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Gourous et guérisseurs : du Québec à la France (2)

Les gourous dans l’école

Publié en ligne le 19 octobre 2014 - Dérives sectaires -

Cet article fait partie d’un reportage réalisé par nos collègues canadiens, avec l’aimable autorisation de la rédaction de La Presse, et en particulier celle de l’auteure principale, Marie-Claude Malboeuf.
Tous droits de reproduction réservés (LaPresse.ca).

par Marie-Claude Malboeuf, avec la collaboration de Charles et Félix, 12 ans, et de Vincent, 10 ans

Le nouveau dada des gourous est d’investir le marché des enfants. Ateliers, contes, bandes dessinées, jeux : tout est mis en œuvre pour séduire leurs clients en culottes courtes. Même à l’école...

Devenir guérisseur à 8 ans

Après avoir suivi un séminaire pour que ses mains accèdent à une « énergie nouvelle », Emilio a fait démarrer la brosse à dents électrique de son fils sans y toucher. Dans l’emballage ! jure-t-il. Cet incident l’a convaincu. Le Montréalais a inscrit ses deux garçons au cours pour enfants. « Je veux me servir de cette énergie pour traiter mes fils à la maison, et ça va être plus facile à introduire comme ça », a-t-il expliqué à une journaliste, venue incognito.

Ce soir-là, pendant deux heures, une douzaine d’écoliers âgés de 8 à 12 ans ont appris à imposer les mains, dans une grande salle de l’hôtel Hyatt Regency de Montréal. Des admirateurs d’Eric Pearl – un ex-chiropraticien qui se présente comme un catalyseur de miracles – s’y relayaient depuis déjà trois jours.

Leur maître californien parcourt la planète à la rencontre de dizaines de milliers d’élèves. Dans certaines villes, son équipe entreprend les jeunes dès l’âge de 4 ans. « Mettons la guérison entre les mains de nos enfants », propose le site web du multimillionnaire.

À Montréal, trois jeunes ont accepté de se prêter au jeu et de nous relater leur expérience. Nous allons vous enseigner « une nouvelle forme de guérison » qui vous permettra de soigner vos proches et vos amis qui se font des bobos à l’école, leur a déclaré la formatrice. L’Américaine leur a aussi conseillé d’agiter leurs mains pour calmer leur animal domestique et éliminer à distance les énergies négatives de leurs proches. D’après elle, les enfants apprendraient à « réarranger les molécules, l’espace, le temps ».

La « reconnexion » d’Eric Pearl en France

À tour de rôle, les écoliers se sont ensuite étendus pour tester leurs pouvoirs. Une enfant s’est vite emballée en en voyant un autre bouger les paupières. Un troisième s’exclamait sans arrêt : je sens de la chaleur ; je sens du froid ; je sens des picotements...

Envie d’y croire

Sur YouTube, un petit Américain rayonnant proclame : « Ma mère souffre d’arthrite. J’ai juste touché son épaule et elle s’est sentie mieux ! » On y voit aussi Eric Pearl au milieu d’une centaine de petits. Il déclare qu’on peut guérir les autres en claquant des doigts.

L’un de nos jeunes enquêteurs raconte avoir eu envie d’y croire. « Ils n’arrêtaient pas de nous dire que c’était prouvé scientifiquement, explique-t-il. Que si on coupe les feuilles d’une plante, elles fanent moins vite si on se sert de ses mains pour faire de petits cercles autour. »

Dans la salle d’attente, une résidente de Blainville a raconté avoir inscrit sa fille de sixième année parce qu’elle a fait trois commotions cérébrales et peine à suivre à l’école. Elle a économisé gros en procédant ainsi au lieu de s’inscrire elle-même au cours pour adultes, qui lui aurait coûté 15 fois plus cher, soit 711 $ plutôt que 48 $.

Donner la mort ?

Dans pareils cas, le Collège des médecins du Québec ne peut intervenir. « Tant qu’aucun traitement n’est administré, les cours, tout comme les livres, sont protégés par la liberté d’expression », explique le directeur des enquêtes, François Gauthier.

« Il n’y a pas de raison d’être plus sévère à l’égard d’un tel discours qu’à l’égard des religions institutionnalisées, qui comportent toutes leur lot de balivernes, confirme l’éthicien Daniel Weinstock, professeur à la faculté de droit de l’Université McGill. Par contre, je m’inquiète à l’idée que des parents veuillent traiter leur enfant avec ça. »

À la fois médecin, écrivain et bioéthicien, son confrère Marc Zaffran va plus loin : « Avoir le pouvoir de guérir, ça veut dire avoir celui de tuer. Est-ce moralement acceptable de laisser entendre ça à des enfants ? »

« Que va-t-il arriver si l’enfant tente de guérir son grand-père et échoue ? illustre le chercheur en psychoéducation Serge Larivée. C’est irresponsable de leur faire porter un tel poids. C’est leur voler leur enfance ! »

En plus de traduire le cours donné à Montréal, la naturopathe Diane Buteau a accompagné Eric Pearl dans 23 pays, sur 4 continents. Et ce genre de critique la fâche. « On a fait un petit atelier, sous forme de jeu, argue-t-elle en entrevue. Les enfants ne sont pas devenus praticiens. On leur dit qu’ils peuvent aider leur prochain. On ne leur enseigne pas du tout comme aux adultes, ni comme Eric Pearl le fait aux États-Unis. »

Il y a environ deux ans, le Collège des médecins a exigé que la Montréalaise expurge son site internet, pour enlever, notamment, toute référence à la guérison ou au cancer.

En France aussi : la « guérison reconnective »

En France, la « guérison reconnective » a également ses adeptes. Une association a même été constituée regroupant les « praticiens » de cette méthode supposée utiliser « un ensemble de nouvelles fréquences de guérison constituées d’énergie, de lumière et d’information et qui agit aux niveaux physique, mental, émotionnel, spirituel ». Le terme « reconnexion » vient de la nécessité de rétablir des liens que « l’humanité toute entière a rompu depuis longtemps », la reprise de contact « avec les réseaux énergétiques nous permettant de rester en synchronie avec nos propres corps ».

La légende de la discipline décrit ainsi son origine : « en 1993, dans son cabinet de chiropraxie, [Eric Pearl] a été mis en contact de façon soudaine et inattendue avec ces nouvelles fréquences énergétiques de soins. Ses patients, alors qu’il tenait simplement ses mains au-dessus de leur corps, commencèrent à expérimenter différentes formes de guérison dont certaines, c’est le moins qu’on puisse dire, furent considérées comme spectaculaires ».

Nul besoin d’établir un diagnostic ou d’identifier des symptômes, est-il affirmé, la seule présence du guérisseur suffit : « son intention [permet] à ces fréquences d’énergie, de lumière et d’information d’agir en intelligence avec les besoins de la personne ». Et même la présence n’est pas obligatoire, car les séances peuvent aussi se pratiquer « à distance ». Très pratique, un seul téléphone suffit. Bien entendu, la science ignorée (ou malmenée) dans le jargon de présentation, est invoquée pour convaincre de la valeur des résultats obtenus, certifiée par « des études scientifiques poussées » (jamais aucune référence n’est donnée) révélant des « résultats fascinants » avec « notamment un effet positif sur la restructuration de notre ADN ».

Chaque « reconnexion » est facturée 333 € (pour une à trois séances en général, pouvant se faire par téléphone). Du moins, c’est ce que préconise la « charte » de l’association, chacun étant libre de ses tarifs, sous réserve de ne pas « pratiquer de marketing déloyal qui pourrait desservir ses confrères ». Une petite centaine d’adresses en France sont proposées pour trouver « la reconnexion près de chez soi ». Pourquoi 333 € ? Le prix a été fixé par Eric Pearl (le fondateur) et correspond à la « vibration 333 » associée avec la « Reconnexion Personnelle ». Il est ainsi recommandé de le « laisser intact », exprimé dans la monnaie du pays (dollars américains, dollars canadiens, euros...) pour garder les propriétés du traitement. Miraculeusement, cette « fréquence magique » est de 333, et non pas 9000... ou 4. Et qu’en est-il au Japon, où 333 yens font moins de 3 € ? Au fait, une fréquence de 333 quoi ? Quelle unité ?

Un système pyramidal est mis en place : un « praticien » ne sera reconnu par l’association que s’il a suivi différentes formations (payantes). Ces formations ne peuvent être délivrées que par une personne ayant atteint un niveau plus élevé... Au sommet de cet édifice, Eric Pearl, le fondateur. L’inscription sur le site est elle-même objet d’une cotisation. Bref, un business bien rôdé.

Et si la guérison n’est pas au rendez-vous ? C’est la faute à l’Univers... ou au patient : « la guérison est une décision qui est prise entre le patient et l’univers ».

J.-P.K

Source : le site de l’Association Française des Praticiens de la Reconnexion et divers sites de pratiquants.

La théorie des chakras au primaire

Trois écoles primaires de Lanaudière ont récemment permis à une enseignante et orthopédagogue de donner des ateliers parascolaires pour aider les élèves « à réorganiser leur énergie » en utilisant une approche basée sur la théorie des chakras.

Et d’après ce qu’elle nous a indiqué, d’autres écoles et une autre commission scolaire envisagent d’offrir le même atelier, possiblement durant les heures de classe, dans le cadre du cours d’éthique et de culture religieuse.

Depuis quatre ans, au moins dix intervenants ont payé 1100 $ pour apprendre aux enfants à harmoniser leurs supposés « champs électromagnétiques », représentés sous forme de treillis connecté à l’univers. L’approche a été inventée par l’Américaine Peggy Dubro, qui dit canaliser des esprits. Au Québec, elle est enseignée par une coach de vie des Laurentides, Gisèle Proulx.

Sa lettre type propose d’aider les directions d’école à répondre à la montée des cas de déficit d’attention. Connaître « leur nature énergétique » aide les enfants à se concentrer et à gérer leurs émotions, dit-elle.

Allergique à l’ésotérisme, le chercheur en psychoéducation Serge Larivée est choqué. « Les enseignants sont une courroie de transmission du paranormal », dénonce-t-il.

Quand trois élèves sont devenus psychotiques à quelques semaines d’intervalle, la directrice elle-même est rentrée un dimanche « pour faire chasser les mauvais esprits » de son école, confirme une professionnelle (à condition que nous ne nommions pas l’endroit).

En une seule année (2007-2008), le Centre d’information sur les nouvelles religions (CINR) de l’Université de Montréal a reçu près d’une centaine de demandes d’information sur des organisations controversées qui ont été en contact avec des élèves.

Des écoles avaient notamment invité AGIRA, un centre de Saint-Hubert qui offre des cours de « psychologie spirituelle ésotérique ». Ou encore Narconon, un centre de désintoxication récemment fermé parce qu’il était affilié à l’Église de scientologie.

Environ vingt-cinq groupes scolaires montréalais ont par ailleurs visité un lieu qui se présente comme « le réceptacle des énergies de la Hiérarchie des maîtres » (soit l’Ashram canadien des sciences spirituelles et occultes).

Il arrive aussi que des enseignants exposent leurs croyances en classe. « On leur rappelle alors de prendre une posture professionnelle en éducation. On n’a pas obtenu le droit de tout rentrer juste parce qu’on a sorti [le catholicisme] des écoles », indique Louise Coutu, présidente de l’Association des animateurs de vie spirituelle et d’engagement communautaire du Québec.

En règle générale, les enseignants veulent bien faire, précise la directrice du CINR, Marie-Ève Garand. « Ils sont sensibles au discours des groupes qui prétendent pouvoir aider les enfants sans les médicamenter », dit-elle.

Julie Fournier, l’enseignante de Lanaudière, est en effet convaincue du bien-fondé de son approche. « Les enfants se retrouvent mieux outillés. Même les parents méfiants changent leur fusil d’épaule devant les résultats », nous a-t-elle déclaré lorsque nous l’avons interrogée sur ses ateliers de rééquilibrage d’énergie.

Sa formatrice, Gisèle Proulx, abonde dans son sens. « Les classes sont grosses à l’école, les enfants sont [sous] Ritaline. Il faut essayer autre chose », plaide l’ancienne infirmière, qui a changé de carrière parce qu’elle désapprouvait le recours excessif aux médicaments. Son analyse : « Le champ énergétique des enfants est souvent trop haut, donc ils ne sont pas groundés [reliés]. »

La commission scolaire des Samares, qui chapeaute les écoles où ont été donnés les ateliers, compte intervenir.

« Comme enseignant, on est un modèle et il faut faire attention à ce qu’on fait. On n’est pas groundé [relié] à l’univers : on a les deux pieds sur terre, dans une classe, et on utilise les stratégies qu’on a déployées à la commission scolaire », nous a dit la directrice générale, Sylvie Anctil.

Pour les intervenants comme pour les parents, il est facile de s’y perdre. À Longueuil, l’Académie Phénix se présente comme un centre d’aide scolaire pour enfants en difficulté. Il faut cliquer sur un lien discret, sur son site internet, pour découvrir qu’on y applique la technique de Ron Hubbard, fondateur de l’Église de scientologie.

Quand les parents ne partagent pas les mêmes croyances

Un bébé en pyjama bleu rit en déchirant du papier. Il est près de 21 h et ses parents viennent de surgir au deuxième étage d’un édifice du boulevard Rosemont, siège d’IMO Montréal (l’Institut de Métaphysique Occidentale de Montréal). Sous un lustre en forme de globe, de grosses pierres forment un cercle. Au centre, de jeunes adultes jouent aux chamans.

Ce soir-là, ils sont trois à fermer les yeux autour d’une femme qui pense avoir le cancer. Debout derrière une grande plante – dans le « cercle de guérison » –, l’un d’eux agite un couteau de boucher, disant nettoyer une plaie béante datant d’une vie antérieure.

Le bébé est trop petit pour comprendre. Pas les écoliers qui participent régulièrement à ce genre de séance. Parfois, les gens d’IMO tentent « d’opérer sur eux à distance ». Parfois, ils sont sur place. Leurs parents espèrent régler ainsi toutes sortes de problèmes : coliques, crises, troubles de l’attention.

Pour les gens d’IMO, la maladie est « une déviation de ce que la personne a à vivre sur terre », et la guérison arrive grâce à des visions et à des transferts d’énergie. « J’ai aidé beaucoup d’enfants de tous les âges. Même chez ceux qui ne sont pas encore capables de parler, je l’ai constaté au niveau du sourire », nous a déclaré l’un des piliers du groupe, que nous ne pouvons nommer pour protéger l’identité de son fils.

Comme bien d’autres enfants, son garçon a vu ses parents se disputer sa garde en cours. Dans leur cas, parce qu’ils ne partagent pas la même vision du monde.

« Mon fils doit participer à des rituels contre son gré, sinon son père le rabaisse et l’accuse de renier toute sa vie », affirme sa mère, de plus en plus perplexe. En maternelle, le garçon a déclaré à son enseignante qu’on n’a pas deux yeux, mais trois. Lorsqu’il est malade, son père le soigne parfois grâce à la spagyrie – une approche du XVIe siècle qui consiste, entre autres choses, à planter des graines selon l’emplacement des astres.

Il y a aussi les rituels dans le bois, les cercles de magie et les douches de lumière, s’inquiète la Montréalaise de 31 ans. « On dirait une secte sous le couvert d’une compagnie, s’exclame-t-elle. Mon fils est de plus en plus triste. Même l’école me pose des questions. »

Indigné, le père rétorque que l’intériorité a sa place. « Mon fils est manipulé au volet de sa spiritualité par sa propre mère, dit-il. Il est le premier déçu quand il manque nos parties spirituelles. »

Récemment, la Cour a maintenu la garde partagée.

Dans pareil cas, ce n’est pas toujours la bonne chose à faire, dit la spécialiste du droit de la famille Carolle Tremblay. L’enfant déchiré entre deux visions de la vie souffre, explique-t-elle, notamment parce que le parent qui croit radicalement diabolise l’autre.

Aussi présidente d’Info-Sectes, elle voit des situations autrement plus corsées. Au milieu des années 90, un ancien client s’est battu pour que ses enfants réintègrent l’école ordinaire après avoir passé leurs premières années à la Mission de l’Esprit Saint, près de Joliette.

« Même s’il a gagné, le mal était fait, souligne Me Tremblay. Les enfants étaient convaincus qu’on les envoyait dans un monde mené par Satan. »

L’autre problème, c’est que les coûts des procès empêchent bien des parents de protéger leur enfant comme ils le voudraient, dit-elle. « Très souvent, ils abdiquent. »

Livres et jeux ésotériques pour enfants

À Sainte-Rose, des petits Québécois suivent dès l’âge de 5 ans des cours de reiki pour pratiquer « l’autotraitement » ou « le dispenser dans le cadre de [leur] famille ». Coût : 40 $ par cours, pour un total de 200 $.

En pleine ébullition, le marché de l’ésotérisme pour enfants est vaste. Un médium a publié un conte qui lui a prétendument été dicté par un fantôme. Des livres d’images mettent en vedette des chats guérisseurs. Une bande dessinée apprend aux petits lecteurs que « maître univers » leur parle.

Un réchauffé de l’abracadabrant best-seller Le secret informe par ailleurs les adolescents qu’ils sont de véritables « télécommandes universelles ». Le seul fait de penser à quelque chose permet de l’obtenir, promet l’auteur – qu’on vise la richesse, l’amour, la célébrité, le bonheur ou la santé. À l’inverse, si un bouton d’acné apparaît, c’est parce qu’on aura fait la fatale erreur d’y penser et qu’on l’aura ainsi « attiré ». « Depuis que j’ai lu le livre, je fais mes équations de mathématiques en quelques secondes », prétend un « jeune » sur un site web promotionnel. Une jeune fille qui désespérait d’avoir ses règles, écrit qu’elles ont enfin débuté après sa lecture du livre. Avis aux autres adolescentes : ceci n’est pas un moyen de contraception...


Gourous et guérisseurs : du Québec à la France
Introduction par la Rédaction de SPS.
(1) Le marché des enfants.
(3) Docteurs Gourous.