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L’introduction du coton Bt et le suicide des agriculteurs en Inde

Publié en ligne le 13 septembre 2009 - OGM et biotechnologies -
Interview de Guillaume Gruère - SPS n° 286, juillet-septembre 2009

L’Inde est un pays en pointe au niveau mondial dans l’utilisation des plantes génétiquement modifiées. Les détracteurs de l’utilisation des OGM dans l’agriculture mettent parfois en avant une recrudescence de suicides d’agriculteurs en Inde imputable, selon eux, au déploiement du coton OGM dans ce pays. Certains parlent même de « génocide OGM » et évoquent « des milliers de paysans indiens [qui] se suicident après avoir utilisé des OGM » 1. Guillaume Gruère est chercheur associé à l’International Food Policy Research Institute (IFPRI, Institut International de Recherche sur les Politiques Alimentaires), qu’il a rejoint en 2005 après avoir soutenu une thèse (PhD) en économie agricole sur les politiques d’étiquetage et le commerce international des OGM alimentaires à l’Université de Californie Davis. C’est dans ce cadre qu’il a réalisé une importante étude sur l’Inde, et publié les conclusions dans un rapport détaillé intitulé « Le coton Bt et le suicide des agriculteurs en Inde : revue de faits » 2. Il répond ici aux questions de Science et pseudo-sciences.

La thèse des suicides pour cause d’OGM

« Lorsque le Prince Charles affirma que des milliers de paysans indiens se suicidaient après avoir utilisé des OGM, il lui fut reproché de jouer sur la peur. En fait, comme le montre cette enquête, c’est encore PIRE que ce que l’on craignait […].

Cette crise appelée « Génocide OGM » par les militants a reçu un coup de projecteur lorsque récemment, le Prince Charles affirma que la question des OGM était « une question morale mondiale » et que le moment de mettre une fin à son avancée inexorable était venu.

S’adressant par vidéo à une conférence qui se tenait dans la capitale indienne New Delhi, il provoqua la colère des dirigeants des biotechnologies et de certains politiciens en condamnant « le taux vraiment effroyable et tragique de suicides chez les petits paysans indiens ayant pour cause… l’échec de nombreuses variétés d’OGM ». […]

Car même les chiffres officiels du Ministère Indien de l’Agriculture confirment que, dans un contexte de crise humanitaire immense, plus de 1 000 paysans se suicident chaque mois.

Des petites gens de zones rurales, qui meurent dans une lente agonie. La plupart ingurgitent de l’insecticide – une substance bon marché dont on leur avait pourtant promis lorsqu’ils furent obligés de cultiver des plantes GM coûteuses, qu’ils n’en auraient plus besoin.

Il apparaît qu’ils sont très nombreux à être endettés massivement auprès des prêteurs de fonds locaux, après avoir suremprunté pour acheter les semences OGM. »

Article de Andrew Malone, paru dans le Daily Mail, le 3 novembre 2008, traduit et mis en ligne sur www.amisdelaterre.org

Qu’est-ce qui a motivé la réalisation de votre étude ? Quelles hypothèses vouliez-vous examiner ?

En juin 2006, l’IFPRI eut la visite du ministre de l’agriculture indien M. Pawar à Washington. Durant cette réunion, le directeur de l’IFPRI demanda au ministre quels étaient les principaux problèmes qui le préoccupaient. L’un des trois problèmes évoqués par le ministre était les suicides des agriculteurs indiens. M. Pawar a même demandé que l’IFPRI mène une étude sur le sujet et lui en rende compte. De même, en août 2006, l’IFPRI organisa une table ronde sur les politiques de biosécurité en Inde à New Delhi, et l’une des sessions portant sur le lien entre la sphère publique et les OGM a vite tourné à un débat sur la surmédiatisation des cas de suicides d’agriculteurs et leur lien suggéré avec le coton Bt.

L’année suivante, mon équipe a donc décidé de réaliser un bref état de fait des allégations sur les liens entre l’utilisation du coton Bt et les suicides en Inde. Mais en voyant le nombre de publications portant sur ce sujet, ce qui était parti pour être une courte exposition des faits est vite devenu une analyse plus poussée du problème.

Dans cette étude, nous évaluons deux séries d’hypothèses portant sur la recrudescence ou non des suicides d’agriculteurs en Inde depuis 2002, et sur le lien de causalité possible entre l’adoption du coton Bt et les suicides d’agriculteurs.

Comment s’est réalisée l’étude ? Avez-vous collaboré avec des chercheurs Indiens ?

Contrairement à d’autres de nos travaux sur l’Inde, il faut d’abord noter que cette étude n’est pas une étude de terrain, mais une revue complète et approfondie des données et publications disponibles sur le sujet. Néanmoins, nous avons contacté un certain nombre de spécialistes de ces questions en Inde, et avons fait appel à un groupe de discussion du Programme de Développement des Nations Unies réunissant des spécialistes sur la question de la micro-finance et des questions liées à l’accès aux crédits en Inde. De plus, l’une de mes deux co-auteures indiennes est basée à Ahmedabad dans l’état du Gujarat, et a beaucoup travaillé avec des agriculteurs indiens sur le coton Bt.

Notons cependant qu’à notre connaissance, aucune étude quantitative de terrain fondée sur un échantillon représentatif n’a effectivement été menée sur ce sujet en Inde. Dans ce contexte, notre revue analytique de la littérature et des données disponibles, bien qu’imparfaite, a le mérite de pouvoir exposer l’étendue des connaissances sur la performance du coton Bt et son lien possible avec les suicides d’agriculteurs en Inde. Même si notre rapport ne permet pas de mesurer de façon précise quel rôle le coton Bt a pu avoir dans chacun des cas de suicides, il permet de rejeter des hypothèses fondamentales sur la présence d’une causalité possible.

Le suicide d’agriculteurs Indiens n’est pas nouveau. Pouvez-vous nous décrire plus précisément ce que vous avez appris à ce propos ?

Certains rapports évoquaient déjà des suicides en Inde du nord après la révolution verte dans les années 80. Plus récemment, à la fin des années 90, d’autres études faisaient état d’une augmentation des suicides d’agriculteurs avec l’ouverture partielle du marché indien au commerce international et la chute des prix du coton. Pour ce qui concerne les années 2002-2007, qui font l’objet de notre étude, les données du bureau national du crime en Inde rapporte qu’il y a eu entre 17 000 et 18 300 suicides d’agriculteurs par an, un nombre considérable, mais relativement limité comparé au nombre total de suicides en Inde (autour de 115 000 par an).

La conclusion principale que nous tirons de notre analyse sur les suicides des agriculteurs en Inde est qu’il s’agit d’un phénomène complexe. Il est clair que le surendettement a un rôle central dans de nombreux cas, de même que la pression des banques sur les individus endettés, et de la disponibilité de pesticides toxiques à portée de main dans tous les villages des zones rurales. Le surendettement est généré par un manque de recettes ou un excès de dépenses. Selon de nombreux rapports, le manque de recettes des agriculteurs suicidaires serait lié aux conditions précaires de production auxquelles ils font face. Beaucoup de cas de suicide se retrouvent dans des zones arides, qui souffrent de sécheresses répétées, et dans lesquelles il n’y a pas ou peu d’infrastructure d’irrigation. Dans ces cas, l’agriculteur peut tout perdre en une saison. Quant aux dépenses, le prix des graines des variétés hybrides (par exemple dans le cas du coton Bt) n’est qu’un facteur possible ; l’agriculteur paie aussi ses produits phytosanitaires, entre autres. En marge de ces dépenses de production, on retrouve aussi souvent d’importantes dépenses familiales souvent irrécouvrables : mariage des enfants ou organisation de fêtes diverses. Le manque de système de crédit gouvernemental dans de nombreuses régions oblige les agriculteurs à avoir recours à des prêteurs privés proposant des taux d’intérêt très élevés, les mettant en risque d’insolvabilité. À ce tableau complexe, se rajoute la pression sociale : la plupart des suicides ne sont pas parmi les castes les plus pauvres, mais parmi les agriculteurs de revenu moyen qui ont des acquis matériels. Dans ces sociétés, s’endetter au point de ne plus satisfaire sa famille peut être synonyme de déshonneur complet, voire de perte de statut social, au point parfois de préférer perdre la vie pour s’assurer que la famille vivra sans dette. Enfin certaines politiques de soutien ont apparemment eu un effet pervers : en accordant des compensations aux familles d’agriculteurs après un suicide, il semble que les autorités aient dans certains cas poussé à plus de suicides.

L’Inde est un pays en pointe dans l’utilisation des OGM pour l’agriculture. Quelle réalité cela recouvre-t-il ? Cela induit-il des bouleversements économiques spécifiques ?

Il est vrai qu’il existe un certain nombre de pôles de recherches publiques et privés sur les OGM en Inde. Néanmoins, il faut quand même noter que jusqu’à présent, seul le coton Bt a été commercialisé. Si le gouvernement indien est très favorable au développement des OGM, il a aussi mis en place un système de réglementation de biosécurité très complexe et coûteux pour les développeurs. L’un des problèmes majeurs de la recherche publique indienne dans ce domaine est lié à la déconnexion entre les efforts de recherche publique sur les OGM et le développement de produits et leur évaluation dans le cadre des réglementations de biosécurité. On trouve donc des équipes de recherches qui avancent vite, mais qui obtiennent des variétés qui resteront au stade du laboratoire parce qu’il n’y a pas d’agence publique pour les évaluer ou les faire avancer vers une commercialisation.

Dans le cas du coton Bt, à l’origine, seules quelques variétés officielles étaient disponibles. Elles venaient de la firme Mahyco, seule propriétaire du gène Monsanto utilisé, et elles étaient vendues à un prix très élevé. De plus, les variétés de base utilisées pour l’introduction du gène Cry1Ac (exprimant la toxine Bt) n’étaient pas adaptées à des conditions climatiques de sécheresse. Puis de nombreuses firmes indiennes de petite ou moyenne taille ont acquis le droit d’utiliser ce même gène dans leurs variétés, et d’autres gènes sont venus s’ajouter. En 2007 il y avait 135 variétés de coton Bt disponibles. Ce regain de compétition a permis de diversifier l’offre disponible dans de nombreuses régions et a encouragé l’adoption progressive de variétés hybrides de coton Bt mieux adaptées aux conditions locales que les variétés initiales.

Dans une section du rapport, nous analysons de manière détaillée les études économiques publiées jusqu’à 2007 sur les performances et l’impact du coton Bt en champ. Cette méta-analyse montre que le coton Bt a été en moyenne très efficace : en réduisant les dommages des ravageurs de manière beaucoup plus efficace qu’auparavant, le coton Bt a permis des gains de productivité importants (avec une baisse de l’usage des pesticides et augmentation des rendements). Au niveau de l’Inde entière, il est clair que le coton Bt a contribué au doublement des rendements de coton indien entre 2002 et 2007. En même temps, ces conclusions générales masquent une variabilité géographique importante. Le coton Bt a été particulièrement efficace dans certains États (Gujarat), moins dans d’autres (Andhra Pradesh). Et initialement, avec le faible pool de variétés disponibles et le manque d’informations disponibles sur les technologies, un certain nombre d’agriculteurs ont connu des pertes, principalement dans des régions touchées par la sécheresse. La présence de fausses variétés Bt a aussi contribué à des échecs ponctuels. Mais l’augmentation du nombre de variétés disponibles, les contrôles des prix des graines à l’échelle des États, la mise en place de programmes anti-fraude, et le développement de campagnes d’information ont contribué à rendre le coton Bt profitable dans un plus grand nombre de régions. L’énorme croissance de l’adoption du coton dans toutes les régions de productions, ainsi que les rendements record en Inde ces dernières années, témoignent de la réussite de cette technologie.

Finalement, quelles conclusions tirer quant au lien entre l’introduction de coton Bt en Inde et les suicides d’agriculteurs dans ce pays ?

Nos conclusions sont claires mais nuancées. Tout d’abord, de manière générale, l’usage du coton Bt n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante pour le suicide des agriculteurs en Inde. Le total des suicides d’agriculteurs n’a pas connu de changement majeur ces dernières années, alors que l’adoption du coton Bt a explosé. De plus, le phénomène des suicides est loin d’être nouveau, et certains des États indiens (comme le Gujarat) qui ont le plus adopté le coton Bt ont le moins de suicides répertoriés. Il n’y a donc pas de preuve valide d’un supposé lien de causalité entre suicides d’agriculteurs et coton Bt en Inde. Néanmoins, dans certains districts d’États du centre de l’Inde (Maharashtra et Andhra Pradesh), et pendant les premières saisons, il est possible que l’introduction du coton Bt, fait dans de mauvaises conditions (manque d’information sur les technologies, mauvaise variété, prix élevé des semences, sécheresse, etc.), ait pu contribuer au surendettement des agriculteurs indiens, et donc à des cas de suicides. Ce lien n’a pas été prouvé de manière quantitative, mais s’il était confirmé, le coton Bt serait un facteur parmi d’autres dans la détresse de ces agriculteurs endettés, qui, sous la pression des créditeurs, et ayant accès à des pesticides toxiques, auraient mis fin à leurs jours.

Si aucun lien général de causalité ne peut être tiré entre Coton Bt et suicide des agriculteurs, quelles recommandations pourraient être, selon vous, formulées pour le développement d’une agriculture durable en Inde ?

La question de l’agriculture durable est beaucoup plus large que celle de l’adoption du coton Bt. L’agriculture indienne a de nombreux progrès à faire, notamment dans sa gestion de l’eau, les services de vulgarisation, et les infrastructures. Les zones arides de l’Inde abritent un très grand nombre de familles touchées par la malnutrition, à des années-lumière des millionnaires des villes. Dans un tel contexte, la contribution d’une technologie comme le coton Bt ne peut être que limitée, même si elle a apparemment été significative pour un grand nombre de cultivateurs de coton, et de petits entrepreneurs dans le secteur des semences, qui ont en moyenne utilisé moins de pesticides et obtenu de meilleurs rendements qu’auparavant.

Qui a financé votre étude ? Qu’est-ce que l’IFPRI ? Quel accueil a été réservé à votre étude ?

À l’IFPRI, nous travaillons avec deux types de financement : des financements spécifiques sur des projets bien définis par les donateurs (par exemple notre programme sur les systèmes de biosécurité dans les pays en voie de développement, fondé par l’Agence Américaine de Développement International (USAID) ou notre étude sur les effets socio-économiques des plantes transgéniques sur les petits exploitants soutenue par le Centre de Recherche sur le Développement International (CRDI) du Canada, en partenariat avec Oxfam-America) et des financements de base qui nous permettent de conduire d’autres études (« core funding ») définies selon nos propres objectifs dans notre domaine d’expertise. Dans le cas de cette étude, le financement est venu du « core », c’est-à-dire de la base de fonds de mon unité de recherche, qui en 2007-2008 venait principalement de l’Union Européenne et de l’agence de développement suédoise (et des compléments d’autres fonds généraux d’IFPRI). Néanmoins, puisqu’il s’agit de fonds de base, et non de projet, ces donateurs n’ont eu aucune influence quelle qu’elle soit dans le thème choisi ou l’étude menée par l’équipe.

L’IFPRI est une organisation publique internationale de recherche sur les politiques alimentaires dans les pays en voie de développement. Créé en 1975, l’IFPRI est l’un des 15 centres du Groupe Consultatif sur la Recherche Agricole Internationale (CGIAR), tout comme l’Institut International de Recherche sur le Riz (IRRI) aux Philippines, celui sur le maïs et le blé (CIMMYT) au Mexique, ou celui sur la pomme de terre (CIP) au Pérou. Mais contrairement à ces autres centres, l’IFPRI mène des recherches sur les politiques et stratégies à mener plutôt que sur le développement de nouvelles semences ou de nouvelles pratiques agricoles.

Les équipes de l’IFPRI regroupent surtout des économistes agricoles et du développement, mais aussi un certain nombre de sociologues, géographes et scientifiques spécialistes de modélisation. Les recherches de l’IFPRI portent principalement sur les régions les plus pauvres d’Afrique subsaharienne, d’Asie du sud et du sud-est ou d’Amérique centrale et du sud.

Touchant à un sujet controversé, l’étude a néanmoins été relativement bien perçue dans la presse internationale. Le rapport a tout d’abord été mentionné dans de nombreuses newsletters spécialisées sur Internet, puis par la presse anglaise (The New Scientist, The Guardian, Nature Biotechnology), dans la presse indienne (Livemint, Press Trust of India), et dans d’autres journaux européens (Daily Mail, BBC News, The Irish Times, Die Welt, Der Spiegel). Il a aussi fait l’objet d’une critique assez approfondie par un groupe anti-OGM (GM watch) et par Vandana Shiva, qui affirme que notre rapport est « toxique ». Et il a été l’objet de nombreuses discussions sur Internet dans des blogs environnementaux, que ce soit aux États-Unis, en Angleterre, en Irlande ou même en Italie, Espagne, et France (e.g., effets de terres). Enfin nous avons reçu des commentaires relativement encourageants de quelques personnalités politiques indiennes, et l’étude a été transmise au ministre indien de l’agriculture qui la demandait.


Thème : OGM et biotechnologies

Mots-clés : OGM