Accueil / Science et médias : une relation sous influence

dossier • Science et média : une relation sous influence

Science et médias : une relation sous influence

Publié en ligne le 30 mai 2018 - Science et médias -

Dans un monde idéal, les chercheurs feraient « parler la nature » au moyen d’expérimentations qui suivraient un protocole rigoureux, en évitant les biais autant que possible, et produisant des résultats dont la robustesse se confirmerait à mesure qu’ils seraient reproduits par d’autres scientifiques, pour, à la fin, constituer un corpus suffisamment solide et consensuel. Ce consensus, à son tour, servirait à éclairer la prise de décision, elle-même ne se déduisant pas de la seule connaissance scientifique, mais s’inscrivant dans le débat démocratique, avec ses dimensions économiques, politiques, sociales et sociétales. Dans ce monde idéal, les médias joueraient leur rôle d’information, mélange de vulgarisation et d’analyse des impacts sociétaux.

La guerre de l’information scientifique

Mais, nous le savons, le monde réel n’est pas ce monde idéal.

Des acteurs porteurs d’intérêts économiques ou idéologiques, quand les deux ne se rejoignent pas, ont de nombreuses raisons qui leur font préférer certains résultats scientifiques à d’autres. Ceux-ci seront alors isolés et mis en avant dans les discussions et controverses (ce que les anglo-saxons appellent le cherry-picking – littéralement, la cueillette de cerises). Et si cela ne suffit pas, une manière bien plus radicale pour disposer directement des résultats souhaités consiste à les fabriquer en s’appuyant sur une fausse science frauduleusement présentée comme vraie. L’industrie du tabac a érigé cette méthode en véritable entreprise organisée dans le cadre d’une manipulation d’une ampleur sans précédent sur fond de corruption (voir, par exemple nos articles [1,2]). Mais, remarque Christian Harbulot, spécialiste d’intelligence économique, dans cette véritable « guerre de l’information », ces méthodes ne sont pas restées l’apanage de certains acteurs économiques : « l’intox, la rumeur, le détournement d’image et la fabrication de faux éléments de langage » sont maintenant également utilisés par certains représentants de la société civile « pour aboutir à leurs fins » [3]. Ainsi, le journaliste et biologiste de formation, Nicolas Chevassus-au-Louis, décrit, à propos de ce qui a été appelé l’« affaire Séralini », comment « un groupe associatif a recouru aux méthodes de l’industrie, convaincue depuis des décennies que rien ne vaut une publication scientifique pour défendre sa cause, et que peu importe la qualité du travail de recherche mené » [4]. Pour lui, l’association CRIIGEN (qui se présente comme laboratoire d’expertise indépendant et dont Séralini préside le conseil scientifique) a semblé mener en matière de recherche sur les OGM « le même rôle que le défunt Council for Tobacco Research financé par les cigarettiers américains : celui de procureur instruisant à charge une question scientifique sans le moindre souci d’impartialité ».

L’objectif ultime est de rallier l’opinion publique à sa cause, mais aussi de persuader les décideurs. Et tous les moyens semblent permis. On le devine, ce n’est pas du contenu même des résultats de la science qu’il faut convaincre (comment le grand public pourrait-il d’ailleurs le juger, avec toute sa complexité ?), mais d’un danger (ou d’une innocuité) tel que plus aucun débat n’est possible.

L’Afis et sa revue Science et pseudo-sciences ont souvent abordé ces sujets complexes, rappelant que la science dit ce qui est mais ne dicte rien en termes de décision, soulignant la nécessaire et indispensable séparation entre l’expertise et la décision, et appelant au respect de l’intégrité scientifique des agences sanitaires [5,6].

Science et médias

Les médias deviennent un enjeu majeur de cette « guerre de l’information », quand ils n’en sont pas directement des acteurs. Ils sont en effet capables de relayer à une large échelle les messages souhaités. Les médias, on le dit souvent, sont largement motivés par le sensationnalisme et la recherche du scoop permettant, avec des titres accrocheurs, d’améliorer l’audience et les ventes. Mais, dans notre dossier, c’est un aspect particulier que nous avons voulu approfondir : celui des influences respectives entre recherche scientifique et traitement médiatique. Une vision simpliste pourrait considérer la seule chaîne de biais successifs allant d’une production scientifique « pure » vers une médiatisation d’autant plus biaisée qu’elle franchit les différentes étapes qui la séparent du grand public (service de communication des institutions, agences de presse, journaux spécialisés, médias grand public, etc.). En réalité, les choses sont bien plus compliquées…

Les ondes de la téléphonie mobile : une couverture médiatique anxiogène. @jfc

Bien entendu, les médias aiment le spectaculaire et le sensationnel, préfèrent l’alerte sanitaire à la preuve d’une innocuité. En science, les études initiales sont des études qui demandent confirmation : elles mettent en avant un possible effet et invitent d’autres chercheurs à reproduire le travail, à vérifier les résultats et à traquer les biais. Ces études devraient logiquement rester dans le monde de la science. Mais, en réalité, ce sont elles qui sont les plus médiatisées, sans attendre les éventuelles confirmations. C’est d’autant plus le cas quand elles mettent en avant un effet délétère ou extraordinaire. Et si les résultats viennent à être infirmés, l’information reste discrète, quand elle n’est pas tout simplement omise (voir l’article « Comment les journaux rendent-ils compte des résultats de la recherche ? » d’Estelle Dumas-Mallet). Dans les rédactions, il n’est pas facile, pour un journaliste qui le souhaiterait, d’intéresser à ce lent processus de production scientifique (voir l’article « Du journalisme et de la reproductivité des résultats scientifiques » de Sylvestre Huet).

Mais, plus surprenant en apparence, ces « normes médiatiques » (l’instantané, le spectaculaire, le primat de l’émotion sur la raison) rétroagissent sur les acteurs mêmes de la recherche scientifique qui vont infléchir et adapter leurs activités, contribuant à ce qui est maintenant appelé « la crise de la reproductibilité en science » (voir l’article « La science dans l’écosystème médiatique » de François Gonon). Le mal est même plus profond : souvent, les exagérations dans les médias trouvent leur source dans les exagérations des services de communication des institutions scientifiques, des revues scientifiques, et, parfois, des chercheurs eux-mêmes dans leurs publications (voir l’article « Pourquoi les résultats des recherches en santé sont-ils exagérés dans les médias ? » de Luke Bratton et Aimée Challenger).

Biais et embellissement des recherches

Pour les chercheurs (et aussi les institutions qui les hébergent), les raisons pouvant pousser à embellir les résultats, quand ce n’est pas à les modifier, sont connues. Il y a bien entendu le fameux «  publish or perish  », cette indispensable quête aux publications qui aident au déroulé de carrière et à l’obtention de financements, mais aussi à la reconnaissance par les pairs. L’accès à un statut médiatique peut être une autre composante où la science a vite fait de se confondre avec un engagement citoyen. Dès lors, la tentation est grande de rendre positifs ses résultats, de montrer un « effet statistiquement significatif », sans quoi l’on reste dans l’anonymat, tant scientifique que médiatique (voir l’article « Statistiquement significatif : les critères sont-ils suffisamment exigeants ? » de Stuart Vyse).

Le terme spin a été proposé il y a une dizaine d’années (voir encadré) pour décrire les différentes stratégies, intentionnelles ou non, mises en œuvre par certains auteurs pour convaincre le lecteur d’une plus grande importance des résultats présentés que ce que l’expérience montre réellement.

Si la définition précise de ce spin peut varier selon les auteurs, on peut en distinguer divers types [7] :

  1. des interprétations injustifiées au regard de l’étude réalisée ;
  2. des extrapolations ou des recommandations cliniques inappropriées ;
  3. des présentations sélectives des résultats incluant par exemple le cherry-picking, ou encore une sélection orientée dans l’analyse des sous-groupes (voir l’article « Perturbateurs endocriniens et troubles du comportement : l’art d’alarmer la population sur des bases incertaines » de Catherine Hill) ;
  4. des embellissements de la présentation pour faire apparaître l’étude sous un jour meilleur ou pour la rendre plus robuste.

Le spin : embellir les résultats réels de la recherche

En science, les données parlent-elles d’elles-mêmes ? On l’imagine ou on le souhaite. Mais, en réalité, les résultats de la recherche issus d’expériences rapportées dans des revues scientifiques, en particulier dans le domaine médical, comportent souvent des biais, intentionnels ou non, introduits par les auteurs pour embellir leurs résultats et rendre un article plus attractif. Un des premiers textes à proposer le terme de spin pour qualifier ces biais souligne que « les expérimentateurs ont une grande latitude dans la façon dont ils peuvent rapporter leurs résultats dans la littérature médicale, même à l’ère des protocoles de recherche, des critères d’évaluation prédéfinis, des lignes directrices pour la présentation des rapports et de l’examen rigoureux par les pairs ». En cause, « les agendas personnels des auteurs, tels que les conflits d’intérêts financiers, personnels ou intellectuels [qui] peuvent parfois altérer la description des résultats de la recherche ». Or, soulignent les auteurs, « les articles publiés dans des revues médicales évaluées par des pairs constituent le fondement, non seulement pour la détermination des soins prodigués aux patients, mais également pour des décisions de justice » [1]. Et les conséquences potentielles peuvent être importantes.

Ce phénomène est loin d’être marginal. Ainsi, par exemple, dans une étude publiée en 2010, des chercheurs ont analysé 72 publications d’essais cliniques (randomized clinical trials) portant sur des traitements médicaux dont le résultat principal s’avérait « non statistiquement significatif » [2]. Ils ont montré que 58 % des conclusions des articles contenaient du spin à un degré ou à un autre, et qu’un tiers des abstracts contenaient un spin majeur dans leur conclusion, c’est-à-dire ne mentionnaient pas que les résultats principaux n’étaient pas significatifs, et n’appelaient pas à de nouveaux essais pour confirmation, ou même, recommandaient directement l’usage du traitement dans la pratique clinique.

Références

1 | Fletcher RH, Black B, “’Spin’ in scientific writing : scientific mischief and legal jeopardy”, Med Law, 2007, 26:511-25.
2 | Boutron I et al., “Reporting and Interpretation of Randomized Controlled Trials With Statistically Nonsignificant Results for Primary Outcomes”, JAMA, 2010, 303:2058-2064.

Selon la même source [7], « les études financées par l’industrie ne sont pas plus susceptibles d’avoir du spin que celles qui ne le sont pas ».

Conclusion

La situation est inquiétante à plusieurs titres. Les résultats de la science sont altérés, avec des conséquences potentiellement graves en termes de traitements médicaux pouvant être mis en œuvre et de décisions réglementaires pouvant être adoptées. Au-delà, il y a le risque de voir se dégrader la nécessaire confiance dans l’entreprise scientifique. Les remèdes ne sont pas faciles à identifier. Du côté des chercheurs et de leurs institutions, il faut sans doute appuyer les actions visant à renforcer l’intégrité scientifique. Le lecteur intéressé consultera avec profit le blog Rédaction médicale et scientifique animé par le Dr Hervé Maisonneuve, qui tient également une rubrique dans Science et pseudo-sciences. Du côté du public, il est sans doute utile de continuer à promouvoir l’esprit critique. Ce à quoi s’attachent nos différents dossiers (voir par exemple « Comment s’établit la vérité scientifique ? Le difficile chemin vers la connaissance » [8]).

Enfin, du côté des médias, il faut en appeler à une meilleure formation à la méthode scientifique dans les rédactions.

Références

1 | Lagrue G, « Quand l’industrie du tabac cache la vérité scientifique : mensonges et cynisme », SPS n° 284, janvier 2009. Sur afis.org
2 | Diethelm P « L’“affaire Rylander”, un exemple de fraude scientifique mise en œuvre par l’industrie du tabac », SPS n° 311, janvier 2015. Sur afis.org
3 | Harbulot C, Fabricants d’intox : La guerre mondialisée des propagandes, Lemieux Éditeur, 2016, 168 p.
4 | Chevassus-au-Louis N, Malscience : de la fraude dans les labos, Éditions du Seuil, 2016, 208 p.
5 | Bréchet Y, « Former et informer les décideurs : science et décision politique », SPS n° 310, octobre 2014. Sur afis.org
6 | « Climat, science, expertise et décision », texte adopté par le CA de l’Afis, SPS n° 307, janvier 2014. Sur afis.org
7 | Chiu K et al., “‘Spin’ in published biomedical literature : A methodological systematic review”, PLoS Biol, 2017, 15:e2002173.
8 | Krivine JP « Comment s’établit la vérité scientifique ? Le difficile chemin vers la connaissance », SPS n° 318, octobre 2016. Sur afis.org

Publié dans le n° 323 de la revue


Partager cet article


L' auteur

Jean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (depuis 2001). Président de l’Afis en 2019 et 2020. (...)

Plus d'informations