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Science et relativisme

Publié en ligne le 17 avril 2018
Science et relativisme
Quelques controverses clefs en philosophie des sciences

Larry Laudan, préface de Pascal Enge
Éditions Matériologiques, Coll. Sciences et Philosophie, 262 pages, 19 €

Si j’ai demandé ce livre à l’éditeur, c’est pour la double raison que le sujet m’intéressait intensément et que j’avais utilisé naguère dans un numéro de Raison Présente 1 un article que l’auteur avait rédigé avec sa femme, Rachel avec laquelle j’avais correspondu du fait qu’elle est, comme moi, historienne de la géologie.

L’ouvrage est conçu comme un dialogue entre quatre participants, dont les noms évoquent des représentants de quatre conceptions. Par simplification je ne donnerai que les prénoms (les noms étant compliqués) : Quincy le relativiste représente notamment Quine et Feyerabend ; Peter le pragmatiste, Peirce et Laudan lui-même ; Rudy le positiviste figure Carnap et Reichenbach ; enfin Karl le réaliste désigne Popper et Putman. On peut s’étonner de ne pas trouver Thomas Kuhn parmi les relativistes, mais l’auteur fait observer que, comme Quine d’ailleurs, c’est un universitaire sérieux et consciencieux qui refuse d’accepter cette dénomination quoiqu’il soit impossible d’ignorer le caractère central de l’un et l’autre de ces auteurs dans la cohorte relativiste.

Le débat est censé se dérouler sur six demi-journées de l’été 1989, l’ouvrage étant paru en anglais en 1990. Les six points suivants sont discutés : progrès et accumulation des connaissances, charge théorique et sous détermination des théories, holisme, critères de succès, incommensurabilité des théories et finalement intérêts et déterminants sociaux des croyances.

Il n’est pas possible de résumer en quelques phrases les arguments échangés. Ils sont serrés, avec des reprises et des dérivations ainsi que des confusions, comme il doit en aller dans une discussion, surtout entre quatre partenaires éloquents mais soutenant des thèses qu’on imagine fortement divergentes. Ce que je peux dire c’est que, si la lecture en est facilitée par le caractère dialogué de la présentation de l’ouvrage, celle-ci n’en nécessite pas moins une attention soutenue du lecteur. Des lectures plus ou moins anciennes d’ouvrages sur la question – certains cités dans le livre – m’ont aidé à y voir plus clair. De sorte que je choisirai, pour résumer l’ensemble, de me limiter à quelques remarques liées précisément à ces lectures antérieures, retrouvées à cette occasion.

L’accumulation des connaissances, objet de la première discussion paraît simple, si ce n’est que nous ne comptons pas une à une nos connaissances. Les interlocuteurs discutent longuement pour apprécier la valeur ou la profondeur des confirmations des théories. Les simples adéquations plus ou moins ad hoc n’ont pas la même valeur que les tests, eux-mêmes de différents degrés de sévérité, selon qu’ils sont plus ou moins étonnants, inattendus, et par conséquent pouvant être ou non expliqués par d’autres théories. Savoir aussi dans quelle mesure les nouvelles théories doivent expliquer tout ce qu’expliquaient les précédentes. Etc.

Pour ma part, ce chapitre m’a rappelé la lecture ancienne d’un certain David Stove (1927-1994) auteur de Popper and After, Four Modern Irrationalists (Pergamon, 1982) que m’avait conseillée mon ami regretté David Oldroyd. Les quatre auteurs en question, Popper, Kuhn, Lakatos et Feyerabend, étaient désignés comme sceptiques inductivistes et rattachés à David Hume par l’auteur australien. Précisément, leur caractéristique commune, selon lui : ils ne croyaient pas au progrès de la science. Et comme le montrait le titre, Popper y figurait en tête. Ce ne semble pas être le cas de Laudan qui le range dans les réalistes, un groupe dont, au passage, j’aurais aimé qu’il donne une définition.

Reste, en tout cas que je n’ai jamais suivi Stove quand il affirmait que Popper niait l’augmentation des connaissances. Ce que confirmait d’ailleurs, sous le sous-titre « Growth of Scientific Knowledge », la traduction française de Conjectures and Réfutations. Par ailleurs, j’ai été surpris de trouver la dénonciation du relativisme sous la plume de Larry Laudan que d’autres critiques des mêmes auteurs, tel Alan Chalmers, rapprochent de Lakatos dont il aurait simplement remplacé le fameux programme de recherches par une tradition de recherche, alors qu’ici, Imre Lakatos, qui n’apparaît que furtivement, semble plutôt voisin des relativistes. Sans doute devrais-je cesser de les associer.

La sous détermination des théories, qui vient ensuite, est le fait que des rivales d’une théorie peuvent se trouver aussi bien étayées qu’elle par les résultats, un argument justement issu de Hume qui montre qu’une théorie n’est pas déductible des faits qui la soutiennent. Laudan la rattache à une remarque souvent citée de Pierre Duhem, reprise et généralisée par Quine. Ma propre lecture ancienne de La Théorie physique. Son objet et sa structure (1906) m’avait fait connaître ce fameux passage dans lequel Duhem note que l’échec d’une expérience signifie la fausseté d’au moins un élément théorique de son explication, mais sans pouvoir mieux le situer. Il peut aussi bien concerner l’appareillage de l’expérimentation que l’hypothèse testée ou toute autre condition de l’expérience. L’idée ne m’avait pas déplu et je persiste à la trouver pleine de sens… sans m’être jamais cru relativiste !

Or cet argument correspond aussi à ce qu’on nomme la thèse holiste qui fait le thème du débat suivant, soit le fait que de nombreux présupposés sont engagés dans la conception d’un test. C’est encore cette remarque de Duhem qui commande le cinquième débat sur l’incommensurabilité des théories, lié à la sous-détermination, correspondant au cas où les assertions faites dans un paradigme sont inintelligibles pour l’utilisateur d’un autre paradigme. L’incommensurabilité ne serait qu’« un cas particulier de l’argument général plaidant pour la sous détermination du choix théorique » (p.204). Ce que le relativiste illustre par la métaphore anthropologique de l’explorateur qui, entendant un mot que les indigènes associent à l’éléphant, le traduit par ce nom, alors qu’il désigne « le plus grand animal de la jungle descendant des dieux » sans pouvoir choisir entre les deux.

Restent deux dialogues, le quatrième sur les critères de succès et le dernier sur les déterminants sociaux des croyances. Pour le premier, Larry Laudan n’a pas trop de peine à ironiser sur le cas des croyances magiques de la tribu des Azandés (rapportées par Evans-Pritchard), lesquels avant d’entreprendre une action consultent l’effet d’un poison sur un oiseau. L’auteur fait dire avec justesse à son pragmatiste que « en défaillant sur ses prédictions d’événements vérifiables par d’autres voies, il devient douteux comme devin ; même à propos des choses les mieux cachées » (p.191). Le dernier dialogue qui examine les déterminants sociaux nous ramène au cas connu des prétentions sociologiques qui veulent que chacun ne cherche que son intérêt personnel plutôt que la vérité. « Ainsi un scientifique aussi profondément chrétien que Newton n’aura rien à faire d’une théorie physique qu’il estime contrevenir au message chrétien » (p.228). Le relativiste en déduit avec Kuhn, selon une célèbre réflexion de Max Planck, que les nouvelles théories ne convainquent pas les tenants des anciennes et ne triomphent que par leur mort.

La présentation sous forme de dialogue est certes destinée à faciliter la lecture, nécessairement un peu ardue. Mais du coup, on ne voit pas toujours, quand on le lit un peu rapidement (ce fut peut-être mon cas) quelles idées soutient chacun des trois adversaires du relativiste. Ainsi, comme je le soulignais plus haut, je ne suis pas sûr de pouvoir identifier, par exemple, dans les interventions de celui qui représente le réaliste, la thèse de Karl Popper que je crois pourtant connaître un peu. C’est dommage. À lire cependant si vous avez besoin d’un petit bain d’anti-relativisme. Je prédis que vous en sortirez guéri.

1 G. Gohau, « Sciences de la Terre en révolution », Raison Présente, Spécial 1966-1991, n°100, 4e trimestre 1991, p.121-133.


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Auteur de la note

Gabriel Gohau

Docteur ès lettres et historien des sciences, Gabriel (...)

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