11 juillet 2017.
4 | Insee, « Bilan démographique 2017 », sur insee.fr
5 | Insee, « Espérance de vie – Mortalité », 1er mars 2016, sur insee.fr
6 | Moullot P, « Baisse de l’espérance de vie : les raccourcis simplistes de la droite et de l’extrême droite », Libération, 21 janvier 2016.
7 | Europe Écologie – Les Verts, communiqué du 19 janvier 2016.
8 | Foucart S, La fabrique du mensonge, Denoël, 2013.

1 Pour les femmes, l’espérance de vie à la naissance avait légèrement baissé en 2003.

2 Chiffres non encore consolidés pour 2017.


Publié dans le n° 324 de la revue


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L' auteur

Jean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (depuis 2001). Président de l’Afis en 2019 et 2020. (...)

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