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Un peu de bon sens

Publié en ligne le 4 janvier 2018 - Statistiques et probabilité -

Parler de la « première cause de décès en France » ou « des dix premières causes de mortalité dans le monde » n’a pas de sens... sauf si l’on précise toutes les catégories utilisées dans le classement des causes auquel on se réfère. Ce qui est première cause de mortalité pour un classement peut ne pas l’être avec un autre sans qu’aucune erreur ou incohérence n’existe. Si dans le classement on a regroupé tous les cancers ensemble, ils seront probablement la première cause de mortalité ; si on a distingué « cancer du poumon », « cancer du système digestif », « cancer de la prostate », etc., aucun de ces cancers ne sera classé en tête. Il n’y a pas de classement universellement utilisé en catégories qui fournirait une norme à laquelle implicitement on pourrait se reporter. De tels énoncés exigent logiquement qu’on indique le système de catégories utilisé.

Pas besoin d’être spécialiste de statistique pour comprendre cela. Pourtant, sans cesse, la presse publie et commente de prétendues informations sur les « premières causes de mortalité » et cela, sans jamais indiquer les classements complets. Ces informations semblent parfois se contredire alors qu’elles sont sans doute toutes vraies.

Peut-on attendre des journalistes qui s’occupent de ces questions de réfléchir un peu, et leur demander de renoncer à nous asséner des titres sensationnels qui ne donnent au final pas d’information ? S’ils veulent éviter les longues énumérations, ils peuvent se contenter de formuler des affirmations de la forme « il y a tant de millions de décès dus à telle cause » car bien sûr ce type d’information, lui, n’exige pas pour prendre sens de connaître la liste de toutes les causes étudiées et possède donc un intérêt en soi (si toutefois on ne classe chaque cas que dans une catégorie à la fois, voir plus loin).

Voici des exemples trouvés sur Internet en quelques minutes.

  • « Traumatisme crânien : première cause de mortalité chez les 15-25 ans » (leprogres.fr, 8 décembre 2016). L’article ne mentionne aucune autre catégorie du classement auquel il se réfère. Notons que la catégorie « traumatisme crânien » n’est présente dans aucun des classements qu’on rencontre ici ou là et qui préfèrent plutôt regrouper tous les accidents en une catégorie unique.
  • « Données sur les principales causes de mortalité dans le monde » (notre-planete.info, 19 novembre 2015). La première cause de mortalité dans le monde serait la pollution de l’air et la seconde le tabagisme, deux catégories pourtant rarement utilisées.
  • « Les 10 principales causes de mortalité » (site de l’OMS, www.who.int). La première cause de mortalité dans le monde, dans une liste de 10 est la cardiopathie ischémique. Une catégorie particulière, les cancers du poumon, est proposée (classée cinquième) mais bien sûr il n’y a pas de catégorie pour le cancer en général. La dixième catégorie est celle des accidents de la route (et il n’y a donc pas de catégorie traumatisme crânien). En ne mentionnant que les dix premières catégories, et pas les autres, ce classement partiel n’informe pas ou le fait très mal.
  • « De quoi meurt-on aujourd’hui : les dix premières causes de décès en France comparées à il y a 100 ans » (www.atlantico.fr, 26 mars 2014). Ici les cancers sont gagnants. La totalité des catégories utilisées n’est pas indiquée ; on ne sait donc pas de quoi on parle.
  • « Les maladies cardiaques : première cause de décès dans le monde » (www.franceculture.fr, 16 novembre 2016). Notons que dans les causes envisagées dans les deux précédents articles, les maladies cardiaques ne constituaient pas une catégorie de la classification.

Quelqu’un qui aurait une bonne mémoire et se souviendrait de tout ce qu’il lit en voulant en faire la synthèse ne pourrait qu’être complètement perdu : en fait, il ne pourrait rien tirer de ces énoncés illusoirement précis.

Il n’est pas difficile de montrer que mathématiquement on peut choisir de placer en tête n’importe quelle catégorie : il suffit de diviser en sous-catégories assez petites toutes celles qui pourraient lui faire concurrence. En vous y prenant bien, vous pouvez trouver des chiffres et construire un classement qui justifiera que « la première cause de mortalité dans le monde est celle des accidents de patins à roulettes, ou celle des selfies au bord des précipices en montagne ».

Dernière remarque sur ces causes de mortalité : on s’attend à ce que chaque décès soit classé dans une seule des catégories du classement auquel on s’intéresse, car cela semble posséder plus de sens que de placer chaque cas dans des catégories qui auraient des intersections non vides, ou qui – pourquoi pas ? – pourraient être incluses les unes dans les autres. Sachez que ce n’est pas toujours le cas. Une étude réalisée en englobant toutes les causes indiquées sur les certificats médicaux de l’année 2011 en France montre que les Français meurent de 2,4 causes en moyenne [1].

On sait bien qu’on peut faire dire beaucoup de choses aux statistiques. Dans le cas des causes de mortalité et de leur classement, le jeu est particulièrement facile. Il serait sage de s’interdire d’y jouer et de s’imposer à chaque fois qu’on veut parler de « première cause de mortalité » de donner complètement le classement avec toutes ses catégories en indiquant si un même cas peut se retrouver comptabilisé dans plusieurs catégories. Une simple question de bon sens.


Référence

« Causes de mortalité : les statistiques nous trompent », publié le 15 juin 2016 sur www.francetvinfo.fr


Publié dans le n° 321 de la revue


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L' auteur

Jean-Paul Delahaye

est professeur émérite à l’université de Lille et chercheur au Centre de recherche en informatique signal et (...)

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