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Les chèvres du Pentagone

Publié en ligne le 25 septembre 2010
Les chèvres du Pentagone
(Le livre qui a inspiré le fil de Grant Heslov)

Jon Ronson
Presses de la cité, 2010, 280 pages, 19,50 €

Ils débarquent avec toutes sortes de plans insensés, qui prêtent à rire jusqu’à ce qu’ils soient mis en œuvre pour de bon.

(Extrait p. 221)

Comment parler d’un tel livre ? Sa première phrase, « Ceci est une histoire vraie », est d’emblée intimidante, et détermine totalement notre adhésion... ou pas, selon que l’on y croit ou non. Car l’histoire racontée par Jon Ronson est proprement incroyable ! Le sujet de ce livre est « l’utilisation » du paranormal par l’armée américaine, et les chèvres du titre, de pauvres bêtes 1 gardées dans des locaux ultra secrets, que certains « candidats médium » étaient censés tuer par le regard ou la concentration. D’après l’auteur, un colonel nommé Jim Shannon 2 avait réussi à faire financer par l’armée américaine deux ans de « recherches » 3 synthétisées dans un « manuel d’opérations du Bataillon de la première terre », au succès stupéfiant, en tout cas auprès de ses supérieurs, qui prenaient tout ça très au sérieux.

Mais le problème est bien là. Peut-on prendre ça au sérieux ? Le lecteur, impuissant à démêler le vrai du faux, se trouve donc dans une situation de scepticisme qui vient continuellement polluer la lecture. Le fait que ce qu’on lit est ou non « vraiment vrai » changerait tout ! Je me suis d’ailleurs longtemps demandé si le livre n’est pas tout simplement un brillant canular (ce ne serait pas le premier), et je me le demande encore. J’imagine tout à fait possible que l’auteur ait voulu jouer un tour au « tout Hollywood », et puisse un jour affirmer en rigolant : « et dire que j’ai ‘eu’ George Clooney ! »

Cela dit, je penche quand même pour prendre au sérieux la première phrase (au moins celle du film, légèrement différente : « Il y a bien plus de vrai, dans ce que vous allez voir, que ce que vous ne pourriez l’imaginer » – je cite de mémoire, mais vous admirerez la nuance...) pour deux raisons : d’abord, c’est « trop gros pour être faux ». Si canular il y avait, il faudrait que tout cela apparaisse plus crédible. Et d’autre part, le film apporte un argument très convaincant : les recherches soviétiques sur le paranormal, qui sont, me semble-t-il, établies et connues, ne pouvaient laisser indifférents les militaires américains, qui ne pouvaient pas laisser « le paranormal aux russes », comme ils ne pouvaient leur laisser l’espace (ou quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs...)

Ces doux-dingues, à qui Jeff Bridges offre lui aussi un talent incontestable dans le film, prêteraient à sourire, si on ne voyait pas se dessiner, petit à petit, les implications que ces recherches ont fini par avoir dans des événements aussi graves (et, hélas, bien réels) que sont les tortures de la prison d’Abou Ghraïb, ou les détenus de Guantanamo. Ces sinistres lieux auraient été le laboratoire expérimental de nombreuses techniques d’interrogatoire, dont certaines directement issues de ces « recherches »... (musiques subliminales, notamment, ou diffusées des heures et des heures, ou au volume assourdissant, etc. Bref, la musique n’adoucit pas toujours les mœurs !)

Si la première phrase du film nuançait significativement celle du livre, que dire de sa dernière image ! Elle le situe sans complexe dans la fiction, quand le livre se veut récit ou reportage. « L’usine à rêve » hollywoodienne, qui a tendance à nous « raconter des histoires », comme le parent au bord du lit aux enfants que nous sommes (ou qu’Hollywood aimerait que nous soyons) explique sans doute cette conclusion si fréquente au cinéma, et si loin du livre. Sans la dévoiler, je peux dire qu’on est résolument au niveau d’Harry Potter, et donc clairement hors du crédible. Et pourtant, tout en trahissant le livre, on pourrait dire qu’elle le « met en pratique ».

En effet, le livre recèle en lui-même un élément très intéressant : Jon Ronson explique qu’un mécanisme se met souvent en place, dans les médias, pour diluer la vérité : soit la dissoudre dans la fiction, soit la distordre pour qu’on en retienne seulement certains éléments (les plus « inoffensifs », lorsque des informations peuvent être gênantes pour le pouvoir en place). « Celui qui déforme l’histoire la contrôle dès le départ. Ensuite, il est très difficile pour les gens d’aller à contre-courant de ce qu’on leur a raconté. » Et Ronson de comparer la fiction avec un vaccin, qui contiendrait tout juste assez de « vérité » pour nous immuniser... La thèse de l’auteur, qui adhère dans une certaine mesure à la théorie du complot, est de dire que les Américains (et le reste du monde) sont tellement abreuvés de fictions, au demeurant passionnantes, décrivant par exemple les complots de la CIA et autres, que les gens, « croient savoir des choses qu’ils ne savent pas ». Selon lui, la fiction se mêle aux informations douteuses pour créer un climat qui incline à penser qu’« on ne nous dit pas tout ! »

Son exemple le plus convaincant est sa dénonciation des méthodes d’interrogatoire, que j’ai évoquée, et dont les médias américains n’ont retenu, amusés et ironiques, que les seules « tortures » à coup de chansons stupides, que tout le monde a repris en rigolant : « ah oui ! Une heure de Céline Dion, et moi aussi, j’avoue tout ! Ha ha ha... »

Du coup, le livre est intéressant, mais le film peut alors être compris comme la « dilution dans la fiction » des vérités du livre, ce qui ne nous en dit pas beaucoup plus, mais qui pourrait indiquer que le livre tapait juste ! Ce livre – et ce film – sont très divertissants, agréables à lire – et voir –, et je conseille bien volontiers de le lire - ou de le voir - à quiconque veut s’amuser un peu aux dépens de l’armée américaine, mais il ne constitue malheureusement pas le vaccin « antiparanormal » qu’on pouvait espérer à l’annonce de son sujet...

1 Surtout dans la mesure où on les avait empêchées de pouvoir crier ou se déplacer, pour garder un secret absolu auprès des GI eux-mêmes.

2 Ses « pouvoirs » l’avaient-ils prévenu que George Clooney l’incarnerait un jour ?...

3 Tout y passe : les « énergies », les psychothérapies de groupe en jacuzzi (!!), le « bras de fer primal », globalement tout ce qui est New Age. Dans le film, ça fait très « hippie »...

Publié dans le n° 291 de la revue


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Auteur de la note

Martin Brunschwig

Martin Brunschwig est membre du comité de rédaction de (...)

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