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Yoga des yeux : circulez, y’a rien à voir...

Publié en ligne le 12 avril 2019 - Médecines alternatives -

Les affections de la vue sont nombreuses : les yeux peuvent être atteints, par exemple, de conjonctivite, de cataracte, de glaucome, de dégénérescence maculaire liée à l’âge ou encore de rétinopathie diabétique. Les amétropies (ce sont les anomalies de la réfraction : myopie, hypermétropie et astigmatisme) et la presbytie restent cependant les troubles les plus courants et sont généralement facilement corrigées par le port de lunettes ou de lentilles. Mais il semblerait, pour certains, que ces dispositifs correcteurs soient des béquilles accentuant en définitive l’anomalie et qu’une médecine douce, le « yoga des yeux », basée sur une méthode séculaire, permettrait de s’en passer et d’améliorer sa vue, de façon parfois spectaculaire. Petit éclairage sceptique pour y voir... plus clair.

Une méthode naturelle…

En scrutant le web, on constate que les pratiquants du yoga des yeux s’inspirent principalement de la méthode Bates, décrite comme une  « méthode naturelle d’amélioration de la vue » mise au point au début du XXe siècle par l’ophtalmologiste éponyme après qu’il eut observé  « que le port de lunettes correctrices utilisé comme solution traditionnelle pour les personnes ayant un trouble visuel comme notamment une erreur de réfraction courante (myopie, presbytie, hypermétropie…) n’était pas le traitement approprié pour améliorer la vue » [1]. En effet,  « porter des lunettes revient à placer un objet rigide, les verres, devant des éléments vivants, nos yeux [qui] perdent alors leur capacité d’adaptation et deviennent dépendants des lunettes ». La solution : se résoudre à abandonner votre paire de lunettes et pratiquer des exercices afin  « d’acquérir une hygiène visuelle, la conscience du placement du regard, une compréhension de nos réactions devant le stress et l’exploration du lien entre le stress et le regard, le regard et l’esprit, la vue et le cerveau sans oublier le corps et les yeux et le rôle de la posture » [2]. Que vient faire le stress dans ce précepte ? Son rôle est fondamental, car  « c’est souvent un stress aigu ou chronique qui induit la perte visuelle (sauf dans le cas d’un problème congénital), couplé avec une vision du monde qui se rétrécit » [3]. Les troubles de la vue seraient ainsi  « une manifestation de notre rigidité en rapport avec notre environnement, devenu inconfortable pour une raison ou une autre ». D’ailleurs, amétropies et personnalité semblent fortement corrélées : le myope par exemple serait  « une personne introvertie le plus souvent, qui est dans le mental, l’intellectuel 1, qui a du mal à vivre dans le présent, [qui] peut manquer d’assurance [et] aura tendance à s’inquiéter pour un rien, à douter et à voir l’avenir assez sombre » [1].

© Gratisography (CC0)

Vous restez incrédule face à ces curieuses allégations ? Pourtant, la méthode Bates, bien que  « contestée par les scientifiques » serait bel et bien « validée par la pratique ». Les exemples de guérisons seraient spectaculaires, comme celui de cette personne  « qui s’est débarrassée de sa myopie à 80 % et de son astigmatisme à 100 %, et est devenue l’initiatrice de la méthode “Voir clair”  » [4] qu’elle enseigne en conférence [5].

… faite d’exercices simples…

Les exercices préconisés par les promoteurs du yoga des yeux sont ainsi directement inspirés de l’ouvrage princeps de Bates paru en 1920, et intitulé Perfect sight without glasses [6] (une vue parfaite sans lunettes), dans lequel on apprend que les anomalies de réfraction seraient dues à des modifications réversibles de la forme du globe oculaire, elles-mêmes liées à une mauvaise relaxation de l’œil. Bates précise :  « Durant plus de 30 ans d’expérience clinique, je n’ai pas observé un seul fait qui ne s’accorde pas avec l’idée que le cristallin et les muscles ciliaires n’ont rien à voir avec l’accommodation et que les modifications de la forme du globe oculaire dont dépendent les erreurs de réfraction ne sont pas permanentes. Mes observations cliniques suffisent à démontrer ce fait. Elles ont également été suffisantes pour montrer que les erreurs de réfraction peuvent être volontairement provoquées, et pour montrer comment elles peuvent être traitées, temporairement en quelques minutes, et de façon permanente par un traitement continu » 2.

Parmi les exercices permettant de relaxer l’œil et censés ainsi corriger les amétropies, on trouve notamment :

  • le  « palming », une technique consistant à occulter totalement la lumière en posant les paumes de ses mains sur les yeux pendant plusieurs minutes, afin  « de permettre le repos de la rétine et des nerfs optiques » [2]. Cette méthode permettrait de « guérir » de son amétropie assez rapidement. Même le glaucome n’y résisterait pas, puisque dans de nombreux cas,  « non pas seulement la douleur, mais également la tension souvent associée à la douleur, ont été complètement traitées par palming  » ([6], chapitre XII) ;
  • le mouvement des yeux qui  « repose l’œil autant que le palming  » ([6], chapitre XV). Ainsi, rien de tel que d’écrire, tête immobile,  « avec vos yeux ouverts les lettres de l’alphabet, en majuscules ou en minuscules », ou encore, afin d’améliorer votre presbytie, de lire une ou deux pages d’un livre,  « non pas les lignes imprimées, mais les lignes blanches entre les lignes de texte » [7], méthode ayant l’avantage de donner une chance aux navets littéraires d’être lus ;
  • l’observation du Soleil ou d’une source de lumière artificielle puissante, qui force l’œil à se relaxer. Vous restez méfiant, car, petit, vos parents n’ont cessé de répéter que le soleil était mauvais pour vos yeux ? Ou parce que vous avez encore en mémoire la chasse aux lunettes qui occupa tous les esprits en ce fameux mois d’août 1999, au moment de l’éclipse de Soleil ? Sornettes !  «  Ce n’est pas la lumière mais l’obscurité qui est dangereuse pour l’œil » et les personnes ayant une vue normale sont capables, nous dit Bates,  « de regarder le soleil pendant une durée indéfinie, même une heure ou plus, sans désagrément ni perte de vision »… ([6], chapitre XVII).

Si vous refusez ainsi de vous « mettre aux verres » mais que tous ces exercices restent flous pour vous, pas d’affolement, les livres ne manquent pas, qui reprennent les théories de Bates pour vous éclairer. À condition bien sûr d’en lire les lignes imprimées…


Myopie et fatigue oculaire

De nombreuses « théories » partent d’un postulat sans fondement scientifique selon lequel la myopie serait provoquée par une fatigue oculaire. Ainsi, peut-on lire sur le site Internet de la méthode « Voir clair » que la myopie serait de plus en plus  « fréquente dans les pays où les enfants passent plus de temps en classe, ou à l’intérieur [où] leurs yeux sont constamment fixés sur des objets proches (comme un écran à 30 cm). On observe que les enfants ont moins de myopie s’ils passent plus de temps à l’extérieur, où ils regardent au loin. »

Effectivement, la prévalence de la myopie augmente dans les pays industrialisés, et plusieurs auteurs établissent une relation avec le temps passé à l’intérieur. Ceci étant dit, les mécanismes en cause n’ont rien à voir avec le fait que les enfants regardent ou non des objets proches. Une hypothèse vraisemblable fait intervenir la dopamine, un régulateur de la croissance de l’œil que l’organisme produit en présence de lumière à ondes courtes (bleue, violette ou proche UV). En restant à l’intérieur, les enfants se priveraient de la lumière naturelle riche en ondes courtes, ce qui entraînerait un déficit de production de dopamine et une dérégulation de la croissance de l’œil [1]. Notez que l’on peut s’interroger, dans cette hypothèse, sur l’opportunité de faire porter aux enfants des lunettes traitées anti-lumière bleue (voir l’article « Faut-il craindre la lumière bleue des LED » dans ce numéro de SPS).

[1] Kwon D, « Demain, tous myopes ? », Cerveau & Psycho n° 91, septembre 2017.

… qui ignore la nature de l’œil

Schéma anatomique de l’œil humain
© Wikimédia

Le yoga des yeux séduit par sa simplicité et l’autonomie qu’il prétend procurer dans la rectification des anomalies oculaires. Hélas ! L’étiologie véritable des anomalies de réfraction est bien différente de celle postulée par Bates : l’hypothèse selon laquelle l’œil s’allongerait ou se rétrécirait sous l’action du stress n’a jamais reçu la moindre confirmation expérimentale. La myopie est une anomalie permanente et irréversible de l’œil conduisant l’image à se former en avant de la rétine, car l’œil du myope s’allonge trop au cours de la croissance 3. L’hypermétropie est, à l’inverse, une anomalie de l’œil, cette fois trop court, conduisant l’image à se former en arrière de la rétine. L’astigmatisme est lié à une anomalie de courbure de la cornée. Et la presbytie, survenant avec l’âge, provient d’une diminution progressive de l’élasticité du cristallin qui n’assure plus son rôle, bien réel, d’accommodation, ce qui éloigne le punctum proximum 4 de l’œil et explique pourquoi nos chers lecteurs presbytes qui auraient retiré leurs lunettes pour tester la méthode Bates lisent actuellement ces lignes en tenant leur revue à bout de bras… Pour corriger efficacement myopie, astigmatisme ou hypermétropie, on peut envisager la chirurgie oculaire ; mais en aucun cas, la pratique des exercices de yoga des yeux ne vous permettra de modifier ces anomalies anatomiques. Pas plus qu’une séance chez le psychothérapeute, même si ce dernier vous aide à maîtriser votre stress ou à changer votre point de vue sur la vie… À noter qu’il ne faut pas confondre le yoga des yeux avec la rééducation orthoptique, indiquée chez les enfants souffrant de strabisme ou les adultes rencontrant des difficultés de coordination des yeux (hétérophories), et qui vise à réapprendre aux yeux à fonctionner ensemble.

Concernant la prétention à traiter le glaucome par palming, c’est une idée qui a sa place au boxoffice des mauvaises idées, puisque, compte tenu de la nature du glaucome, à savoir une augmentation de la pression intraoculaire qui entraîne une perte des fibres nerveuses de la rétine, pratiquer cette technique au lieu de consulter votre ophtalmologiste serait aussi infructueux que risqué.

Quant à l’observation du Soleil ou d’une source de lumière puissante, le yoga des yeux n’est pas la seule pseudo-science à la recommander, sans que les pratiquants aient réellement conscience du danger [8,9]. Ne la tentez pas, sauf à vouloir être l’objet d’une étude de cas clinique, comme le furent certains croyants convaincus de reconnaître le visage de la Vierge Marie dans le disque solaire [10].

Une véritable histoire de flou !

L’ouvrage de Bates est un agrégat indigeste d’observations mal documentées et de « conclusions » hâtives, spécieuses et, il faut le dire, fantaisistes. C’est un exemple de ce qu’un ouvrage scientifique n’est pas. Bates le concède lui-même, lorsqu’il écrit que son livre est  « une collection de faits et non de théories » et que de ce fait il ne craint pas les contradictions. Au moins était-il lucide sur ce point-là. Comment une telle conception, fondée il y a un siècle sur la base d’observations cliniques d’un seul homme, sans aucune approche statistique et sans aucune validation par les pairs, a-t-elle pu parvenir jusqu’à nous et constituer la base d’une « médecine douce », le « yoga des yeux », relayé sur le Net, sans aucune approche critique, et vantée par certaines mutuelles de santé attentionnées qui y voient un moyen de préserver les yeux de leurs chers adhérents (et éventuellement de faire l’économie de quelques séances chez l’ophtalmologiste…) [11,12] ? À cause peut-être du boulevard qu’offrent aux pseudo-sciences l’apetissement de la culture scientifique et la désagrégation de l’esprit critique dans nos sociétés.

Références


[1] « La méthode Bates pour améliorer sa vue de manière naturelle » sur retrouver-une-bonne-vue-sans-lunettes.com

[2] Méthode bates, l’art de voir sur methodebates.fr

[3] « En finir avec la myopie naturellement, c’est possible ? » sur anneclairemeret.com/myope-comme-ta-mere

[4] « Le yoga des yeux ou comment dire adieu aux lunettes » sur en-1-mot.com

[5] Les Conférences "Voir Clair" par Xanath LICHY

[6] Bates WH, Perfect sight without glasses, Black & White Edition, 1920.

[7] « Améliorer sa vue avec le yoga des yeux » sur magazineavantages.fr

[8] Chromothérapie : toutes les couleurs de la fausse science SPS n° 312, avril 2015 sur afis.org

[9] Phosphénologie : des petits éclairs sans grand génie SPS n° 319, janvier 2017 sur afis.org

[10] Mwanza JC et al., « Rétinopathie solaire acquise durant des séances de prières », Bulletin de la Société Belge d’Ophtalmologie, 2000, 275 :4145, sur ophthalmologia.be

[11] « Le palming, le yoga des yeux ! » sur chaquejouretrebien.adrea.fr

[12] « Yoga des yeux pour réduire la fatigue au travail » sur identites-mutuelle.com

[13] Sun YY et al., “Effect of uncorrection versus full correction on myopia progression in 12-years-old children”, Graefes Arch Clin Opthalmol, 2017, 255 :189-195.

[14] Adler D, Millodot M, “The possible effect of undercorrection on myopic progression in children”, Clin Exp Optom, 89 :315-321.

1 L’histoire ne dit cependant pas si le QI monte lorsque les dioptries baissent…

2 Les traductions depuis les textes en anglais ont été réalisées par nos soins.

3 Certaines études suggèrent un effet défavorable du port de lunette sur l’évolution de la myopie lorsque l’œil est en croissance [13]. Outre le fait que ces études doivent encore être confirmées, et que par ailleurs certains résultats de recherche apportent actuellement des conclusions opposées [14], ces observations ne valident pas les préceptes de Bates sur l’origine de la myopie et les moyens qu’il propose afin d’y remédier.

4 Le punctum proximum est le point le plus proche que l’œil peut voir distinctement. Les myopes ont, sans correction, un punctum proximum plus rapproché que la normale : ils sont capables de voir plus près.

Publié dans le n° 326 de la revue


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L' auteur

Sébastien Point

Docteur en physique, ingénieur en optique et licencié en psychologie clinique et psychopathologie. Responsable de (...)

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