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Regards sur la science

Bœuf aux hormones et principe de précaution

Publié en ligne le 24 janvier 2013 - Agriculture -

L’histoire du bœuf aux hormones aurait-elle été différente si le principe de précaution lui avait été appliqué ?

Le 14 mars dernier, le Parlement européen a adopté un accord commercial avec chacun des deux pays d’Amérique du Nord avec lesquels existait un conflit commercial depuis 1988. À cette date, en effet, l’Union européenne avait décidé d’interdire toutes les importations de viande des États-Unis et du Canada du fait que, dans ces deux pays, l’administration aux bovins d’hormones anabolisantes était généralisée. Ces hormones, naturelles ou synthétiques, désignées souvent par le terme mal adapté « d’hormones de croissance », sont en réalité des hormones sexuelles, des trois catégories que sont les œstrogènes, les progestatifs et les androgènes. De loin, ce sont les œstrogènes qui sont les plus utilisés, la plupart des spécialités destinées à cet usage étant constituées de 17 à – œstradiol (E2), seul ou associé à une autre molécule.

Certes, lorsque ces hormones étaient utilisées en Europe comme anabolisants, les questions posées n’étaient pas seulement d’ordre sanitaire. Mais en France, dès 1976, une loi avait interdit l’usage des œstrogènes en élevage et elle connut plusieurs remplacements au fil des années.

Lorsque l’Europe des quinze décida l’interdiction de l’importation du bœuf américain, la réplique du gouvernement des USA s’appuya sur les règles du commerce international, en particulier de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), pour laquelle le refus d’importation ne pouvait être acceptable en l’absence de preuves formelles d’effets sanitaires défavorables. Pourtant de très nombreuses questions étaient posées, tant pour des effets de perturbation hormonale (puberté précoce, ménopause tardive chez la femme, baisse de la fertilité masculine...) que pour des effets potentiellement carcinogènes (cancer du sein, cancer du testicule...). Mais ceci n’était sans doute pas perçu de manière équivalente des deux côtés de l’Atlantique ; par exemple, un toxicologue de la FDA avait déclaré que « l’accroissement de la survenue du cancer ne concernait que les tissus sensibles aux hormones comme le sein ou l’utérus » [1]. L’absence de preuve justifia l’application de sanctions financières, par le versement d’indemnités compensatrices du préjudice que les Américains estimaient à 900 millions de dollars et par l’accroissement des taxes douanières appliquées aux produits européens, dont le plus affecté fut le Roquefort (multiplication des taxes par trois).

Le souci mondial pour les effets des perturbateurs endocriniens conduisit au début des années 2000 à la publication de résultats de moins en moins douteux sur l’existence d’effets sanitaires défavorables, sans cependant conduire l’OMC à suspendre les sanctions appliquées à la Communauté européenne. L’avancée du mouvement scientifique eut cependant pour effet, vers 2009, de stimuler la mise en place de projets d’accord entre l’Europe et l’Amérique du Nord. En 2012, l’Agence Internationale de Recherche sur le Cancer (IARC) publia ses conclusions sur les effets cancérigènes de plusieurs traitements par les œstrogènes, seuls ou associés, qu’elle avait classés en catégorie 1 (= carcinogène pour l’espèce humaine).

Le « déficit de preuves formelles » n’était plus soutenable et un accord considéré comme « la fin de la guerre » fut voté par le Parlement européen [2]. Curieusement, il ne s’agit pas d’une levée pure et simple des mesures de rétorsion. L’abolition des sanctions est conditionnée par l’importation en Europe de contingents importants de viande dite de « haute qualité » provenant d’animaux non hormonés (initialement 21500 tonnes, passant à 48200 tonnes à partir du 1er août 2012).

Certes, en 1988, le principe de précaution n’avait pas été formulé, et lorsqu’il le fut, il n’était pas généralisable. On peut cependant penser qu’au moins une décennie aurait pu être gagnée pour parvenir à la fin du conflit. Mais les incohérences sociétales sont sans limites comme on peut le voir dans la profession de foi de l’OMC qui « ne se préoccupe pas uniquement de la libéralisation des échanges commerciaux, [...] dans certaines circonstances, ses règles vont dans le sens du maintien des obstacles au commerce – par exemple pour protéger les consommateurs, empêcher la propagation des maladies ou protéger l’environnement [3] », déclaration qui est en totale contradiction avec ce qui fut le facteur d’entretien de la guerre du bœuf aux hormones !

[1] Science 1999, 284 :1455.
[2] Contingent tarifaire autonome pour les importations de viande bovine de haute qualité. P7_TA(2012)0075.
[3] Comprendre l’OMC. www.wto.org/french/thewto_f/whatis_...

Publié dans le n° 301 de la revue


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L' auteur

Henri Brugère

Henri Brugère est vétérinaire, Professeur émérite à l’École Nationale Vétérinaire de Maisons-Alfort et président (...)

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