Accueil / Les paradoxes du suffrage universel

Dossier • Élections et sondages : reflètent-ils toujours les préférences et les opinions ?

Les paradoxes du suffrage universel

Publié en ligne le 10 juillet 2017 - Science et décision -
Cet article développe un précédent texte écrit pour le hors-série n° 45 Maths & politique de la revue Tangente (août 2012)

Que le peuple désigne l’élu, à la majorité des voix : voilà la loi du suffrage universel. Mais lorsque plus de deux candidats s’opposent, savoir lequel est véritablement désigné par les voix électorales n’est pas si simple qu’il y paraît…

Le vote par suffrage universel est-il le meilleur moyen de refléter la préférence des citoyens ? Et, d’abord, un tel mode de scrutin est-il « logique » ? Par exemple, si les électeurs préfèrent A à B et B à C, il serait « logique » qu’ils préfèrent A à C : c’est ce que l’on appelle la « transitivité des préférences ». Eh bien, ce n’est pas toujours le cas ! La somme des préférences individuelles peut être différente de la préférence collective.

L’effet Condorcet

C’est le thème du paradoxe mis en évidence par le marquis de Condorcet (1743-1794), mathématicien du XVIIIe siècle, dans un ouvrage intitulé Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, paru en 1785.

Supposons, pour simplifier le débat électoral français (et pour ne pas s’avancer sur le nom des candidats à la date de rédaction de cet article), qu’il n’y ait que trois candidats à la prochaine élection présidentielle : Louis, Marie et Noël. Chacun des électeurs est supposé cohérent dans ses opinions : il ne change pas d’avis d’un tour à l’autre et vote toujours pour son candidat le mieux placé dans son ordre de préférence (il n’en est pas toujours ainsi dans la réalité, mais la portée des paradoxes exposés ici reste valide). Pour trois candidats, il y a six classements possibles pour chaque électeur, ici résumés par le tableau ci-après (nous avons évidemment bien choisi les nombres d’électeurs pour illustrer le paradoxe de Condorcet).

Candidat en position 1Candidat en position 2Candidat en position 3Nombre d’électeurs avec ces préférences
Louis Marie Noël 14 millions
Louis Noël Marie 3 millions
Marie Louis Noël 4 millions
Marie Noël Louis 11 millions
Noël Louis Marie 7 millions
Noël Marie Louis 6 millions

Si ce corps électoral (de 45 millions d’électeurs) avait à choisir entre les seuls Louis et Marie, il préfèrerait Louis à 24 millions contre 21 millions (il faut additionner le nombre de voix plaçant Louis devant Marie pour chaque triplet : 14+3+7=24, et les confronter à celles plaçant Marie devant Louis : 4+11+6=21).

S’il avait à choisir entre les seuls Marie et Noël, il donnerait sa faveur à Marie par 29 millions (14+4+11) contre seulement 16 millions (3+7+6).

Et lors d’une confrontation entre Louis et Noël ? Vous pensez que Louis l’emporterait aisément ? En effet, logiquement, puisque Louis > Marie et Marie > Noël, on pourrait penser que Louis > Noël.

De manière incroyable, Noël l’emporterait pourtant sur Louis par 24 millions (11+7+6) de voix contre 21 millions (14+3+4) !

Cependant, avec le système français actuel, au premier tour où chaque électeur vote pour celui qu’il préfère dans l’absolu, Louis serait en tête avec 17 millions de voix (addition des deux premières lignes du tableau : 3+14), devant Marie avec 15 millions (4+11) et Noël avec 13 millions (7+6). Noël, étant à la troisième place lors du premier tour de scrutin, ne serait pas au second tour et ne vivrait jamais de duel avec Louis. Et Louis l’emporterait contre Marie. À moins que... Marie ne se désiste (en mathématiques tout est possible) ! Et Noël, miraculeusement qualifié pour le deuxième tour, serait alors élu.

Ce paradoxe est irréductible : Louis est préféré à Marie, elle-même préférée à Noël, mais Noël est préféré à Louis !

Alfred Bramtot (1852-1894). Musée de la Ville des Lilas

Attention, donc, lorsque des décisions sont prises par une assemblée à la majorité des voix, lorsqu’il faut choisir les votes et leur chronologie. Certains affirment ainsi que si Lionel Jospin était arrivé au second tour en 2002, il l’aurait emporté contre Jacques Chirac. Impossible à vérifier, certes…

Le paradoxe de Borda

Observez ce deuxième tableau présentant une nouvelle configuration de la préférence des électeurs. Il met en évidence un nouveau paradoxe, dû à Borda (1733-1799) et rapporté également dans les publications de Condorcet.

Candidat en position 1Candidat en position 2Candidat en position 3Nombre d’électeurs avec ces préférences
Louis Marie Noël 3 millions
Louis Noël Marie 14 millions
Marie Louis Noël 4 millions
Marie Noël Louis 11 millions
Noël Louis Marie 3 millions
Noël Marie Louis 10 millions

Avec un seul tour de scrutin, Louis est élu avec 17 millions de voix (3+14), devant Marie avec 15 millions (4+11) et Noël avec 13 millions (3+10). Cependant Louis, pourtant élu, aurait perdu aussi bien lors d’un duel contre Marie que lors d’un duel contre Noël. Ce curieux cas de figure, un président majoritaire mais qui aurait perdu contre chacun de ses adversaires, pris un par un, est le « paradoxe » mis en évidence par Borda. En effet, le duel « Marie contre Louis » aurait donné Marie vainqueur avec 25 millions de voix (4+11+10) en sa faveur contre 20 millions (3+14+3). Et le duel « Noël contre Louis » aurait donné Noël vainqueur avec 24 millions de voix (11+3+10) en sa faveur contre 21 millions (4+14+3).

Cependant, ici, la transitivité des préférences est respectée (le duel « Noël contre Marie » aurait donné Noël vainqueur avec 27 millions de voix (14+3+10) contre 18 millions (4+3+11).

On est donc dans la situation où Noël > Marie > Louis mais où Louis arrive, pourtant, en premier en un seul tour de scrutin ! Les résultats sont donc totalement inversés selon le mode de vote.

Ce deuxième exemple montre cependant que le scrutin à un tour favorise l’élection d’un « président de compromis » car on peut considérer qu’un président qui aurait moins de partisans aurait aussi moins d’adversaires ; plus apte à rassembler, il pourrait être de fait finalement préféré.

Des solutions « équitables » sont-elles possibles ?

À la recherche d’une solution équitable, Condorcet préconise, dans le cas d’un affrontement triangulaire, de n’effectuer que des duels et d’élire celui qui en a gagné le plus.

Borda, quant à lui, suggère un autre système : pour choisir entre n candidats, chaque votant attribue 1 point au candidat qu’il place en dernière position, 2 points à l’avant-dernier, 3 au suivant et ainsi de suite jusqu’à n points donnés à son candidat préféré. Puis on fait le total des points recueillis par chaque candidat parmi les différents votants.

Mais les exemples sont encore nombreux où les préconisations de Borda et de Condorcet peuvent s’avérer contradictoires…

La conclusion est un peu désespérante : quelles que soient les qualités du mode de scrutin choisi, aucun ne pourra jamais prétendre rendre compte, de manière incontestable, de la préférence du corps électoral.


Cinq modes de scrutin à l’épreuve

Un petit film à regarder sur YouTube, sous le titre « Monsieur le président, avez-vous vraiment gagné cette élection ? » 1.

Il y est donné un exemple de 10 000 électeurs devant choisir entre cinq candidats. Les préférences individuelles sont rassemblées dans le tableau ci-dessous. Elles se lisent ainsi : 3273 électeurs mettent Albert en premier, devant, respectivement, Martine (2e), Max (3e), Oscar (4e) et Émilie (5e).

  Albert Émilie Oscar Martine Max
3273 1 5 4 2 3
2182 5 1 4 3 2
1818 5 2 1 4 3
1636 5 4 2 1 3
727 5 2 4 3 1
364 5 4 2 3 1

L’heureux élu peut être successivement chacun des cinq candidats 2 selon que le mode de scrutin est celui à un tour (c’est Albert qui gagne), celui à deux tours de la France (c’est Émilie qui gagne), celui où l’on élimine le dernier à chaque tour (c’est Oscar qui gagne), celui préconisé par Borda (c’est Martine qui gagne) ou celui préconisé par Condorcet (c’est Max qui gagne). Les cinq modes de scrutin donnent cinq élus différents !

2 Ici aussi, on suppose que les électeurs ne changent jamais d’avis et privilégient toujours le candidat le mieux placé dans son ordre de préférence.


Publié dans le n° 320 de la revue


Partager cet article


L' auteur

André Deledicq

Agrégé de mathématiques, André Deledicq a été directeur de l’Institut de recherche sur l’enseignement des maths (...)

Plus d'informations