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Aliments naturels et artificiels

Publié en ligne le 24 décembre 2008 - Alimentation -
par Ernest Kahane - SPS n° 283, octobre 2008
Écrit il y a 50 ans, ce texte d’Ernest Kahane, alors titulaire de la Chaire de Chimie Biologique de la Faculté des Sciences de Montpellier et Secrétaire Général de l’Union Rationaliste dont il sera plus tard président, garde toute son actualité. Il est paru pour la première fois dans la revue Cahiers Rationalistes n° 162 Mars-avril 1957 et a été repris dans le livre Les détectives de la science à la conquête du présent, Ernest Kahane et Jean Salvinien, Editions Rationalistes, 1968, p.53-56.

Existe-t-il des aliments « naturels » ? Y a-t-il une façon « naturelle » de se nourrir ? Le « naturel » est-il un gage de supériorité en matière alimentaire ?

Ces questions sont posées – de façon généralement implicite – par certaines propagandes et publicités, et la réponse qui leur est donnée influence les habitudes alimentaires d’une partie du public. Nous nous demanderons si c’est à juste titre, et s’il ne s’agit pas des effets d’une phobie irraisonnée ou mal informée. Il ne s’agit pas d’épuiser le sujet, qui est des plus vastes, nous prendrons comme exemples le pain et le vin, à propos desquels on oppose plus souvent encore qu’ailleurs, les produits considérés soit comme naturels soit comme artificiels.

Le pain

Prenez parmi d’autres une herbe de la prairie, dont les graines, quoique rares et misérables, semblent propres à nous alimenter. Soignez-la avec tout l’amour du jardinier attentif, vous en ferez, les générations aidant, la plante blé, aux lourds épis gorgés d’amidon et de gluten, dont les qualités ne persisteront qu’au prix d’une culture savante et de soins incessants, comportant notamment le contrôle de la semence et la restauration d’un sol épuisé par la végétation forcée.

Récoltez les épis, battez-les, séparez le grain de la balle, laissez-le reposer, broyez-le, écartez le son indigeste et irritant, laissez encore reposer la farine. Telle quelle, celle-ci n’est guère appétissante et nutritive. Malaxez-la longuement avec de l’eau salée pour en faire une pâte lisse, cette pâte ne sera pas encore un bon aliment.

Si vous inventez de la cuire au four, nouveauté dans l’histoire du monde, vous aurez des galettes compactes, modérément appétissantes et digestibles. Servi par le hasard et les tâtonnements, vous découvrirez un jour que cette pâte, si elle est faite de façon malpropre, gonfle au repos, et fournit à la cuisson une matière légère, de saveur agréable, que vous nommerez pain, et vous vous habituerez à favoriser cette transformation en ajoutant à votre pâte de chaque jour un peu de pâte de la veille, que vous appellerez levain. Après des millénaires de routine et des siècles d’efforts réfléchis, un certain Pasteur vous apprendra que vous provoquez ainsi l’ensemencement par une moisissure, et vous montrera comment agir à coup sûr.

Qu’est-ce qui est naturel dans cette longue histoire où nous voyons se déployer au long des générations tout l’industrieux génie humain ? À quelle étape devrions-nous nous arrêter pour que la fabrication soit à considérer comme naturelle en-deçà, comme artificielle au-delà ?

Le vin

La soif n’est pas moins impérieuse que la faim, et ne se contente pas toujours de l’eau des fontaines. Au besoin d’eau, qui est commun à tous les êtres vivants, l’homme ajoute le besoin d’excitants et de stimulants. Nous ne savons pas encore à quoi répond ce besoin, qui n’est pas spontané, qui est certainement acquis, mais nous pouvons affirmer qu’il n’est pas le seul effet de l’habitude, en constatant qu’il est universel, qu’il est commun à tous les groupes ethniques, quel que soit leur degré d’évolution.

Il est satisfait par une industrie plus étrange encore que la précédente. Parmi les innombrables variétés de putréfactions que nous observons, il en est qui attaquent les fruits avec un bouillonnement à la suite duquel leur jus, ayant perdu sa saveur sucrée, a gagné une vertu capiteuse à laquelle nous trouvons de l’agrément. Plus le fruit est sucré, plus est puissant l’effet du jus qu’il donne par cette « fermentation ».

Nous avons savamment éduqué la plante nommée vigne de façon qu’elle fournisse en abondance des grappes de fruits particulièrement riches en sucre, nous avons appris à connaître les lieux où sa culture est la plus efficace, et les soins assidus grâce auxquels elle fournit le résultat jugé le plus satisfaisant par un palais devenu lui-même de plus en plus exigeant. Nous avons discipliné la fermentation, en opérant de préférence sur le liquide qui s’écoule du fruit écrasé. Nous avons inventé un grand nombre de précautions, et nous les observons pour la durée de chacune des opérations successives, pour la température à laquelle elles se déroulent, pour le repos à l’obscurité auquel nous soumettons le produit obtenu, et même pour le choix des récipients de fabrication puis de conservation.

Nous avons lutté de notre mieux contre les putréfactions parasites qui entrent en concurrence avec celle que nous voulons favoriser, nous avons beaucoup tâtonné, et n’avons pas toujours été heureux dans les moyens employés. C’est que nous agissions à l’aveuglette, arrosant les vignes de cuivre ou soufrant les futailles, sans bien savoir ce que nous faisions et pourquoi nous le faisions. Le même Pasteur a commencé à nous guider, et il nous a singulièrement surpris en nous apprenant que c’est la même moisissure qui provoque la fermentation de la pâte à pain et celle du moût de raisin.

Je poserai au sujet du vin la même question qu’au sujet du pain. En quoi le vin, effet de l’industrie humaine, serait-il un produit naturel ? Et en vertu de quoi l’emploi de tel artifice serait-il conforme à la « nature », et celui de tel autre étranger à la « nature » ?