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Pour en finir avec Dieu

Publié en ligne le 29 novembre 2008
Pour en finir avec Dieu

Richard Dawkins
430 pages, éd. Robert Laffont, 2008, 22 €.

« La vision du monde de la science moderne, si l’on veut bien être honnête à ce propos, conduit naturellement à l’athéisme mais les scientifiques qui osent le reconnaître ouvertement sont peu nombreux » 1. Le biologiste Richard Dawkins, comme Alan Sokal, comme Jean Bricmont 2, est de ceux qui pensent que la démarche scientifique et la démarche religieuse sont en fait inconciliables.

ni conciliation agnostique…

Les deux premiers chapitres sont structurés autour des arguments de l’article que Richard Dawkins avait confié au magazine Forbes en 1999 3, arguments conduisant au rejet de la « conciliation agnostique » à laquelle se prêtent certains scientifiques peu enclins à se frotter aux questions qui fâchent : « On ne peut pas prouver une négation (jusque-là ça va). La science n’a aucun moyen de réfuter l’existence d’un être suprême (c’est strictement vrai). Par conséquent, la croyance ou l’incroyance en un être suprême est une affaire de pure préférence individuelle, et les deux méritent la même considération respectueuse ! Quand on dit cela comme ça, le vice de raisonnement est presque flagrant ; on a à peine besoin d’en détailler les conséquences absurdes. Comme le dit mon collègue le physicien chimiste Peter Atkins, nous devons être tout aussi agnostique envers la théorie selon laquelle il y a une théière en orbite autour de la planète Pluton. On ne peut pas prouver le contraire. Mais cela ne veut pas dire que la théorie selon laquelle il y a une théière est au même niveau que la théorie selon laquelle il n’y en a pas. »

… ni non empiètement des magistères : …

Mais cette fois-ci Richard Dawkins va au-delà et s’en prend non seulement à la conciliation agnostique mais aussi au principe de « non-empiètement des magistères », ou principe de NOMA, théorisé par le paléontologue américain Stephen Jay Gould et derrière lequel se retranchent une autre catégorie de scientifiques conciliants. Selon ce principe le magistère de la science est relatif à « ce dont est fait l’univers (le contenu factuel) et pourquoi il fonctionne de cette manière (contenu théorique) [tandis que] le magistère de la religion couvre les questions sur le sens ultime et la valeur morale. Ces deux magistères ne se recouvrent pas. » 4

« Quelles sont donc ces questions fondamentales dans lesquelles la religion est l’invitée de choix et la science doit s’effacer respectueusement ? », demande Dawkins ; « je préférerais dire que si elles sont effectivement en dehors de la science, elles sont sûrement aussi au-delà du domaine des théologiens. Je suis tenté d’aller plus loin en me demandant dans quel sens possible on peut dire que les théologiens ont un domaine spécifique » (p. 65). Et d’affirmer : « Les théologiens n’ont rien d’intéressant à dire sur rien » p. 66

… refuser la complaisance !

Le domaine de prédilection de la mise en œuvre du « non-empiètement des magistères » est devenu la dénonciation du créationnisme ; en France, la courte échelle réalisée à cette fin au père dominicain Jacques Arnould en est l’illustration récurrente et qu’on me permettra de trouver urticante. Cette attitude de complaisance polie est particulièrement bien décrite par ces propos tenus par le philosophe (athée) Michaël Ruse et que nous rapporte Richard Dawkins : « Nous qui aimons la science, nous devons prendre conscience que l’ennemi de nos ennemis est notre ami. Les évolutionnistes passent trop souvent leur temps à insulter des alliés potentiels. C’est particulièrement vrai des évolutionnistes laïques [secular evolutionists]. Les athées passent plus de temps à vilipender les chrétiens sympathisants qu’à combattre les créationnistes ».

Faisant siens les propos du généticien Jerry Coyne, Richard Dawkins considère que Michael Ruse « n’a pas compris la véritable nature du conflit. Il ne s’agit pas seulement de l’opposition entre l’évolution et le créationnisme. (…) La véritable guerre est entre le rationalisme et la superstition. La science n’est qu’une forme du rationalisme, alors que la religion est la forme de superstition la plus répandue » (p. 77). On reconnaîtra là encore la posture de notre ami Alan Sokal quand il affirme que « le christianisme, l’islam et l’hindouisme sont les pseudosciences les plus largement pratiquées dans le monde aujourd’hui, bien loin devant l’homéopathie ou l’astrologie » 5.

« l’hypothèse de Dieu »

On l’aura compris, pour Richard Dawkins, « l’hypothèse de Dieu » est une hypothèse scientifique sur l’univers qu’il s’agit donc d’examiner sans complaisance comme tout discours scientifique ; cette hypothèse « suggère que la réalité dans laquelle nous habitons contient aussi un agent surnaturel qui a conçu l’univers, [voire] qui le fait fonctionner, éventuellement en y intervenant par des miracles qui enfreignent temporairement ses propres lois ». C’est ainsi que l’auteur balaie tour à tour les arguments en faveur de l’existence d’un tel agent surnaturel (chapitre 3) et les arguments qui s’y opposent (chapitre 4).

C’est alors que Richard Dawkins synthétise « l’argument central » de son livre (p. 169) : la complexité improbable de l’univers donne une apparence de « dessein », d’où la tentation de suggérer l’existence d’un dessein réel ; c’est le procédé de recours au « crochet céleste » 6 mais cette réponse soulève plus de problèmes qu’elle n’en résout (quel est le concepteur du concepteur ?) ; la démarche adéquate consiste à faire appel à des « grues » et non à des « crochets » : « l’illusion du dessein dans le monde du vivant s’explique avec bien plus d’économie et avec une élégance irrésistible par la sélection naturelle ». La même approche est tout aussi pertinente pour la cosmologie et la discussion du principe anthropique mais, nous dit-il, si « nous n’avons pas encore de grue équivalente pour la physique  », les « grues » d’ores et déjà existantes, aussi insatisfaisantes soient-elles, valent déjà beaucoup mieux que les « crochets » proposés.

Les racines de la religion et du sens moral

« Vraie ou fausse, la religion est omniprésente, et donc d’où vient-elle ? » (p. 170). Laissant judicieusement de côté les multiples théories philosophiques, psychologiques voire politiques souvent proposées pour expliquer le succès de la religion, Richard Dawkins aborde la question non seulement en scientifique mais en scientifique évolutionniste. Ce choix mérite qu’on s’y arrête. Michel Onfray, auteur d’un traité qui a connu son heure de gloire, avait rejeté avec dédain cette approche : « Si je ne m’appuie pas sur une critique scientifique de la religion, c’est que je ne crois pas à la scientificité d’une pareille critique ! » 7. Il nous sera permis, avec Dawkins, mais avant lui, pour se limiter aux auteurs francophones, avec Pascal Boyer 8 ou encore avec le québécois Daniel Baril 9, de prendre le parti inverse et de préférer l’instruction sur la base des faits à la rhétorique des démonstrations verbales. C’est d’ailleurs bien quand il parle en biologiste de l’évolution que Dawkins sait être le plus convaincant et nul ne sera surpris qu’il défende (Chapitre 5), comme l’avait fait avant lui Pascal Boyer, que si la religion « n’a pas en soi d’utilité directe pour la survie, [elle] est un produit dérivé d’une autre chose qui en a une » (p. 182), « un produit dérivé aberrant d’une propension psychologique qui a, ou avait, son utilité dans d’autres cas » (p. 183), « un produit dérivé de dispositions psychologiques normales » (p. 188), bref « un effet secondaire du fonctionnement de notre cerveau » 10.

C’est en tirant le même fil des produits dérivés que Dawkins soutient la thèse (Chapitre 6) que le sens moral, souvent présenté – à tort – comme inséparable de la religion, dérive lui aussi de comportements sélectionnés dans le passé lointain de notre espèce lorsque nos ancêtres vivaient en petites bandes stables ; partant des thèses classiques des grands théoriciens de l’écologie comportementale que sont William D Hamilton (altruisme fondé sur la proximité génétique liant les individus) et Robert L. Trivers (altruisme réciproque), thèses qui avaient constitué le cœur du « gène égoïste » 11, Dawkins les complète de références à des publications plus récentes, et conclut fort logiquement : « Dans les temps ancestraux, nous n’avions l’occasion d’être altruistes qu’envers nos parents proches et des individus susceptibles de faire acte de réciprocité. Aujourd’hui, cette restriction n’existe plus, mais cette règle d’or persiste. Pourquoi ne persisterait-elle pas ? ».

Il faut en finir avec Dieu

Jusqu’au chapitre 6, on ne comprend guère pourquoi l’éditeur français a adopté ce titre accrocheur en lieu et place du titre choisi par Dawkins, « l’illusion de Dieu », objectivement mieux adapté pour décrire ce que nous venons de survoler. Tout au plus avons-nous pu être interpellé, alors que nous suivions Dawkins dans sa critique de Gould et de son principe de Noma, par une bien curieuse remarque confluente : « Mais est-ce que Gould veut vraiment concéder à la religion le droit [to cede to religion the right] de nous dire ce qui est bien et ce qui est mal ? Ce n’est pas parce qu’elle n’a rien d’autre à apporter à la sagesse humaine qu’il faut lui donner le droit de nous dire en toute liberté ce que nous devons faire. [hand religion a free licence to tell us what to do] » (p. 66). Le droit ? En toute liberté ? Dawkins se laisserait-il entraîner par son clavier ou suggérerait-il vraiment d’interdire aux religions le droit de s’exprimer ?

Les chapitres suivants nous renseignent de plus en plus clairement : ces affirmations reflètent bien la pensée de Richard Dawkins. D’une part, « je ne dis pas que les fortes tendances de l’humanité à être loyal dans le groupe et hostile avec le groupe extérieur n’existeraient pas quand même si la religion n’existait pas », nous dit Dawkins au chapitre 7, « mais la religion amplifie et exacerbe les dégâts dans au moins trois directions » : l’étiquetage des enfants, la ségrégation des écoles, les tabous contre les « mariages en dehors du groupe » (p. 271). D’autre part, nous déroule-t-il au chapitre 8 : les comportements fondamentalistes sont dangereux pour la société 12 ; ils sont inséparables des comportements religieux même modérés, et en mettant dans la tête des enfants des idées religieuses, même modérées, nous fabriquons les fondamentalistes de demain… et c’est ainsi qu’il franchit un cap supplémentaire en qualifiant l’instruction religieuse des enfants de « viol par la religion » et en faisant siens, au chapitre 9, les propos de son collègue Nicolas Humphrey : « Les enfants ont le droit de ne pas avoir l’esprit embrouillé par des inepties et, en tant que société, notre devoir est de les en protéger. Ainsi, nous ne devons pas plus permettre aux parents d’apprendre à leurs enfants à croire, par exemple, à la vérité littérale de la Bible ou que les planètes règlent leur existence, que de leur faire sauter les dents à coups de poing, ou de les enfermer dans un donjon ». (p. 339)

En guise de conclusion

Avec « l’illusion de Dieu », Richard Dawkins explique que « l’hypothèse de Dieu » est une hypothèse scientifique sur l’univers (il existe ou il n’existe pas d’agent surnaturel : la réponse est par oui ou par non) ; il dénonce aussi bien la posture de la « conciliation agnostique » que celle, quasi équivalente dans la pratique, du « non-empiètement des magistères » ; il caractérise comment la science, et notamment la biologie moderne, excluent tout recours à des agents surnaturels ou à la transcendance, et ce pas simplement sur un plan méthodologique ; il contribue enfin à éclairer les racines des croyances religieuses et du sens moral.

Au regard de cette contribution à la lutte intellectuelle et émotionnelle contre la pensée religieuse et la pensée complaisante, nous ne pouvons que recommander chaudement d’ajouter la lecture de ce livre à celle des ouvrages d’Alan Sokal, Jean Bricmont, Pascal Boyer et Daniel Baril déjà évoqués, et ce d’autant plus que, comme à son habitude, Richard Dawkins nous offre un livre précis dans ses citations et ses références, doté d’une bibliographie bien documentée et d’un index des plus précieux. Malheureusement nous ne pouvons occulter l’ombre au tableau que représente à nos yeux cette volonté affichée de libérer la société de la religion « au forceps », n’hésitant pas à sacrifier pour cela la liberté de pensée et le droit des parents à éduquer leurs enfants dans leurs convictions. Certes, nous aurions tort de croire que le rationalisme, le développement du sens critique et l’avancement de la science pourraient arriver « miraculeusement » à faire disparaître les illusions religieuses 13, et ce d’autant plus que la science est une innovation culturelle extrêmement récente à l’échelle des temps évolutifs de notre espèce 14 et que l’activité scientifique peut apparaître « contre-nature » au regard de nos dispositions cognitives 15, mais nous ne saurions accepter les mesures radicales proposées ici par Richard Dawkins ou ailleurs par Michel Onfray : faisons le pari de l’intelligence, assumons sans faux-fuyant et sans complaisance la libre confrontation des idées, et faisons en sorte, comme le suggère Ralph Wardo Emerson, que « la religion d’une époque constitue le divertissement littéraire de la suivante ».

1 Pseudosciences & postmodernisme, Alan Sokal, Odile Jacob (2005), p. 157. Alan Sokal est membre du conseil scientifique et du comité de parrainage de l’AFIS

2 Science et religion : l’irréductible antagonisme Jean Bricmont (1999) ; membre du conseil scientifique et du comité de parrainage de l’AFIS, Jean Bricmont en est également le président d’honneur.

3 « Science et Religion : quelle convergence ? », Richard Dawkins (1999) article original en anglais.

4 « Le principe de NOMA », Stephen Jay Gould (1997) (disponible su archive.org—28 mars 2020)

5 Alan Sokal, op.cité p. 156.

6 L’idée dangereuse de Darwin de Daniel Clement Dennett ; cette image des « grues » et « crochets » entend illustrer la démarche scientifique accédant progressivement à la compréhension. Les « grues » fonctionnent sans pétition de principe ; chaque étape de la compréhension (comme de l’évolution elle-même) ne requiert que les éléments déjà connus : comme une grue qui se construit de proche en proche à partir du sol existant, sur une base solide, à partir de pièces ordinaires que l’on possède déjà. Avoir recours à un « crochet céleste », dans cette analogie de construction, consiste à en appeler, pour s’élever, à un outil miraculeux venant on ne sait comment du ciel. Avec Dennett et Dawkins notre parti pris, qualifié par d’aucuns de « réductionniste », est que tout peut être expliqué sans « crochets célestes ».

7 « Si je ne m’appuie pas sur une critique scientifique de la religion, c’est que je ne crois pas à la scientificité d’une pareille critique ! Il faut aller au-delà de cette antique, vieille et poussiéreuse antienne de la science qui accule la religion, ça ne marche pas... Je tiens plus pour une démarche nietzschéenne, poétique, lyrique, affirmative que pour cette façon qui date du XVII° et a fait la preuve de son échec...  »
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2005/fev/atheologie.html (disponible sur archive.org—28 mars 2020).

8 Et l’homme créa les dieux ! [Religion explained], Pascal Boyer, Éditions Gallimard (2003), Folio essais

9 La grande illusion, Daniel Baril, Éditions Multimondes (2006), Folio essais

10 Pascal Boyer, op. cité p. 480.

11 Le gène égoïste [the selfish gene], Richard Dawkins (1976)

12 Dawkins, se focalisant sur la liaison fondamentalisme-religion ignore curieusement les travaux scientifiques abordant la réaction fondamentaliste en termes de prix de la défection dans un processus de coalition : « Le fondamentalisme est un phénomène moderne et une réaction à des conditions nouvelles. Le message du monde moderne est que l’on peut [ne pas croire, ou croire autrement, ou se libérer des contraintes de la morale religieuse, etc.] faire tout cela sans payer le prix fort. Du point de vue d’une coalition religieuse, le fait que le monde moderne permette des choix nombreux sans en faire payer le prix signifie que la défection ne coûte rien et qu’elle est donc très probable. La violence fondamentaliste est une tentative de faire monter les enjeux, c’est-à-dire de décourager les déserteurs potentiels en démontrant que la défection leur coûtera très cher, que ceux qui adoptent des normes différentes seront persécutés ou même tués  ». Pascal Boyer, op. cité, p. 424 et sq.

13 Daniel Baril, la revue Possible, vol. 23, no 3, été 99, http://brightsfrance.free.fr/phpBB2/viewtopic.php?t=399 (indisponible—28 mars 2020).

14 Alan Sokal, op. cité p. 152

15 Pascal Boyer, op. cite p. 568


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