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Ulugh Beg - L’astronome de Samarcande

Publié en ligne le 5 octobre 2015
Ulugh Beg - L’astronome de Samarcande
Jean-Pierre Luminet
JC Lattès, Paris, avril 2015, 315 pages, 19€

Jean-Pierre Luminet vient d’écrire une belle œuvre romanesque autour du personnage d’UlughBeg, un prince de l’empire mongol, à la fois savant et poète, qui a subi une fin atroce à l’instigation de son fils, un fanatique religieux. Il faut saluer cette initiative de nous faire revivre des événements peu présents dans nos études.

UlughBeg (1394-1449) est le petit-fils de Timur le Boiteux. Conquérant brutal et impitoyable, ce dernier, connu sous le nom de Tamerlan, sema partout la terreur, inonda de sang l’Inde, la Chine, l’Iran, l’Afghanistan, la Russie, etc., jusqu’aux bords de la Mer Noire. À sa mort, la couronne passa à son fils Chah Rukh Mirza (1377-1447), qui fut l’artisan de la « Renaissance timouride », une époque brillante – hélas éphémère – où l’art, la science et la culture fleurirent en terre musulmane, à Hérat 1 (Afghanistan) et à Samarcande (Ouzbékistan). En fait, rien n’eût été possible sans Goharshad (1378-1457), son épouse favorite qui eut une grande influence sur sa politique ; c’est elle qui permit l’épanouissement d’une cour raffinée et transmit le goût du savoir à ses deux fils, UlughBeg et Baysunghur (1399-1433).

Alors qu’il a seize ans et que son père règne solidement à Hérat, UlughBeg (c’est-à-dire « le grand prince ») reçoit le pouvoir sur la Transoxiane. Contrairement à son grand-père, il ambitionne moins la conquête de territoires que celle de la science. Les deux passions de sa vie sont l’astronomie et sa belle cité de Samarcande, qu’il veut faire rayonner. En 1424, il y entame la construction d’un observatoire adossé à une medersa et y réunit une brillante équipe d’érudits, dont son maître Qadi-ZadehRumi (1364-1436) et Ghiyathad-DinJamshid (1380-1429), dit Al-Kashi, car originaire de la ville iranienne de Kashan. Ce dernier, véritable génie des mathématiques, mériterait de figurer en bonne place dans nos manuels scolaires. On peut remercier Jean-Pierre Luminet de l’avoir si bien évoqué.

Au début du XVe siècle, Samarcande, alors le plus important centre intellectuel du monde, héberge soixante-dix savants qui s’affairent à scruter le ciel. À leur tête, et à l’aide d’instruments gigantesques 2, UlughBeg, dresse un catalogue d’environ mille étoiles, d’une précision comparable à celui de Tycho Brahe, ce qui fait de lui l’autre summum de l’observation astronomique pré-télescopique. Les érudits de Samarcande prennent certainement des libertés avec les paroles coraniques, si l’on songe à cette inscription qui, d’après le roman, fut apposée sur le fronton de l’observatoire : « Les religions se dissipent, telle la brume du matin. Les royaumes s’effondrent, telle la dune sous le vent. Seule la science s’inscrit dans le bronze de l’éternité ».

En 1447, à la mort de son père, UlughBeg hérite de l’empire. Mais pour seulement deux années semées de troubles : il eut en effet la tête tranchée par des fanatiques obéissant à son fils Mirza Abdulatif (1420-1450). L’observatoire sera rasé bien plus tard. Cependant, Al-Qushji (1403-1474), un collaborateur du prince, s’enfuit à Istanbul où il remet une copie du catalogue à Mehmet II. Ce sultan le publie sous le nom de Tables sultaniennes.

Jean-Pierre Luminet précise dans sa postface : « Ceci est un roman et non un essai historique ». En d’autres termes, il s’autorise la création de situations fictives pour le besoin du récit. Les choses étant ainsi clarifiées, aucune critique sur le fond n’est envisageable car elle reviendrait à restreindre la liberté de l’artiste. On peut cependant regretter deux choix. D’abord son invention d’un certain Samuel Cresques, censé incarner le fils du grand cartographe majorquin du XIVe siècle, Abraham Cresques, créateur présumé du magnifique Atlas Catalan. La seule utilité de cet individu imaginaire a été l’établissement d’un lien entre la fin tragique d’UlughBeg et l’anéantissement de l’école de cartographie de Palma de Majorque, où exerçaient les savants juifs, par d’autres fous de Dieu, chrétiens ceux-là, lors des pogroms de 1391. Malheureusement, ces événements dramatiques ne sont évoqués que dans un très bref passage (p. 20). Un deuxième regret est ce scénario imaginé pour la mort d’Al-Kashi. Il est vrai que ce savant a disparu, très probablement en 1429, dans des circonstances mystérieuses, ce qui est du pain béni pour un romancier qui a, donc, toute latitude pour échafauder des hypothèses. Dans ce livre, le savant fut décapité par le fils fondamentaliste d’UlughBeg, suite à un de ses discours ostensiblement héliocentrique. Or, à notre connaissance, nul historien n’affirme qu’Al-Kashi professait le mouvement de la Terre. Supposons cependant le contraire, admettons aussi que son exécution soit due à cette croyance, alors le lecteur serait naturellement conduit à mettre en parallèle la mise à mort d’Al-Kashi et la mise en résidence surveillée qui frappa Galilée : pour le même « crime », cette dernière sentence apparaîtrait clémente.

Trois annexes biographiques à la fin de l’ouvrage sont indispensables à la lecture : la première et la deuxième sur les savants antérieurs et contemporains d’UlughBeg, la dernière sur les princes et souverains qui apparaissent dans le roman, classés par ordre chronologique, de Gengis Khan à Mehmet II.

Inutile de signaler que la plume légère de Jean-Pierre Luminet et son style élégant rendent la lecture plaisante. Tout en racontant l’histoire des sciences depuis l’Antiquité grecque, il nous fait découvrir les méandres des cours orientales et leurs intrigues. Ce roman s’adresse à ceux qui veulent se distraire en s’instruisant.

1 Les orthographes des noms des protagonistes n’étant pas toutes fixées, nous avons adopté celles du livre.

2 Par exemple, il y avait un énorme sextant. Ce gigantesque arc de cercle faisait quatre-vingt-dix coudées de rayon (environ quarante mètres). Il permettait une visée d’une précision de cinq secondes d’arc, soit la deux cent soixante millième partie d’un cercle complet (p.214).