Accueil / De l’information à la désinformation - Les responsabilités de nos dirigeants

De l’information à la désinformation - Les responsabilités de nos dirigeants

Publié en ligne le 9 juin 2004 - Science et médias -
par G. Durandin - SPS n° 222, juillet-août 1996

Les articles que des périodiques spécialisés offrent à des professionnels, tels que les médecins ou les chercheurs scientifiques ne sont guère accessibles aux profanes. Les informations sur les mêmes sujets publiées dans la presse destinée au grand public, voire même celles des magazines de vulgarisation scientifique, s’efforcent d’être comprises de tous leurs lecteurs. Mais elles contiennent souvent des erreurs, dues à l’incompétence des rédacteurs, parfois même à leur complaisance pour une pseudo-science (dans ce dernier cas, l’exemple le plus remarquable est l’obstination avec laquelle un grand journal du soir apporte son soutien à la fumisterie benvénistienne de la mémoire de l’eau).
Or voici qu’un de nos abonnés, le professeur Guy Durandin, nous communique son article paru en novembre dernier dans le périodique Neuro-psy, dont le titre indique assez le domaine auquel il est consacré, et dont toute une page est emplie par la liste des spécialistes qui lui sont attachés, parmi lesquels un Comité international comprenant des praticiens ou des enseignants américains, allemands, suisses. L’article du professeur Durandin, dans le numéro de novembre. (Aperçu sur les problèmes de l’information), possède le mérite rare d’être en même temps très intéressant pour les professionnels de nombreuses disciplines, et passionnant et clair pour des non-spécialistes préoccupés par des problèmes souvent évoqués par nos Cahiers. L’auteur et l’éditeur nous permettent de le reproduire, ce dont nous leur sommes très reconnaissants. En voici donc le texte intégral, y compris les quelques lignes qui le précédaient.


Il s’est produit dans ces derniers siècles un accroissement fantastique des connaissances, et des moyens de diffusion de celles-ci.

En 1290, la bibliothèque de la Sorbonne comptait 1 017 livres. Une cinquantaine d’années plus tard, elle n’en aura encore que 1 720. Mais elle en compte aujourd’hui plus de trois millions.

Aux livres et bibliothèques se sont ajoutés les journaux et périodiques de diverses sortes, puis les émissions radiophoniques et télévisées. Actuellement, 80 % des Français regardent la télévision trois heures par jour, au moins.


De nouvelles techniques se développent encore : satellite, câble et numérisation permettent de transmettre rapidement et à grande distance toutes sortes de signes, auditifs comme visuels. On construit désormais des « autoroutes » de l’information (cf. Théry G. (1994) Les autoroutes de l’information. Rapport au premier ministre. Paris, La Documentation française). Non seulement les connaissances et leur diffusion se sont accrues, mais les moyens de traiter l’information se sont perfectionnés : l’informatique permet de stocker et de croiser entre elles un très grand nombre de données, et cela contribue au progrès de la pensée elle-même. Leibnitz disait que les philosophes ont généralement raison en ce qu’ils affirment, et tort en ce qu’il nient. Cette maxime s’applique particulièrement au problème de la causalité : trop souvent, en effet, on s’est obstiné à découvrir la véritable cause d’un phénomène, comme si elle devait être unique. Freud, par exemple, raisonnait encore, au début de ce siècle, en termes dichotomiques, soutenant contre Le Bon, que les phénomènes de foules s’expliquaient, non par le nombre, mais par des processus inconscients. S’il vivait aujourd’hui, nous parions fort que, intelligent comme il l’était, et connaissant désormais la possibilité de traiter une multiplicité de variables et de relations, il s’exprimerait d’une manière plus nuancée, et s’affranchirait du mode de pensée réducteur par lequel on s’efforçait jadis de dominer la complexité du réel.

Nous n’insisterons pas sur ces progrès, qui sont amplement connus, et pour ainsi dire célébrés. Mais nous attirerons l’attention sur les limites de l’information, puis sur certains effets inattendus qui résultent des techniques actuelles, et nous signalerons en troisième lieu des pratiques qui constituent, selon nous, un mésusage des moyens d’information.

Les limites

Nous envisagerons deux grandes sortes de limites : les unes d’ordre général, et pour ainsi dire permanentes, et les autres concernant plus particulièrement les temps actuels.

Limites générales

Nous en signalerons cinq principales.

1. Les limites de l’esprit humain.

Rien n’assure, dit J. Fodor, psychologue, que l’esprit humain soit capable de résoudre tous les problèmes qu’il se pose. Et pour nous aider à accepter cette pénible idée, il faut remarquer que nous ne nous attendons pas à ce que les araignées puissent comprendre de hautes théories scientifiques comme les nôtres. Pourquoi donc notre propre esprit serait-il exempt de contraintes endogènes ?

Nous citerions volontiers, pour illustrer ce point, le problème du temps et de l’espace : comment concevoir les débuts du temps, et les limites de l’espace ? Qu’y avait-il avant les débuts ? Qu’y a-t-il au-delà des espaces perceptibles ou calculables ? Ni les philosophes ni les physiciens ne sont encore capables, à notre connaissance, de répondre à de telles questions.

2. Le désir de savoir.

Il est parfois intense, animé, comme pensait Freud, par le désir de retrouver un bon objet, et il devient par moments presque autonome, l’esprit prenant alors plaisir, comme le dit Piaget, à son propre fonctionnement.

Mais ce désir est labile : tant qu’on s’intéresse à une chose, on est capable de pousser fort loin la recherche et l’effort mental, et l’on se trouve presque obsédé par le chaînon qui manque. Mais lorsqu’on a cessé, pour une raison ou pour une autre, de s’intéresser au problème considéré, l’effort lui-même cesse tout naturellement. Et pendant ce temps, les faits continuent à se produire, en se passant fort bien de notre inquiétude, C’est dire que la tâche des journalistes n’est pas facile : ils essayent d’intéresser leurs lecteurs à certains problèmes, mais ne sont pas sûrs de retenir longtemps leur attention.

3. Le refus de savoir.

En principe, nous avons intérêt à connaître la réalité, afin d’agir efficacement. Telle est la conduite rationnelle. Mais lorsque nous pressentons un événement pénible, nous tendons à refuser de le connaître, de peur d’en être détruit. Cela tient à la nature même de la connaissance, qui a consisté, à l’origine, en contacts avec les choses. Lorsque la peur intervient, la connaissance est revécue comme un contact, et confondue avec l’objet dangereux lui-même. Il résulte de là, sur le plan pratique, que les informations relatives à la prévention des accidents sont difficiles à faire passer. Le public tend à les ignorer et à minimiser le danger.

4.Les effets de la connaissance.

La connaissance est généralement considérée comme bénéfique, parce qu’elle donne des moyens d’action. Mais la diffusion de la connaissance peut avoir des effets fâcheux, en déclenchant une panique lors d’un événement grave, ou en répandant de mauvais exemples. Lorsque l’Ephésien Erostrate mit le feu au temple d’Artémis, en 365 avant J.C., non seulement il fut condamné au supplice, mais on interdit à quiconque de prononcer son nom. (Mais les médias, aujourd’hui, s’arrachent les interviews de délinquants et de terroristes, pour des raisons soit commerciales, soit idéologiques).

Ajoutons que les applications de la science échappent en grande partie aux savants : Freud a étudié les phénomènes inconscients afin de découvrir les causes de troubles mentaux, et d’aider les patients à s’en libérer mais propagandistes et publicitaires ont utilisé ces découvertes pour assujettir le public à leurs fins. Les recherches en physique ont permis, entre autres choses, la création de l’arme atomique. Et celles en biologie moléculaire peuvent engendrer non seulement des mesures de sauvegarde et de guérison, mais d’inquiétantes manipulations génétiques, qui remettent en cause la notion même d’être humain.

5. Le problème du partage de la connaissance.

Selon une thèse optimiste, l’information, contrairement aux biens matériels, est une chose que l’on peut partager sans s’appauvrir. Cette thèse est en partie justifiée : en effet si je partage un pain avec mon voisin, il ne m’en restera qu’une partie, tandis que si je lui communique une connaissance, mon propre savoir ne sera pas diminué pour autant.

Mais le problème est de savoir si la connaissance considérée est susceptible d’applications pratiques ou non. Si oui, elle constitue elle-même une richesse, et le premier qui la détient tend alors à la conserver pour lui. Au 13e siècle, les verriers de Venise interdisaient à leurs membres, sous peine de mort, de quitter la ville, de peur qu’ils ne dévoilent les secrets de la fabrication.

Le partage de l’information ne va donc pas de soi. A preuve l’existence, de nos jours, de nombreuses « lettres confidentielles » qui sont proposées, moyennant un prix d’abonnement fort élevé, aux dirigeants du monde politique et économique, pour leur permettre d’être informés avant les autres, et de les devancer dans leurs décisions. Le précepte militaire « voir sans être vu » n’est pas près de tomber en désuétude.

Limites actuelles.

Nous en signalerons quatre principales.

1.La répartition des moyens d’information dans le monde

On reçoit, dans les pays développés, de nombreuses nouvelles, par de nombreux canaux. Abondance telle qu’on en arrive à parler de « surinformations ».

Mais cette abondance n’est pas encore générale. La répartition des moyens d’information dans le monde présente en effet de grandes inégalités : il y a environ 584 quotidiens pour 1 000 habitants au Japon, 169 en France, mais 0,6 au Niger (cf. Encyclopoedia Universalis, Les chiffres du Monde, 1991).

2. L’abondance des exemplaires et la rareté des sources

L’abondance, dans les pays où elle existe, est en partie illusoire. On se trouve en effet exposé à un très grand nombre d’exemplaires de l’information, que l’on reçoit par de multiples canaux. Mais les sources sont en réalité peu nombreuses : il n’y a, au niveau international, que six grandes agences d’information : deux américaines, une anglaise, une française, une russe, et une chinoise.

Il en résulte que lorsqu’un événement imprévu se produit, on manque de renseignements. En revanche, pour certains événements, prévus et spectaculaires, il y a pléthore de journalistes, qui se disputent micros et téléphones, et se répètent inutilement les uns les autres (Plus de 6 000 journalistes ont demandé des accréditations pour suivre les cérémonies du Bicentenaire de la Révolution à Paris en 1989).

Or c’est en cas d’imprévu, qu’il s’agisse d’une crise politique, ou d’une catastrophe, naturelle ou technologique, que l’on aurait le plus besoin de renseignements.

3. Le statut politique et économique de l’information

Quantité et qualité des informations dépendent évidemment du régime politico-économique du pays considéré.

Dans les régimes totalitaires, le pouvoir détient le monopole des moyens d’information. Il diffuse ce qu’il veut, et empêche, par la censure ou le brouillage, la diffusion de tout autre message, qu’il s’agisse d’opinions ou de nouvelles concernant de simples faits (Selon P. Lendvai, l’ex-URSS dépensait environ 150 millions de dollars par an pour brouiller les radios étrangères). Propagande et information sont alors étroitement liées, de sorte que l’information se transforme parfois en désinformation (cf. Durandin G 1993 - L’information, la désinformation et la réalité - Paris, PVF. Coll. Le Psychologue).

Dans les régimes libéraux, la circulation des idées et des nouvelles est en principe libre, et l’on compte sur le pluralisme pour réduire les risques de mensonge. Le premier amendement à la Constitution américaine de 1787 (voté en 1791), pose que le Congrès ne pourra édicter aucune loi « limitant la liberté de parole ou de presse ». Et la Cour suprême a précisé en 1969 que le but de cette disposition « est de maintenir un libre marché des idées sur lequel la vérité finira toujours par l’emporter ».

Mais cette expression « marché des idées » pose problème. Un marché, en effet, implique une offre, une demande, et des coûts. Or, dans l’état actuel des choses, le lecteur ne paye pas l’information le prix qu’elle coûte. Journaux et stations de radio et de télévision sont en effet financés, en très grande partie, par la publicité, de sorte qu’ils ont à satisfaire deux sortes de clients à la fois : le public et les annonceurs. Et ces dernier ne manquent pas d’exercer de l’influence sur les médias, de manière directe, (en suscitant, ou en empêchant au contraire la publication de certaines nouvelles), ou bien indirecte (en demandant aux médias de toucher soit le public le plus nombreux possible, soit un public « ciblé », selon qu’il s’agit d’articles de grande consommation ou non).

Dans ces conditions, le contenu des médias est déterminé à la fois par les goûts du public et les intérêts des annonceurs. Or le public, n’étant pas à l’origine des événements, ne sait guère a priori desquels il aurait intérêt à être informé ou non. Les annonceurs, au contraire, qui ont des plans de fabrication et de vente précis, savent dans quelle direction ils ont intérêt à orienter l’attention du public. En outre, certains médias sont détenus, en totalité ou en partie, par des groupes industriels ou financiers, qui ont des raisons précises, eux aussi, d’orienter l’opinion.

Le « marché » de l’information n’est donc pas « libre », c’est un marché bâtard où se mêlent la demande, un peu vague, du public, et les desseins d’influence, précis, des annonceurs et des détenteurs des médias. Le public, quant à lui, est peu renseigné sur ces desseins.

4. Le décalage entre l’information et l’action

Cette limite ne concerne pas l’information elle-même, mais les usages que l’on peut en faire.

Une partie des informations que nous recevons ont une utilité pratique : la météorologie, les activités commerciales et culturelles, les dispositions administratives, et, en période d’élections, les choix à effectuer. La « PQR » (presse quotidienne régionale) joue un rôle important en ce qui concerne les quatre premières de ces données.

Mais nous recevons en outre, par la presse nationale et les grandes stations de radio et de télévision, des nouvelles de toutes les parties du monde. Or, il s’agit, dans un grand nombre de cas, d’événements auxquels nous ne pouvons pratiquement rien. Nous nous sentons plus ou moins concernés, mais ne pouvons exercer ni de choix, ni d’influence. Il en résulte une sorte de malaise : soit une sympathie et une inquiétude inefficaces au sujet de tel tremblement de terre ou de telle tuerie en un pays lointain, soit un effet de mithridatisation et un refus plus ou moins conscient de deuil, qui finissent par nous rendre insensibles à l’égard même d’événements qui seraient à notre portée. Des organisations « humanitaires », et dites « non gouvernementales » s’efforcent de remédier à ce décalage en sollicitant notre générosité, et se portent au secours de populations malheureuses. Mais la quantité des malheurs dépasse notre désir de bien faire. Ainsi, comme le dit M. Poniatowski « La rapidité et la mondialisation des communications créent (..) un porte-à-faux. L’unité du monde n’est que dans le spectacle qu’il se donne à lui-même ».

Les effets inattendus des techniques de l’information

Au préalable faisons une remarque : on dit parfois que les techniques sont en elles-mêmes « neutres » et que leurs effets, bons ou mauvais, dépendent de l’usage que l’on en fait. Cette assertion est un peu simpliste. Il y a lieu en effet de distinguer deux choses :

 d’une part, il est vrai qu’une technique donnée peut être employée à des fins différentes et même opposées : la chimie, par exemple, peut servir à guérir, ou à tuer ;

 mais, d’autre part, une technique engendre certaines activités, impossibles auparavant, et dont les effets se révéleront imprévus, et difficiles à maîtriser. C’est-à-dire que l’on n’est pas vraiment libre de l’usage qui en sera fait. Considérons par exemple la télévision : elle permet, techniquement parlant, de s’adresser simultanément à un très grand nombre de gens. Mais étant donné que cette masse comporte inévitablement un nombre considérable de personnes peu instruites, la télévision oblige l’orateur à simplifier les problèmes qu’il voudrait exposer. Et de là à tomber dans la démagogie, il n’y a pas loin.

On ne peut donc pas dire que la télévision soit « neutre » : elle produit, de par sa nature même, des effets qu’on peut difficilement éviter.

Dans les paragraphes qui vont suivre, nous allons passer en revue un certain nombre d’effets inattendus. Parmi ceux-ci, certains pourront même être considérés comme pervers. Ce terme ne comporte pas nécessairement de jugement de valeur, il désigne simplement un effet qui est contraire au but que l’on s’était assigné. Considérons par exemple l’automobile : c’était à l’origine un moyen pour se déplacer rapidement. Mais ce moyen a été tellement apprécié que le nombre des automobilistes a énormément augmenté, et que la circulation, en ville, est devenue très difficile. A Paris, aux heures d’affluence, les autobus roulent aujourd’hui, en dépit de leurs puissants moteurs, à une vitesse de huit kilomètres à l’heure... comme les omnibus à chevaux du siècle précédent.

Parmi les effets inattendus, nous en signalerons de trois sortes, politiques, économiques et sociaux (cette dernière catégorie étant d’ailleurs difficile à isoler des deux précédentes).

Effets politiques

Nous avons déjà signalé, un peu plus haut, le risque de démagogie que comporte la télévision. C’était déjà le cas de la radio. A cela, plusieurs autres s’ajoutent.

Du fait que les hommes politiques peuvent s’adresser directement à la population par ces grandes voies, les corps intermédiaires, tels que parlements et syndicats, voient leur rôle se réduire. Et ce phénomène est accru par la pratique des sondages : le premier souci, pour qui vient de parler « à la télé » est de savoir quel score d’écoute il a fait à « l’audimat », et de quel pourcentage d’approbations les téléspectateurs l’ont gratifié.

L’omni-présence des médias rend la tâche difficile aux dirigeants on les suit à la trace, et on les interroge, non seulement au début, en cours, et à la fin d’une conférence, mais à leur montée en avion, à la descente, et parfois dans l’avion même. Certains, il est vrai, s’y complaisent. Mais, que cela leur agrée ou non, ils sont amenés ainsi, soit à en dire plus qu’il ne faudrait sur le fond, soit à tenir des propos insignifiants, émaillés de « petites phrases » que les journalistes se hâteront d’interpréter. Cette obligation de paraître constamment ne favorise ni la réflexion ni la sérénité nécessaires au règlement des problèmes.

Particulièrement difficile est devenue la tâche des diplomates. Les relations internationales, en effet, sont matière à rivalités et conflits. Et tout partenaire, à supposer qu’il veuille bien faire des concessions, veut éviter de « perdre la face ». Mais si les opinions publiques, dans chaque camp, sont constamment prises à témoin, la négociation devient impossible. Il en résulte ce paradoxe que la diplomatie, à une époque où on ne parle que de transparence, est obligée de retourner au secret. Les accords entre Israël et les Palestiniens, en 1993-94, n’ont été obtenus que grâce à des conversations secrètes. De même la solution, semble-t-il en vue, en 1994, du conflit irlandais.

Effets économiques

Deux sortes principales d’effets inattendus retiendront notre attention dans ce domaine : d’une part la faiblesse des coûts unitaires, qui a engendré un excès des coûts globaux, et d’autre part la facilité des communications, qui favorise les échanges commerciaux et l’aménagement du territoire, mais aussi les délocalisations, et la spéculation financière.

Faiblesse des coûts unitaires

Etant donné que la télévision permet de toucher un très grand nombre de personnes, le coût unitaire d’une émission paraît relativement faible. En France, par exemple, un feuilleton comme « Châteauvallon » qui a été diffusé en 1985, a coûté environ deux millions de francs l’heure. Or, si l’on considère qu’un feuilleton à succès peut être regardé par une dizaine de millions de téléspectateurs, le coût par personne ne sera que de 0,20 franc. Mais cette faiblesse du coût unitaire a engendré une illusion de facilité : elle a incité les dirigeants des chaînes de télévision à consentir de grosses dépenses, tant en frais techniques qu’en cachets d’artistes. Et le coût global est finalement très élevé, de sorte que seuls de puissants groupes financiers peuvent désormais l’assumer. Actuellement, les chaînes de télévision manquent de programmes, en raison du coût.

Facilité des communications

De nos jours, la transmission d’une information, l’achat d’une marchandise, d’une somme de monnaie, ou d’un titre de bourse, peuvent se régler, d’un lieu à un autre, par voie électronique, en quelques secondes. Ce progrès technique a d’évidents avantages : il facilite les échanges commerciaux, et il peut contribuer, grâce au « télé-travail », à l’aménagement du territoire, dans un pays donné.

Mais il présente aussi des dangers. D’une part, il facilite, aussi bien que l’aménagement du territoire, les délocatisations en direction de pays étrangers. Les grandes entreprises dispersent actuellement leurs activités dans plusieurs pays afin de profiter des différences de coût de la main d’œuvre d’une région du monde à l’autre.

D’autre part, et surtout, la facilité de transmission favorise la spéculation, c’est-à-dire des opérations financières qui ne portent, à la limite, que sur des signes, et non sur la production de biens ou de services réels. Vitesse de transmission des informations et des ordres, et vitesse de calcul des ordinateurs incitent les opérateurs financiers à profiter de la moindre variation de cours. Maurice Allais, prix Nobel d’Économie, déplorait en 1989 que les flux monétaires aient été trente quatre fois plus élevés que ceux nécessaires au commerce international.

Il résulte de là une grande instabilité des marchés, qui déséquilibre l’ensemble de l’économie, et une grande inégalité entre gros et petits porteurs, car ces derniers ne peuvent pas assumer les frais d’abonnement aux moyens ultra-rapides d’information et de calcul. L’information utile est chère.

Effets sociaux

La vie sociale est un vaste domaine (qui n’est d’ailleurs pas séparable des deux précédents), et il serait difficile de dénombrer tous les effets, attendus ou non, que l’information et ses techniques peuvent y exercer. Parmi les effets inattendus, nous n’en signalerons que deux : la tension qui résulte de la constance de l’information, et le développement du sport, transformé en marchandise.

La constance de l’information

Nous disposons aujourd’hui, non seulement de journaux quotidiens, mais de stations de radio, et même de télévision, qui délivrent des informations tout au long de la journée. Et en outre de téléphones mobiles qui permettent de recevoir et d’émettre des messages où que l’on soit, et à quelque heure que ce soit. Cela facilite l’organisation de vie quotidienne, et peut contribuer à la sécurité. Mais il en résulte une tension constante : tout responsable d’entreprise, grande ou petite, est exposé à recevoir une information ou une demande d’un moment à l’autre, et à devoir prendre une décision dans l’urgence. Et la capacité à réagir dans ces conditions devient évidemment un facteur de concurrence.

Le développement du sport

Le sport et les compétitions auxquelles il donne lieu ont un caractère spectaculaire. C’est pourquoi il a conquis une grande place dans les émissions de télévision. Et, par un effet de retour, la télévision a développé l’engouement à l’égard du sport, les orgueils nationaux aidant. Mais là-dessus s’est greffée la publicité : comme la transmission des matches, surtout ceux de football, attirait un très grand nombre de téléspectateurs, c’était une bonne occasion pour les chaînes de télévision de faire passer des annonces, au prix fort. Du coup, le sport s’est transformé en marchandise : les sportifs et leurs organisations ont exigé des droits de retransmission, et des cachets, de plus en plus élevés (Pour le mondial de football de 1994, il était prévu une audience de 32 milliards de spectateurs, et des droits de retransmission de 280 millions de dollars).

Les mésusages

Ce terme implique un jugement de valeur, et nous n’hésiterons pas, dans ces derniers paragraphes, à prendre parti : les quelques pratiques que nous allons évoquer relèvent en effet de la désinformation.

Mais parmi les nombreuses formes que celle-ci peut emprunter, nous limiterons l’examen à trois d’entre elles : l’abus des images, les pseudo-événements, et le détournement des médias par les terroristes.

L’abus des images

Contrairement au langage, qui implique un conditionnement au deuxième degré, l’image ressemble à la réalité, et ne nécessite généralement qu’un faible effort de décodage. Il en résulte que lorsqu’on voit une image, on tend immédiatement à postuler l’existence d’une réalité correspondante.

Or, depuis le développement de la photographie, du cinéma et de la télévision, il s’est constitué dans le monde un stock énorme d’images, dans lequel journalistes et scénaristes peuvent puiser pour illustrer soit l’actualité, soit des scènes historiques, soit des œuvres de fiction. Malheureusement, certains font des mélanges. Cela relève tantôt d’un simple laxisme : manquant de photographie pour illustrer une scène, on en prend une autre représentant une scène analogue qui s’est passée dans un pays différent, - et tantôt d’une intention délibérée de désinformation : par exemple, un film soviétique, composé à la fois de séquences documentaires authentiques et de scènes de fiction, suggérait que l’assassinat d’Olaf Palme, Premier Ministre de Suède (25 avril 1989) était le fait de la CIA, ou des généraux de l’Otan, ou bien d’émissaires du général chilien Pinochet. Ces mélanges de fictif et de réel sèment la confusion dans les esprits, et se prêtent à toutes les tromperies.

A cela s’ajoutent les photographies truquées, ainsi que les scènes montées de toutes pièces à seule fin d’être photographiées ou filmées, tel le faux charnier de Timisoara, en décembre 1989 (15).

Les pseudo-événements

Un « pseudo-événement », est un événement qui n’a pas sa raison d’être en lui-même, et qui n’a pour rôle que d’obliger les médias à en parler. Cela sert à attirer l’attention sur autre chose : un personnage, une firme industrielle ou commerciale, une ville ou une région, ou encore une institution, dont il s’agit d’accroître la notoriété.

Les manuels de relations publiques proposent de nombreuses recettes à cet effet, par exemple : présenter un rapport, prendre part à une controverse, lancer un sondage, organiser une manifestation culturelle...

Cela constitue, en matière d’information, une inversion de la fin et des moyens : ce ne sont plus alors les journalistes qui repèrent des événements importants pour en informer leurs lecteurs, mais des « chargés de presse » ou de « relations publiques », qui captent les médias pour donner de l’importance à des faits préalablement choisis. Les journalistes se trouvent, dans ces conditions, pour ainsi dire dépossédés de leur rôle.

Le détournement des médias par les terroristes

L’utilisation des médias par les terroristes est une opération comparable à celle que nous venons de décrire sous le nom de pseudo-événement, bien que les effets en soient beaucoup plus graves.

Le terrorisme, en effet est essentiellement un phénomène médiatique : les attentats terroristes sont le fait de groupes qui se trouvent dans une position relativement faible, mais se donnent pour tâche de provoquer une souffrance spectaculaire, pour obliger les médias à parler d’eux, et de la cause qu’ils se disent représenter. Les médias modernes, qui touchent un très grand nombre de gens, servent ainsi de caisse de résonance. Lors de l’attentat du groupe palestinien « Septembre noir » contre les athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich, en 1972, toutes les télévisions du monde étaient braquées sur les jeux.

Lors d’un colloque qui s’est tenu à Paris, au mois de juin 1988, à l’Institut de Criminologie, un journaliste américain, E. Cody, correspondant du Washington Post, soutenait, au nom de l’objectivité, qu’il fallait publier les « communiqués » des terroristes, aussi bien que ceux des autorités. Cela relève, à notre sens, d’une conception simpliste de l’objectivité, car la situation des autorités et celle des auteurs d’un attentat sont tout-à-fait différentes. Les autorités, en effet, se trouvent confrontées à l’événement, et sont bien obligées d’en rendre compte à la population qui attend éclaircissements et mesures de sécurité. Les terroristes, eux, ne sont pas confrontés à l’événement, ils l’ont créé. Leur donner la parole, c’est donc tomber dans le piège.

Remarque finale

Lorsqu’on parle de l’information en termes de médias, on envisage principalement l’information du public. Mais la plupart des membres du public, nous l’avons fait remarquer, n’ont guère la possibilité d’agir sur la quantité d’événement dont ils se trouvent informés. Les dirigeants, en revanche, doivent prendre des décisions. Il ne faudrait donc pas que les problèmes concernant les « mass-médias », fassent perdre de vue celui de l’information des dirigeants. Or, on est stupéfait, quand on lit l’histoire, de l’état d’ignorance dans lequel se trouvaient certains d’entre eux quand ils ont pris de graves décisions, dont dépendait la paix ou la guerre.

Le problème de la formation des dirigeants en matière d’information est donc capital. Mais nous n’en traiterons pas ici, nous ne faisons que le signaler.

Extrait de la revue Neuro-Psy, volume 10, n°9, novembre 1995 Administration générale et rédaction : 52 avenue Foch, 94120 Fontenay-sous-Bois