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Congelez vos œufs, dégelez votre carrière

Publié en ligne le 1er août 2016 - Technologie -

Ce n’est pas l’une de ces expressions familières, comme « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », « il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier », ou encore « c’est comme l’œuf et la poule, on ne sait pas par où ça a commencé »... Non, c’est le titre étonnant qui s’étalait sur la couverture du magazine économique Bloomberg Businessweek [1] en avril 2014, et que NBC News reprit le 14 octobre de la même année sous une forme un peu plus explicite : « Perk Up : Facebook and Apple Now Pay for Women to Freeze Eggs » [2] (« Gardez le moral : Facebook et Apple vont prendre en charge la congélation des ovocytes »).

La Californie en pointe

Il s’agit d’une proposition de trois entreprises californiennes, Apple,

Facebook, Google, qui, à l’heure où beaucoup de cadres féminin(e)s ( ?) avouent leur frustration de ne pouvoir « tout avoir » en même temps, des enfants et une carrière, ont décidé de financer la congélation d’ovocytes à concurrence de 20 000 dollars, auxquels s’ajouteront 500 dollars par année pour leur conservation. L’objectif est d’offrir aux femmes qui le souhaitent la possibilité de choisir le bon moment pour avoir un enfant sans que cela freine leur avancement, ce qui contribuerait à rétablir une certaine égalité des hommes et des femmes devant les opportunités de carrière. Il faut dire que dans les entreprises de la Silicon Valley, les femmes sont beaucoup moins représentées que les hommes. Chez Apple, par exemple, 70 % des 98 000 employés dans le monde sont des hommes, le chiffre atteignant 80 % pour les postes techniques. Le constat est à peu près le même chez Facebook.

Le 14 octobre 2014, NBC News a annoncé qu’en début d’année Facebook a commencé à inclure ce financement dans l’assurance-santé offerte à ses employées. Apple a confirmé qu’il ferait de même en janvier 2015 et Google a dit l’avoir déjà proposé depuis quelque temps. D’autres firmes célèbres de la haute technologie ou de la finance font déjà de même ou l’envisagent sérieusement. Microsoft et Citigroup offrent ainsi cette possibilité à leurs employées, mais ne communiquent pas sur ce sujet. Cette mesure a été validée depuis 2012 par l’American Society of Reproductive Medicine. Brigitte Adams, une avocate américaine spécialisée dans la congélation d’ovocytes, écrit : « Avoir une carrière et des enfants est quelque chose de difficile à accomplir. En offrant cette alternative, les compagnies investissent auprès des femmes et les soutiennent » [3].

Aux États-Unis, cette initiative des entreprises n’a pas suscité d’hostilité. D’après EggBanxx, un organisme spécialisé dans la congélation des ovocytes, elle rencontrerait même un véritable succès.

En France, comme souvent, la polémique est âpre [4]

Les États-Unis, le Japon, le Canada et la plupart des pays européens, Allemagne, Espagne, Italie, Belgique, etc., autorisent la congélation des ovocytes pour des raisons aussi bien médicales que non médicales, afin de permettre aux femmes de choisir le moment d’avoir un enfant. La France se différencie en réservant cette technique aux patientes qu’un traitement médical (chimiothérapie notamment) risque de rendre stériles. Toutefois, depuis janvier 2011, la nouvelle loi sur la bioéthique permet aux femmes faisant un don d’ovocytes d’en préserver une partie pour leur propre usage, mais elle est considérée comme très limitée. Selon cette loi, lorsqu’une femme sans enfant, âgée de moins de 35 ans, fait un don, elle peut garder une petite partie des ovocytes prélevés : en dessous de dix ovules, au moins cinq sont destinés au don ; au-delà de dix, seule la moitié peut être conservée par la donneuse. Cet encouragement au don d’ovocytes est destiné à enrayer la pénurie d’ovocytes disponibles pour des couples infertiles. Cependant, le 3 avril 2013, un article du Parisien, titrant « La grossesse reste un frein à la carrière », cite une enquête, réalisée du 31 janvier au 14 mars sur un échantillon de 2 300 femmes représentatives de la population française, qui montre que 44 % des salariées estiment que leur congé maternité a pénalisé leur évolution professionnelle [5]. Dans le magazine Elle du 18 janvier 2016, on lit : « Alors que tous les autres pays européens l’autorisent, la France limite la congélation des ovocytes. Permettre à toutes les femmes de prolonger ainsi leur fertilité serait pourtant une victoire sur le temps ». Il semble que la demande de congélation ovocytaire de la part des femmes dans la trentaine augmente à mesure que les techniques de congélation et les taux de réussite s’améliorent.

La vitrification instantanée

Le procédé de congélation ovocytaire existe depuis trente ans. Ce qui est nouveau, c’est la possibilité de vitrifier, c’est-à-dire de congeler instantanément ces cellules, en évitant la formation de cristaux de glace pour ne pas les endommager. Conservés dans de l’azote liquide puis décongelés des années plus tard et fécondés par injection d’un spermatozoïde ou par mise en contact avec le sperme, ces ovocytes devenus embryons sont replacés dans l’utérus. Quelques milliers de bébés (environ cinq mille aux États-Unis) sont nés grâce à cette méthode. L’avantage est que cela permet de faire, à 40 ou 42 ans, une FIV (fécondation in vitro) avec des ovocytes qui ont dix ans de moins et de réduire le risque d’aberrations chromosomiques et de fausses couches liées à de « vieux » ovocytes. Le Figaro du 16 octobre 2014 rapporte ces propos du docteur Elizabeth Fino, spécialiste de la fertilité à la New York University : « Les chances de fécondation augmentent sensiblement avec des ovocytes congelés plus jeunes que lors de fécondations in vitro classiques » [6].

« Congeler ses ovocytes ne nuit à personne »

C’est ce que dit, dans Elle du 18 janvier 2016, Élisabeth Badinter, philosophe : « Je ne vois aucun obstacle à ce que les femmes prolongent leur fertilité de quelques années, en faisant vitrifier leurs ovocytes. C’est une décision qui leur revient, les autres n’ont pas à en juger. Aucun principe moral ne s’y oppose dans la mesure où cela ne nuit à personne. Ni à celle qui s’engage dans cette démarche, ni à l’enfant à naître, ni à un tiers. »

Cependant, il faut fixer légalement un âge au-delà duquel il ne semblerait pas raisonnable d’utiliser ces ovocytes pour concevoir un enfant : « Il ne s’agit pas de rendre les femmes fécondes jusqu’à leur mort, mais d’accompagner les évolutions dans le temps de vie ».

Elle poursuit : « Quant à affirmer que c’est “contre les lois de la nature” alors que, depuis des siècles, on améliore le sort des êtres humains en contournant ces lois… Les mêmes réticences ressurgissent, depuis la loi sur l’avortement, chaque fois que l’on introduit un progrès touchant au biologique – les bébés-éprouvette, le diagnostic prénatal… Se cache derrière une inquiétude du “jusqu’où ira-t-on ?”, une peur de l’homme démiurge défiant les lois de la nature et la loi de Dieu, et qui risquerait d’être puni. Il est insupportable que l’on en soit encore là. » [7]

Il est possible que l’objectif d’Apple, Facebook et Google soit d’attirer des talents féminins qu’ils jugent utiles pour leur entreprise, et tous les employé(e)s auraient à y gagner.

« Pas folles les guêpes ! », aurait pu dire Arletty.

Références

1 | BloombergBusinessweek est un magazine hebdomadaire américain spécialisé dans l’économie, créé en 1929 sous le nom de The Business Week, et publié depuis 2010 par Bloomberg. Depuis 1988, Business Week publie un classement annuel des meilleurs MBA (Masters of Business Administration) américains, qui est considéré comme la référence à la fois par la presse et par les étudiants.
2 | NBCNews, 14 octobre 2014.
3 | Elle, 15 octobre 2014 : « Facebook et Apple remboursent la congélation d’ovocytes de leurs employées ».
4 | Dans L’ObsPlus du 16 octobre 2014, Jean-Marcel Bouguereau qualifie cette initiative de « proposition indécente ». Parmi les commentaires de cet article, j’ai relevé le témoignage suivant : « Eh bien moi femme cadre, la cinquantaine passée, n’ayant pas pu faire d’enfants lorsque j’en avais l’âge pour des raisons de carrière, et ayant vraiment découvert les USA trop tard, je trouve tout cela tout à fait génial. Pour une femme cadre, les périodes entre 25 et 40 sont celles où on fait sa place professionnellement. Après 40 ans, on a plus de temps pour apporter la présence et l’affection dont a besoin un enfant, plus d’argent également pour apporter tout le confort nécessaire à un/des enfants. Mais, à 40 ans, la fécondité a décru et nos rêves s’envolent. »
5 | Voir par exemple l’étude « University of California Work and Family Survey », réalisée en 2002 et 2003 sur 4500 individus, publiée en 2004 par Mary Ann Mason, Angelica Stacy et Mark Goulden. Elle montrait que les hommes et les femmes sans enfants travaillaient en tout (tâches ménagères et professionnelles) 78 heures en moyenne par semaine, chiffre qui s’élevait à 88 heures pour les pères de famille et plus de 100 heures pour les femmes avec enfant(s). Par rapport aux pères de famille, les mères avaient 35 % de chances en moins d’arriver à la pré-titularisation et 38 % de chances en moins d’obtenir une titularisation. Chez les professeurs titulaires, 50 % des femmes étaient mariées et mères, contre 72 % des hommes. Sans parler des nombreuses femmes qu’une carrière scientifique approfondie oriente vers le divorce et la séparation.
6 | Revue de presse pour la Conférence du 3 décembre 2015 de la Clinica Eugin de Barcelone : « Vitrification sociétale des ovocytes : qu’en pensent les Français ? ».
7 | Elle, 18 janvier 2016 : « Ovocytes : les congeler, c’est se libérer ? ».