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Les gènes humains peuvent-ils être brevetés ?

Publié en ligne le 29 avril 2015 - OGM et biotechnologies -
par Joseph E. Stiglitz
Nous reproduisons ici un article paru sous le titre « Lives versus profits » sur le site « Project Syndicate ». Traduction en français par Frédérique Destribats pour le journal Les Échos (7 mai 2013). Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de l’auteur. Tous droits réservés : www.project-syndicate.org. [Les intertitres sont de notre rédaction].

Ce texte a été écrit le 6 mai 2013 au moment où la Cour Suprême des États- Unis devait se prononcer sur l’application des brevets au génome humain. Myriad Genetics, une entreprise basée dans l’Utah, prétendait détenir les droits sur tous les tests visant à rechercher la présence de deux gènes associés au cancer du sein. Finalement, la Cour, à l’unanimité, a considéré que les gènes ne sont pas brevetables ; elle admet cependant les brevets sur certaines séquences d’ADN dérivées des gènes, et donc n’élimine pas totalement la possibilité de breveter l’ADN.


La Cour Suprême des États-Unis vient d’entamer [texte écrit le 6 mai 2013 – depuis, la Cour a rendu son verdict, voir plus haut] ses délibérations sur une affaire qui met en lumière une question profondément problématique concernant les droits de propriété intellectuelle. La Cour doit répondre à la question suivante : les gènes humains – vos gènes – peuvent-ils être brevetés ? En d’autres termes, quelqu’un peut-il essentiellement être autorisé à détenir le droit de, disons, tester si vous avez un ensemble de gènes qui implique que vous avez plus de 50 % de probabilité de développer un cancer du sein ?

Pour ceux qui sont étrangers à l’univers mystérieux du droit de la propriété intellectuelle, la réponse semble évidente : non. Vous êtes le propriétaire de vos gènes. Une entreprise peut détenir, au mieux, la propriété intellectuelle sur son test génétique ; et parce que la recherche et le développement nécessaires à la mise au point de ce type de test peuvent entraîner un coût considérable, l’entreprise pourrait à juste titre faire payer le fait de le pratiquer.

Le cas de Myriad Genetics

Mais Myriad Genetics, une entreprise basée dans l’Utah, prétend à plus que cela. Elle prétend détenir les droits sur tous les tests visant à rechercher la présence des deux gènes associés au cancer du sein – et a appliqué ce droit de manière impitoyable, bien que son test soit inférieur à un test que l’Université Yale était disposée à proposer à un prix nettement inférieur. Les conséquences ont été tragiques : un test approfondi et abordable qui identifie les patientes à haut risque sauve des vies. Empêcher de tels tests coûte des vies. Myriad est l’exemple parfait d’une corporation américaine pour laquelle le profit prend le dessus sur toute autre valeur, y compris celle de la vie humaine.

Voilà un cas particulièrement poignant. Normalement, les économistes discutent de compensations : des droits de propriété plus faibles, dit-on, seraient un frein à l’innovation. L’ironie ici est que la découverte de Myriad aurait de toute façon été faite, compte tenu des efforts internationaux mis en œuvre, et financés par des fonds publics, pour décoder l’ensemble du génome humain, qui a été une remarquable avancée des sciences modernes. Les bénéfices sociaux de la découverte antérieure de Myriad ont été minimisés par les coûts imposés par son impitoyable recherche de profit.

Plus généralement, on admet aujourd’hui que l’actuel système des brevets impose des coûts sociaux importants, et ne contribue pas à tirer le meilleur parti de l’innovation – comme le démontrent les brevets de Myriad liés à la génétique. Car, après tout, Myriad n’a pas inventé les technologies utilisées pour analyser les gènes. Si ces technologies avaient été brevetées, Myriad n’aurait peut-être pas été en mesure de réaliser sa découverte. Et le contrôle étroit de ses brevets a freiné le développement par d’autres de tests meilleurs et plus fiables pour la recherche de ce gène. Le problème est simple : toute recherche est basée sur des recherches antérieures. Un système de brevet mal conçu – tel que le nôtre – peut freiner la poursuite des recherches.

C’est la raison pour laquelle nous n’autorisons pas de brevets dans la recherche mathématique fondamentale. Et c’est pourquoi la recherche démontre que breveter les gènes limite la production de nouvelles connaissances en matière génétique : la plus importante contribution à la production de nouvelles connaissances est la connaissance antérieure, à laquelle les brevets freinent l’accès.

Les gènes de prédisposition au cancer du sein

Il s’agit de gènes qui sont bien sûr présents chez chacun d’entre nous, mais dont certaines formes mutées entraînent un fort risque de cancer du sein. Le risque de développer un tel cancer est en moyenne de 12 %

pour une femme sur l’ensemble de son existence ; pour celles qui sont porteuses de mutations dans le gène BRCA1 ou BRCA2 (ou dans un troisième gène récemment découvert, appelé PALB2) le risque va de 50 % à 80 %, motivant parfois (comme récemment pour l’actrice Angelina Jolie) une mastectomie (ablation des seins) préventive.

Ces cancers « héréditaires » ne représentent que 5 % environ des cancers du sein, les autres étant « sporadiques » (sans composante génétique nette).

Bertrand Jordan

Le profit ou la poursuite de la connaissance ?

Heureusement, ce qui motive les avancées les plus significatives en matière de connaissances n’est pas le profit, mais la propre poursuite de la connaissance. Cela est vrai de toutes les découvertes et innovations transformatives – l’ADN, les transistors, les lasers, l’Internet, etc.

Une tout autre affaire juridique américaine a mis en lumière l’un des principaux dangers du monopole induit par les brevets : la corruption. Dans la mesure où les prix excèdent largement les coûts de production, de considérables profits peuvent être obtenus en persuadant les pharmacies, les hôpitaux, ou les médecins de se fournir chez vous plutôt qu’ailleurs.

Le procureur du district sud de la ville de New York a récemment accusé le géant pharmaceutique suisse Novartis de faire exactement la même chose en donnant illégalement des dessous de table, honoraires, et autres bénéfices aux médecins – soit exactement ce qu’il avait promis de ne pas faire à la suite d’une affaire similaire qui remonte à trois ans. Public Citizen, une association de consommateurs américaine, a en effet calculé que rien qu’aux États-Unis, l’industrie pharmaceutique a payé des milliards de dollars en conséquences de décisions de justice et d’accords financiers entre les firmes pharmaceutiques et les gouvernements d’états et fédéral.

Malheureusement, les États-Unis et les pays avancés font pression pour un renforcement des régimes de la propriété intellectuelle partout dans le monde. De tels régimes vont limiter l’accès des pays pauvres à la connaissance dont ils ont besoin pour leur développement – et priver de médicaments génériques salvateurs les centaines de millions de personnes qui n’ont pas les moyens de payer les prix imposés par le monopole des firmes pharmaceutiques.

Cette question est d’ailleurs âprement discutée dans le cadre des négociations continues de l’Organisation Mondiale du Commerce. L’accord de propriété intellectuelle de l’OMC, l’ADPIC (TRIPS en anglais, ndt) avait à l’origine prévu une extension de « flexibilités » pour les 48 pays les moins développés dont le revenu annuel par habitant est inférieur à 800 dollars. L’accord original paraît remarquablement clair : l’OMC devra étendre ces « flexibilités » à la demande des pays les moins développés. Mais alors que ces pays ont fait la demande de ces « flexibilités », les États-Unis et l’Europe semblent hésitants à les rendre obligatoires.

Les droits de la propriété intellectuelle sont des règles que nous créons – et qui sont supposées améliorer le bien-être social. Mais les régimes de propriété intellectuelle déséquilibrés mènent à des inefficacités – comme les profits obtenus par monopole et une incapacité à maximiser l’utilisation des connaissances – qui freinent le rythme de l’innovation. Et comme le démontre le cas Myriad, ils peuvent aussi entraîner la perte de vies humaines.

Le régime de propriété intellectuelle américain – et le régime que les États-Unis sont parvenus à imposer au reste du monde avec l’accord ADPIC – est déséquilibré. Nous devrions tous espérer que par sa décision dans l’affaire Myriad, la Cour Suprême contribuera à la création d’un cadre plus sensible et plus humain.

Les brevets déposés par Myriad Genetics

Myriad, co-découvreur en 1994 de BRCA1 et BRCA2, a obtenu plusieurs dizaines de brevets couvrant la séquence (suite des lettres dans l’ADN) de ces gènes et son utilisation à des fins de diagnostic. Ces brevets portaient sur les gènes eux-mêmes (et non seulement sur les tests) et ont été défendus de manière très agressive par l’entreprise qui a refusé d’accorder des licences et s’est réservée (du moins aux États-Unis) l’exclusivité d’un important marché.

La décision de la Cour Suprême. À l’été 2013, la Cour Suprême des États-Unis a invalidé les brevets portant sur les gènes « tels qu’ils peuvent être isolés du corps humain » en affirmant que de telles entités ne sont pas brevetables... tout en admettant les brevets sur les séquences modifiées par Myriad 1 et, bien sûr, les méthodes de test. Elle a donc affaibli la position d’exclusivité de Myriad sans l’annuler complètement.

La suite des événements. Plusieurs entreprises ont aussitôt annoncé qu’elles offraient un test BRCA (à un tarif très inférieur à celui de Myriad, typiquement autour de 1000$ au lieu de 3500$). Myriad a systématiquement déposé plainte contre ses concurrents, l’un au moins d’entre eux (Gene by Gene) a abandonné la partie et retiré son offre, d’autres (Ambry Genetics) ont contre-attaqué, bien que leurs moyens financiers soient très inférieurs à ceux de Myriad. Les procédures sont en cours et leur issue reste aujourd’hui incertaine.

La « botte secrète » de Myriad. La plupart des brevets de l’entreprise seront de toute manière caducs d’ici un ou deux ans et ne lui permettront donc plus de protéger son business. Mais Myriad dispose d’un autre atout : elle a réalisé plus d’un million d’analyses BRCA1 et BRCA2 au cours des dix dernières années, et dispose d’une base de données interne et confidentielle facilitant l’interprétation des mutations repérées lors d’une nouvelle analyse – car seules certaines des altérations trouvées dans BRCA1 ou BRCA2 sont pathogènes. Ces données, qu’elle refuse de déposer dans les bases de données publiques établies à cet effet, peuvent lui permettre de conserver une position dominante, même en l’absence de brevets reconnus, à moins qu’une action politique décisive (refus d’agrément en Europe par les systèmes de santé nationaux, par exemple) ne l’y contraigne...

Bertrand Jordan

Références

1 | Un article détaillé et en libre accès sur l’ensemble de ces questions : John M. Conley, Robert Cook-Deegan & Gabriel Làzaro-Muñoz, Myriad After Myriad : The Proprietary Data Dilemma, North Carolina Journal of Law and Technology 15, 597-638 (2014), téléchargeable à : http://ncjolt.org/wp-content/upload...

2 | Une mise au point en français (datant d’avant l’arrêt de la Cour Suprême) : Bertrand Jordan. Myriad Genetics : l’arme du secret. Médecine/Sciences 2013 ; 29 : 101-3 dont une adaptation a été publiée dans Science et pseudo-sciences n° 305, juillet 2013 : Myriad Genetics : l’arme du secret

1 Notamment les « ADNc », copies du gène dans lesquelles les zones non traduites ont été éliminées.