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La mémoire manipulée

La mémoire humaine : une « boîte-à-outils pour le futur » plutôt qu’une « caméra rejouant le passé » !

Publié en ligne le 5 avril 2015 - Psychologie -
Cet article vient en complément du dossier publié dans SPS n° 312.

Stimulée, entre autres, par l’intérêt croissant pour les problèmes de mémoire dans les pathologies liées au vieillissement ainsi que par des observations récurrentes de faux souvenirs dans des contextes légaux [1, 2], la recherche portant sur le fonctionnement de notre mémoire (et plus particulièrement sur cette partie de notre mémoire qui nous permet de nous souvenirs des évènements que nous avons personnellement vécus, appelée « mémoire épisodique ») s’est considérablement développée ces dernières décennies pour nous livrer un paradoxe [3]. En effet, la mémoire nous paraît puissante parce qu’il nous semble relativement facile de récupérer des souvenirs de nos vacances, de notre adolescence ou d’une quantité d’autres moments sur la base d’un mot, d’une odeur ou au cours d’une discussion. De plus, certaines informations (comme, par exemple, le visage d’un ami d’enfance) peuvent être stockées et récupérées des décennies plus tard. Une telle capacité de mémorisation et de rétention des informations, en apparence illimitée, participe à la fondation de notre identité en établissant ce qui nous définit en tant qu’individu et offre un sentiment de continuité et de cohérence à notre existence [4]. Pourtant, parce que sujet à de nombreuses influences, le mode de fonctionnement de cette mémoire la rend tout aussi vulnérable aux erreurs, celles-ci ayant parfois des conséquences désastreuses : faux souvenirs d’abus sexuels, identifications erronées de suspects, disputes familiales ou entre amis sur la manière dont certains évènements se sont déroulés…

Pourquoi la mémoire est-elle aussi malléable ?

Sous l’influence, entre autres, de la métaphore informatique (pour une synthèse sur l’évolution des différentes conceptions de la mémoire, voire [1]), les psychologues ont pensé pendant longtemps que notre mémoire stockait passivement les informations en vue de leur utilisation ultérieure [1]. Nos souvenirs personnels étaient alors considérés comme des enregistrements littéraux des évènements, stockés dans un cerveau fonctionnant un peu comme une caméra pouvant rejouer le passé sur demande, et auxquels on avait accès ou pas. Aujourd’hui, on considère plutôt les souvenirs épisodiques comme des « constructions » relativement optimales mais imparfaites du passé ayant pour objectifs l’adaptation et la cohérence [5]. Selon cette conception, l’évolution aurait façonné notre mémoire pour servir l’adaptation en nous permettant de recombiner des éléments de nos expériences passées afin de simuler mentalement nos actions futures. Alors qu’un système de représentation « littéral » pourrait limiter les solutions disponibles pour faire face à un danger ou une situation nouvelle, un système « (re)constructif », moins parfait mais plus flexible, aurait pour avantage de permettre une plus grande disponibilité de solutions. Parallèlement, certaines déformations des faits pourraient s’inscrire dans des processus visant à maintenir une image cohérente de nous-mêmes ou de notre groupe d’appartenance [4, 2].

Mémoriser et se souvenir : un parcours en plusieurs étapes

Lorsque nous vivons un évènement, notre cerveau va en créer une représentation mentale (c’est l’ encodage ). Un souvenir est donc une collection de détails, d’informations relatives à l’évènement que nous sommes en train de vivre (un lieu, une atmosphère, un moment précis dans la vie d’un individu, des personnes, une activité particulière, etc.), que le cerveau va devoir rassembler et unifier pour en faire une seule trace, cohérente.

Toutefois, parce que notre cerveau fonctionne avec des ressources limitées, nous n’encodons pas les évènements que nous vivons de façon tout à fait littérale. En effet, d’une part, de nombreux détails peuvent nous échapper du fait de la complexité de l’évènement, parce que nous sommes plus attirés par certains éléments et moins par d’autres ou parce que certains éléments, même s’ils ont été bien perçus, ne sont pas traités de manière suffisamment efficace pour être maintenus en mémoire. D’autre part, nos souvenirs peuvent contenir bien plus que l’information originale effectivement perçue : des réactions émotionnelles plus ou moins intenses, des réflexions ou pensées associées (comme le souvenir d’expériences semblables vécues auparavant), et surtout une impression générale, un sens particulier, que nous attribuons à l’évènement. Une fois créée, la représentation plus ou moins complète de l’évènement va être stockée et la qualité de notre sommeil en assurera d’autant mieux la consolidation. En effet, de nombreuses études attestent aujourd’hui des effets bénéfiques de l’alternance de phases de sommeil à ondes lentes et à ondes rapides sur la mémorisation des informations (voir pour une synthèse [6]).

Lorsque nous essayons de nous souvenir d’un évènement particulier, notre cerveau ne récupère pas une trace toute faite de l’évènement mais procède à une reconstruction de l’évènement. Ainsi, tout comme nous pouvons nous projeter mentalement dans le futur pour simuler une situation possible, nous nous « re-projetons » dans le passé pour revivre un évènement particulier (d’ailleurs, ces deux capacités semblent mobiliser des aires cérébrales communes et les individus qui ont du mal à se souvenir d’évènements de leur passé ont également des difficultés à se projeter dans l’avenir [7]). Pour ce faire, le cerveau opère sur la base des détails constituant la représentation de l’évènement-cible qui seront autant d’indices utiles pour « revivre » l’épisode. De manière générale, plus une représentation est riche en détails (qu’ils soient issus de la perception ou d’associations), plus la probabilité de la retrouver et de reconstruire l’épisode sera grande. Toutefois, certaines informations sont particulièrement importantes : le sens attribué à l’évènement parce qu’il servira de schéma de reconstruction de l’épisode sur la base des connaissances générales acquises sur le monde (comment se déroule habituellement un certain type d’évènement, etc.) ainsi que des indices permettant de resituer le contexte spatio-temporel de l’évènement et des éléments distinctifs. Ces informations, auxquelles s’ajouteront également nos attentes au moment où nous essayons de nous souvenir ainsi que notre identité du moment, participeront à recréer un épisode cohérent appartenant à un moment bien précis de notre propre passé et pourront venir moduler son exactitude.

Qu’est-ce qui peut poser problème et conduire à des oublis ou des faux souvenirs ?

Puisque la possibilité de se souvenir d’un épisode va être contrainte par ce qui a pu être encodé à l’origine, si certains éléments n’ont pu être encodés (parce que beaucoup de choses se sont produites simultanément), ils ne pourront pas servir d’indices. De plus, certains évènements partagent des similitudes très importantes (par exemple, les sorties au restaurant que vous avez l’habitude de faire le vendredi, le petit-déjeuner quotidien) et il sera très difficile de différencier les souvenirs de ces différents épisodes si aucun élément distinctif spécifique ne peut être récupéré. Par ailleurs, la récupération d’un souvenir pourra également être influencée par l’adéquation plus ou moins grande entre ce qui sera réalisé au moment de la récupération et ce qui a été réalisé au moment de l’encodage. Par exemple, si vous avez mémorisé le mot « NOTE » en référence à « une forme d’évaluation », vous avez moins de chances de vous en souvenir si on vous fournit comme indice le mot « musique », car cette information ne fait pas partie de la trace originale encodée.

S’il est donc capital de récupérer des éléments les plus spécifiques possibles et de restaurer le contexte particulier dans lequel un évènement a été vécu pour être capable de s’en souvenir, le processus de reconstruction lui-même peut également entraîner des erreurs. Par exemple, le sens que nous avons attribué à l’origine aux évènements peut empêcher le rappel d’éléments présents mais incompatibles avec le sens général attribué [8] à la faveur d’éléments plausibles mais pourtant absents [9].

Néanmoins, très souvent [5], la production de faux souvenirs va s’expliquer par une erreur au niveau des processus d’attribution de la source [10] de nos représentations mentales (Est-ce réel ou suis-je en train de rêver ? Est-ce quelque chose que j’ai prévu de faire plus tard ou qui s’est déjà produit ?). La source de nos représentations mentales n’est pas une étiquette associée aux évènements mais doit être inférée. Pour ce faire, notre cerveau va évaluer la distribution des détails composant la représentation de l’évènement évalué et rechercher activement toute information disponible capable de désigner une source particulière. Habituellement, la représentation d’un évènement vécu contient beaucoup de détails perceptifs (auditifs, olfactifs, visuels…) et contextuels (moment et lieu de l’action, ambiance générale) tandis que celle qui provient de quelque chose d’imaginé contient plus de détails sur les processus guidant sa construction (schéma général ou déroulement logique d’une situation, recherche de souvenirs d’expériences antérieures similaires). Par exemple, j’ai le souvenir très clair d’une séance de cours que je propose chaque année depuis trois ans dans la même salle. Je sais qu’il s’agit bien d’un souvenir et, bien que les séances soient très semblables d’une année à l’autre, qu’il s’agit bien de la séance de cette année, parce qu’il y avait une odeur si forte dans la salle que je me souviens avoir demandé aux étudiants si ça ne les gênait pas trop. Cependant, des confusions de source peuvent se produire lorsque les choses imaginées possèdent des caractéristiques trop semblables à celles d’évènements vécus (parce qu’elle ont été imaginées à plusieurs reprises, par exemple) et seront alors considérées à tort comme des souvenirs d’évènements réels. De telles démonstrations d’induction de faux souvenirs d’évènements procédant de l’imagination sont aujourd’hui largement documentées [2, 11].

Enfin, de nombreux travaux ont démontré le pouvoir des suggestions d’informations post-événementielles sur la reconstruction des souvenirs [2]. Celles-ci peuvent induire des faux souvenirs en modifiant le sens attribué à l’évènement d’origine lors de la reconstruction. Par exemple, le simple fait de changer le verbe utilisé dans une question formulée après le visionnage d’une séquence dépeignant un accident peut en modifier le souvenir. En effet, des participants à qui on a dit que les véhicules s’étaient « percutés » augmentent leur estimation de la vitesse perçue et tendent à voir plus de débris de verre (alors qu’il n’y en avait pas !) que ceux à qui on avait dit que les voitures s’étaient « touchées », parce qu’ils se sont créé une représentation de l’évènement correspondant au sens du verbe utilisé dans la question (le choc doit être plus important si les voitures se sont percutées que si elles se sont juste touchées).

Suggérer une information post-évènementielle complètement fausse peut également mettre en difficulté les processus d’attribution de la source et pousser les individus à croire, par exemple, qu’ils ont vu une voiture bleue alors qu’elle était blanche ou Bugs Bunny dans un parc Disney [2], alors qu’il est un personnage du concurrent Warner Brothers. Dans ces cas, l’information erronée, dispensée après les faits originaux, possède une représentation détaillée et se retrouvera incorporée au souvenir initial si la personne est incapable de se souvenir qu’elle a appris cette information a posteriori. De plus, suite à des séances d’entretiens répétées, il est même possible d’implanter un souvenir autobiographique entièrement faux (comme « avoir été malade à cause de certains aliments étant enfant » [2], « avoir fait un vol en montgolfière avec un parent » [11]) sur la base de courts récits ou d’une photographie truquée. Ici, c‘est une représentation créée par « inflation de l’imagination » (la plausibilité des faits déclenche des processus d’imagerie s’appuyant sur des éléments de souvenirs anciens) qui pourra venir tromper les processus d’attribution de la source, de par sa ressemblance avec des évènements réellement vécus.

Il est toujours théoriquement possible de remettre en cause la véracité du souvenir si, à un moment ou à un autre, la personne se souvient de l’épisode d’apprentissage original de l’information ou d’avoir elle-même tenté d’imaginer l’évènement. Cependant, chaque fois qu’un souvenir est répété, certains détails (les éléments centraux de l’histoire : le qui, le quoi, le comment) se verront renforcés au détriment d’éléments plus périphériques (comme les conditions d’acquisition et le contexte spatio-temporel) qui sont justement des informations fondamentales pour les processus d’attribution de la source. D’autres détails relatifs à l’évènement, appris a posteriori, pourront même être incorporés au fil du temps. Au final, chaque « mise à jour », chaque « ajout », rendra une remise en question du souvenir de plus en plus problématique et renforcera sa contribution à notre identité jusqu’à nous faire nous comporter en conséquence [2] pour le meilleur parfois, mais aussi, pour le pire.

Références

1 | Koriat, A., & Goldsmith, M. (1996). Memory metaphors and the real life/laboratory controversy : Correspondence versus storehouse conceptions of memory. Behavioral, & Brain Sciences, 19, 167-228.
2 | Loftus, E. F. (2005). Planting misinformation in the human mind : a 30 year of investigation of the malleability of memory. Learning & Memory, 12, 361-366.
3 | Schacter, D. L. (1999). The seven sins of memory : Insights from psychology and cognitive neuroscience. American Psychologist, 54, 182-203.
4 | Wilson, A.E., & Ross, M. (2003). The identity function of autobiographical memory : Time is on our side. Memory, 11, 137-149.
5 | Schacter, D.L., Guerin, S.A., & St. Jacques, P.L. (2011). Memory distortion : an adaptive perspective. Trends in Cognitive Sciences.
6 | Diekelmann, S. & Born, J. (2010). The memory function of sleep. Nature Reviews Neuroscience, 11, 114-126.
7 | Schacter, D.L., & Addis, D.R. (2007). The cognitive neuroscience of constructive memory : Remembering the past and imagining the future. Philosophical Transactions of the Royal Society of London B, 362, 773-786.
8 | Brewer, J.B., & Treyens, J.C. (1981). Role of schemata in memory for places. Cognitive Psychology, 13, 207-230.
9 | Strange, D. & Takarangi, K.T. (2013). False memories for missing aspects of traumatic events. Acta Psychologica, 141, 322-326.
10 | Johnson, M.K., Hashtroudi, S., & Lindsay, D.S. (1993). Source monitoring. Psychological Bulletin, 114, 3-28.
11 | Wade, K.A., Garry, M., Read, J.D. & Lindsay, S. (2002). A picture is worth a thousand lies : Using false photographs to create false childhood memories. Psychonomic Bulletin & Review, 9, 597-603.