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ADN, ascendance génétique et « race » sociale : l’apport des Snips

Publié en ligne le 22 août 2010 - Statistiques et probabilité -
Cet article a initialement été publié dans la revue Médecine/Sciences, 2010, n°2, février 2010, volume 26, pages 215-218.
https://doi.org/10.1051/medsci/2010...

L’ascendance via l’ADN

On sait depuis quelques années que l’analyse fine d’un ADN humain apporte des informations assez précises sur l’ascendance génétique de la personne concernée : dès 2004, par exemple, l’examen d’un ADN « anonyme » à l’aide d’un peu plus de huit mille Snips (voir encadré) permettait de repérer une origine européenne, africaine ou asiatique [1]. Rappelons que cette différenciation ne repose pas sur l’existence d’allèles spécifiques (au sens d’exclusif) à tel ou tel groupe humain, et ne remet pas en cause le fait que la majeure partie de la diversité génétique de notre espèce se situe à l’intérieur des populations, et non entre ces dernières. L’identification d’une ascendance requiert l’analyse simultanée d’un grand nombre de Snips, et utilise les variations de fréquence allélique pour rattacher l’ADN étudié à une (ou plusieurs) origines géographiques. Contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, l’ascendance n’est donc pas la « race », l’étude des Snips ne divise pas l’humanité en groupes distincts… [2,3]. D’ailleurs des travaux plus récents ont montré qu’une telle approche pouvait aussi différencier Suisses, Français et Belges, pourtant à l’évidence très proches [4]. Les progrès techniques réalisés à l’occasion des études d’association à grande échelle (GWAS, Genome-Wide Association Studies) [5] font qu’il est devenu aujourd’hui courant d’examiner 500 000 Snips chez chaque individu, grâce à des puces ADN (voir encadré) de coût abordable, et d’examiner des centaines ou même des milliers de personnes. En parallèle, les méthodes d’analyse statistique de telles données ont, elles aussi, fait de sérieux progrès et présentent aujourd’hui une finesse et une fiabilité très satisfaisantes.

Snips et puces à ADN

La diversité génétique humaine est inscrite dans notre ADN sous forme (principalement) de différences ponctuelles dans la « séquence », la suite des nucléotides T, A, G, C au sein de cette très longue molécule qui en compte trois milliards. Ces différences sont maintenant répertoriées (il en existe en moyenne trois millions entre deux personnes prises au hasard), ce sont des « single nucleotide polymorphisms » ou Snips. Elles peuvent être repérées dans l’ADN d’un individu grâce aux « puces à ADN », systèmes d’analyse miniaturisés qui peuvent examiner 500 000 points dans un ADN en une seule expérience. Pour des raisons techniques, les puces actuelles « regardent » les variations fréquentes au sein de la population, variations qui ont pu être associées à la vulnérabilité à diverses maladies fréquentes dont le déterminisme est complexe (comme le diabète, l’hypertension ou la tendance à l’obésité).

Une étude récente à haute résolution

C’est dans ce contexte qu’est paru fin 2009 un fort intéressant article, fruit d’une collaboration entre chercheurs Américains, Africains et Français [6]. Intitulé Genome-wide patterns of population structure and admixture in West Africans and African Americans, Il rapporte les résultats d’une analyse comparée de plusieurs centaines d’Africains, et d’autant d’Européens et d’Afro-américains, pratiquée grâce aux puces Affymetrix 500K 1, qui repèrent les allèles de plus de 500 000 Snips dans l’ADN humain. Les auteurs s’intéressent d’abord à la diversité génétique au sein de l’Afrique de l’Ouest, en comparant à ce niveau une douzaine de groupes ethniques et culturels (des Xosa aux Futani en passant par les Ibo et les Yoruba) ; ils montrent que l’appartenance à la plupart de ces groupes peut être repérée au niveau de l’ADN bien que l’ensemble soit globalement assez peu différencié. Ces données peuvent être interprétées en termes de migrations à l’intérieur de l’Afrique, à la lumière de la grande expansion du peuplement Bantou qui a eu lieu il y a environ 4000 ans, et elles apportent à l’anthropologie nombre d’informations nouvelles. Nous nous focaliserons pourtant sur la suite de l’étude, qui porte sur les Afro-américains et montre l’importance de la distinction entre ascendance génétique et « race ».

Le cas des Afro-américains

Rappelons d’abord qu’aux États-Unis, la « race » est une catégorie officiellement reconnue, et que, lors des recensements, chacun remplit son formulaire et y coche la case de son choix (figure 1) : les Afro-américains de cet article sont donc des personnes qui ont marqué la case « Black, African Am., or Negro  ».

Figure 1. Formulaire de déclaration de “race” lors du recensement de 2000 aux États-Unis
Figure 2. Positionnement des individus Européens (points rouges), Africains (points bleus) et Afro-américains (points verts) après analyse des Snips et projection des distances génétiques selon la première et la deuxième composantes principales (abscisse et ordonnée). [tiré de la Figure 2A de la référence 5].

Chacun d’eux (ils sont 365 dans l’étude) a fourni son ADN, qui a été marqué puis hybridé à la puce Affymetrix 500K, et les signaux d’hybridation relevés ont permis de déterminer quels allèles étaient présents pour chacun des 500 000 Snips représentés sur la puce. À partir de là, les données ont été traitées par de puissants programmes informatiques afin de calculer les distances génétiques entre toutes les personnes analysées (Africains, Afro-américains, Européens) dans un espace à N dimensions, puis pour trouver dans cet espace les directions selon lesquelles sont observées les variations les plus importantes (les « composantes principales »), et enfin pour projeter les résultats dans un espace à deux dimensions, le seul que nous soyons capables de réellement appréhender sur une feuille de papier ou un écran d’ordinateur. C’est une partie de ce diagramme qui est présenté sur la figure 2 ; chaque point représente une personne, en gris (à gauche) les Européens, en gris clair (au milieu) les Afro-américains, en noir (vers la droite) des Africains. La dimension majeure (le composant principal n° 1) est horizontale, la dimension mineure (composant principal n° 2) est verticale. On voit que les Européens forment un nuage de points très compact, tout comme les Africains 2. Par contre les points gris clair représentant les Afro-américains se répartissent sur toute la largeur de l’image, montrant que cette catégorie (« race » autodéclarée) est loin d’être homogène.

Figure 3. Positionnement d’individus Européens (étoiles bleues), Afro-américains (ronds rouges) et Hispaniques (croix vertes) par rapport aux trois groupes ancestraux indiqués. [tiré de la référence 1]

En réalité, cet état de choses était déjà repérable à partir de données plus anciennes [1] établies à partir de quelques milliers de Snips (figure 3) : une telle analyse avait été employée pour positionner trois groupes Nord-américains autodéclarés (« Caucasiens », Afro-américains, Hispaniques) par rapport à trois groupes de référence, Africain (il s’agit cette fois des Yoruba du Nigeria), Européens et Amérindiens. On voit que là aussi les points représentant les Afro-américains se répartissent sur la base du triangle et sont parfois plus proches du pôle « Européen » que du pôle « Africain ». L’article présenté plus haut [6] permet d’affiner l’analyse : les auteurs ont en effet pu déterminer l’origine de chaque segment chromosomique, et montrer ainsi le détail des contributions ancestrales. C’est ce qui est représenté sur la figure 4, qui montre les patchworks chromosomiques de quatre personnes (1 à 4, repérées sur la figure 2). Dans les zones où les deux chromosomes homologues sont d’origine africaine, ils apparaissent avec des ronds noirs ; avec des étoiles noires lorsque les deux sont d’origine européenne, et enfin avec des croix en gris clair quand l’origine diffère pour les deux segments homologues. On voit ainsi que la personne 1 apparaît mi-Africaine, mi-mixte, avec quelques petites régions d’origine totalement européenne, que la 2 est majoritairement africaine avec environ 1/3 de segments mixtes, que la 3 au contraire présente des chromosomes soit mixtes, soit européens… et que la 4 n’a quasiment rien d’Africain ! On pouvait le prévoir d’après la position du point correspondant dans la figure 2 – mais il s’agit pourtant d’une personne qui se déclare Afro-américaine…

Figure 4. Constitution chromosomique de quatre personnes repérées dans la Figure 2. Chaque trait horizontal correspond à un chromosome, voir le texte. [tiré de la Figure 2 C, D, E, F de la référence 5]

One drop rule : la « race », fait social

Ces résultats, qui semblent avoir surpris les auteurs de l’article, manifestent les conditions bien particulières dans lesquelles la communauté Afro-américaine s’est constituée aux États-Unis. Elle a en effet vécu fort longtemps sous le régime de la one drop rule, selon laquelle « une seule goutte » de « sang noir » (c’est-à-dire un seul ancêtre Noir, même fort lointain) suffisait à faire de vous un Noir (voir figure 5 un formulaire de recensement datant de 1924, en Virginie). Il va sans dire qu’à l’époque la fiche de recensement était remplie par un fonctionnaire de l’État, et non directement par l’intéressé… 3 Le thème du « passage de la ligne » (un individu socialement Noir mais phénotypiquement Blanc qui se fait passer pour un « vrai » Blanc) a d’ailleurs largement alimenté la littérature Nord-américaine et même française 4. Il n’en reste pas moins que, dans l’immense majorité des cas, ceux que l’on appelait « Noirs » sont demeurés dans cette catégorie sociale, dans cette culture, et qu’aujourd’hui encore ils se considèrent comme Afro-Américains. Il arrive même qu’ils soient fort perturbés si une analyse génétique telle que la pratiquent diverses firmes [7] révèle une forte contribution « Caucasienne » à leur patrimoine génétique…

Quoi qu’il en soit, on touche là du doigt la dissociation entre l’ascendance génétique et la « race » sociale, fût-elle autodéclarée. Cette divergence, fort intéressante sur le plan sociologique ou politique, a aussi des implications médicales. Il est en effet souvent question, du moins aux États-Unis, de « médecine ethnique », avatar de la « médecine personnalisée » dans laquelle la « race » servirait de première approximation pour appréhender la constitution génétique du patient et choisir le traitement à lui administrer. On a vu, avec l’affaire du BiDil (ce médicament cardiaque annoncé comme spécifique des Noirs), comment ce thème pouvait être exploité commercialement sur des bases scientifiques à peu près nulles [8] ; on sait aussi que les différences (souvent réelles) de pathologies entre divers groupes de population sont généralement plus liées à leurs conditions d’existence qu’à leur constitution génétique ; on voit, avec ces données récentes, qu’une appellation « raciale » unique peut recouvrir une population génétiquement très diverse, et ne peut donc déterminer le choix d’un traitement.

Seule la vérité est révolutionnaire…

Cette maxime, attribuée à Lénine – qui ne s’est d’ailleurs guère gêné pour y déroger – reste d’actualité.

Figure 5. Vue partielle d’un formulaire de recensement utilisé dans l’État de Virginie (États-Unis) en 1924. Noter la formulation de la one drop rule (en bas) et l’exception faite en cas de faible contribution amérindienne.

S’interroger, grâce aux nouveaux outils de la Génomique, sur l’éventuelle différenciation génétique de groupes humains est parfois mal vu, notamment en France 5. On s’accroche à une formulation simpliste : « nous sommes tous identiques à 99,9 %, donc les races n’existent pas », qui ne rend pas compte de la réalité dans sa complexité. Les résultats commentés ci-dessus montrent bien que notre ADN garde la trace de nos ancêtres – rien d’étonnant à cela – mais aussi qu’il révèle toute la distance entre notre histoire génétique, notre constitution personnelle, et les catégories raciales. Catégories que l’on a, jusqu’il y a peu, prétendu fonder sur la biologie alors que – et l’histoire des Afro-américains le démontre – elles constituent une construction sociale. La one drop rule, manifestation caricaturale de l’obsession de pureté raciale des « Blancs » en fournit une illustration marquante – y compris dans l’inversion actuelle qui voit des individus génétiquement et phénotypiquement Européens se revendiquer comme Afro-américains…

Références

1 | Shriver MD, Kennedy GC, Parra EJ, et al. “The genomic distribution of population substructure in four populations using 8,525 autosomal SNPs”. Hum. Genomics (2004) 1 :274-86.
2 | Jordan B. L’humanité au pluriel, la génétique et la question des races. Éditions du Seuil, Paris 2008
3 |Chardin P. « Nous sommes tous de « race » africaine ! » Med Sci (Paris) 24, 205-7
4 | Novembre J, Johnson T, Bryc K, et al. “Genes mirror geography within Europe”. Nature 2008 ; 456 : 98-101
5 | McCarthy MI, Abecasis GR, Cardon LR, et al. “Genome-wide association studies for complex traits : consensus,uncertainty and challenges.” Nature Reviews Genetics (2009) 9 : 356-369
6 | Bryc K, Auton A, Nelson MR, et al. “Genome-wide patterns of population structure and admixture in West Africans and African Americans.” PNAS (USA) Early edition, Dec. 2009
7 | Shriver MD & Kittles RA.“Genetic ancestry and the search for personalized genetic histories”. Nature Reviews Genetics, (2004) 5, 611-618.
8 | Kahn J. “Misreading race and genomics after Bidil”, Nature Genetics (2005) 37 : 655-656.

1 GeneChip® Human Mapping 500K Array

2 Certains groupes africains, non visibles sur cette image partielle, sont séparés selon la dimension mineure (verticale) qui ne rend compte que de 0,2% de la diversité génétique globale.

3 La one drop rule n’a été déclarée inconstitutionnelle qu’en 1967, à l’occasion d’un arrêt de la Cour suprême invalidant l’interdiction des mariages inter-raciaux en Virginie.

4 « Les morts ont tous la même peau », roman de Boris Vian paru en 1947 sous le pseudonyme de Vernon Sullivan.

5 Cela a d’ailleurs valu à l’auteur d’être traité de « hyène » et de « négrophobe obsessionnel »… (http://www.alterinfo.net/Bertrand-J...)


Publié dans le n° 290 de la revue


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L' auteur

Bertrand Jordan

Biologiste moléculaire et directeur de recherche émérite au CNRS. Auteur de nombreux articles et d’une douzaine (...)

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