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Tout le monde triche un peu, beaucoup...

Publié en ligne le 15 mars 2021 - Psychologie -

J’ai copié, étant jeune, les tableaux de mon père. J’ai vendu les tableaux originaux et les ai remplacés par les copies. Personne ne s’en étant aperçu, je me suis découvert une vocation.

Francis Picabia, juin 1923 [1]

Tricher, c’est enfreindre des règles, juridiques, morales, sociales ou d’un jeu, en feignant de les respecter. Pour cela, il faut être en mesure de les appréhender pour les détourner et être capable de faire semblant. En général, les mots « tricher » et « tricherie » sont employés de manière péjorative et cela peut aller des petits arrangements avec la vérité, à la fraude et à l’escroquerie. Mais il est des situations où la tricherie ne revêt plus pour tout le monde cette nuance péjorative. Dans la mythologie grecque, elle devient ruse de guerre : Ulysse fit construire le cheval de Troie pour que s’y cachent les guerriers grecs, ce qui entraîna la chute de la ville et permit enfin le dénouement de la guerre en faveur des Grecs. Pour l’un des camps, la tricherie fut un exploit ! Cette histoire apparaît comme un symbole des « tricheries » pour tromper l’ennemi ou se défendre contre les invasions et les abus de pouvoir.

Dans cette chronique, nous nous intéresserons aux implications psychologiques de la tricherie dans son acception ordinairement péjorative. Ce ne sera pas sans commencer par un clin d’œil. Certains jeux de société comme « Mito, permis de tricher » sont basés sur le principe que « pour se débarrasser au plus vite de ses cartes, tous les moyens sont bons, même… la triche, à condition de ne pas se faire prendre ». La question est de savoir si l’on préférera respecter les règles du jeu ou si l’on trichera. Chacun à son tour joue le rôle de la Gardienne Punaise qui veille au grain en surveillant les autres. Voir les enfants qui essaient de tricher discrètement ou surprendre quelqu’un est un régal !

Dans la vie réelle, transgresser les règles peut être motivé par la nécessité que l’on ressent de les faire évoluer. Mais lorsque cette attitude vient de la volonté d’atteindre coûte que coûte ses objectifs, n’y a-t-il pas un risque à tricher même raisonnablement ? Quand quelqu’un enclenche le processus de la tricherie, les barrières qui le protègent d’un acte malhonnête par rapport aux règles qu’il admet généralement comme légitimes ne risquent-elles pas de tomber peu à peu ? Si rien ne vient freiner le processus, l’escalade ne risque-t-elle pas d’être rapide ?

La tricherie est-elle seulement propre à certains individus ou sommes-nous tous concernés ? Est-elle réservée à l’être humain ou s’étend-elle aussi au monde animal ? Peut-elle être expliquée par la psychologie scientifique ?

Les animaux sociaux trichent

Steven Pinker, psychologue cognitiviste, écrit que ce n’est pas pour rien qu’on dit d’un être humain qu’il est « malin comme un singe ». Nos amis les chimpanzés seraient capables de tricher et ne s’en priveraient pas. Ceci s’expliquerait par le fait que « toute créature sociale est prise entre les avantages à tirer de la vie en groupe et les coûts à payer » [2]. Les animaux sociaux, tels le gorille et le chimpanzé, « envoient et reçoivent des signaux pour coordonner la prédation, la défense, la chasse et la cueillette et pour réglementer l’accès aux partenaires sexuels de la communauté. Ils échangent des faveurs, remboursent et font valoir leurs dettes, punissent les tricheurs et entrent dans des coalitions. » Les primates sont, dit-il, des « menteurs sournois au visage chauve ». Ils se cachent pour flirter et utilisent des stratégies pour détourner l’attention des autres : « Un chimpanzé, auquel on montrait des cartons contenant de la nourriture et un carton contenant un serpent, conduisit ses compagnons vers le serpent. Ceux-ci s’étant enfui, il se régala en paix. » Ce comportement évoque une ruse, mais pour affirmer qu’il s’agit de tricherie, il faut être sûr que l’animal détourne sciemment une règle connue de lui.

Une équipe de chercheurs de l’université de Bristol et de la Bristol Zoological Society, menant un projet de recherche sur les capacités cognitives des gorilles, mit au point un jeu dont la récompense finale était une cacahuète alléchante qu’il leur fallait gagner à la sueur de leur front. Le jeu consistait à pousser la cacahuète avec un bâton à travers un labyrinthe. Le parcours était semé d’embûches. Mais pour obtenir plus rapidement la cacahuète, les gorilles ne tardèrent pas à inventer des stratégies imparables. Fay Clark, chercheuse au zoo de Bristol, raconte : « Nous avons été témoins de nombreuses tricheries. Les gorilles se sont mis à poser leurs lèvres contre le jeu pour aspirer la cacahuète. Une nouvelle preuve de leur flexibilité cognitive et de leur capacité à imaginer de nouvelles stratégies de résolution de problèmes. Des capacités qui n’avaient probablement jamais été observées auparavant » [3].

Cependant, quelle est la part d’anthropomorphisme, c’est-à-dire de notre tendance à attribuer des réactions humaines à l’animal, dans ce regard porté sur le comportement des grands singes ? Selon certains éthologues et primatologues, tels Frans de Waal, et des psychologues cognitivistes, tels Josep Call et Michael Tomasello, la tricherie des animaux qui vivent en société serait la preuve de capacités cognitives avancées [4]. Une étude publiée dans Science montre que pour parvenir à leurs fins, les grands singes et d’autres espèces animales semblent posséder la « théorie de l’esprit » [5]. Ce concept désigne en neuropsychologie l’aptitude que manifestent les individus à attribuer à d’autres des capacités mentales invisibles comme les intentions, les désirs et les croyances. Caractéristique fondamentale de l’espèce humaine, la théorie de l’esprit fait aussi, depuis les années 1960, l’objet de recherches chez les chimpanzés et d’autres espèces animales. Néanmoins au début, les chercheurs semblaient s’accorder sur la difficulté éprouvée par les espèces non humaines à déceler ce que l’on appelle des fausses croyances. Chez les êtres humains, cette aptitude est mise en évidence par des « épreuves du transfert inattendu ». Laure Legrain, chercheuse au Centre de recherche en cognition et neurosciences de l’université libre de Bruxelles, donne cet exemple : « Lorsque l’on évoque la fausse croyance, c’est souvent à la tâche d’Anne et Sally (Wimmer et Perner, 1983) que l’on pense. Au cours de cette tâche, un expérimentateur raconte une histoire à l’aide de deux poupées, Anne et Sally. Après avoir joué avec Anne, Sally met la balle dans le panier et s’en va. En l’absence de Sally, Anne reprend la balle et la place dans la boîte. L’expérimentateur demande ensuite au sujet “Quand Sally reviendra, où ira-t-elle chercher la balle ?” Si et seulement si le sujet est capable de faire la distinction entre son propre état de connaissance qui correspond à la réalité et l’état de (fausse) croyance de Sally, il répondra correctement “dans le panier” » [5].

Ici, le « sujet » est un enfant. Des expériences ne mettant pas en jeu de la nourriture, qui peut induire un biais, montreraient la capacité des grands singes à deviner de même dans diverses situations ce qu’un autre individu pense ou croit.

Les humains trichent

Que ce soit au moment des examens, dans le sport, en politique, dans le monde de l’art, dans celui de la science… tricher est fréquent. À la différence de l’animal, l’Homme, pour respecter des règles sociales, pose certaines limites à ses actes. Ces limites varient et s’assouplissent en fonction des individus et des situations. En particulier, croire que l’on ne sera pas vu en train de tricher ou que la tricherie ne sera pas découverte, renforcerait la tentation. Dans La République, Platon rapporte le mythe de l’anneau de Gygès : un jour, un berger trouve un anneau d’or qui lui permet de se rendre invisible ; il use de ce pouvoir, accomplit toutes sortes d’actes malhonnêtes, se rend à la cour du roi, séduit la reine, assassine le souverain et prend la tête du royaume. La question que pose alors Platon est de savoir si un seul être humain au monde serait capable de résister à la tentation de profiter pleinement de son pouvoir d’invisibilité. Il semble, en effet, que l’être humain résiste mieux à la tentation de tricher, s’il craint d’être découvert par les autres.

Vénus et Cupidon,Peter Paul Rubens (1577-1640)

Cependant, des études en psychologie sociale montrent que ce qui retient un individu de tricher, c’est autant le souci de protéger sa bonne image de lui-même que la crainte d’être vu.

Dan Ariely, professeur de psychologie et d’économie comportementale, (domaine de la science économique qui étudie le comportement des êtres humains dans les situations économiques), à l’université Duke, en Caroline du Nord (États-Unis), expose dans un livre [6] les études qu’il a menées avec son équipe pour étudier comment fonctionne la malhonnêteté (dishonesty), en quoi elle dépend de notre environnement, quelle est la part du regard des autres sur nos comportements loyaux ou déloyaux et celle du désir de nous considérer comme des personnes honnêtes et honorables.

L’expérience dite « des matrices » a été menée sur 450 participants dans cinq conditions différentes [7]. Dans une des conditions, les candidats devaient résoudre individuellement vingt problèmes arithmétiques simples en cinq minutes. On les prévenait que l’exercice était totalement anonyme. L’expérimentateur était assis à un bureau où, le temps écoulé, les candidats devaient se rendre pour qu’il comptabilise leurs réponses justes et leur donne cinquante centimes pour chaque problème résolu. Dans une variante de l’expérience, on leur distribuait un corrigé après l’épreuve. Ils devaient alors compter eux-mêmes le nombre de réponses exactes, se lever, introduire leur feuille d’examen dans une déchiqueteuse, puis se rendre au bureau du chercheur et lui indiquer le nombre de réponses justes. Ils recevaient alors les cinquante centimes correspondants. Sauf que là, c’étaient les expérimentateurs qui avaient triché dans l’intérêt de l’expérience. En effet, la déchiqueteuse ne déchiquetait que les bords des feuilles... Les résultats ont montré qu’en moyenne 70 % des candidats trichaient un tout petit peu. Et s’ils ne trichent pas au moment du test, ils reconnaissent en riant au moment du debriefing qu’ils ont déjà triché dans leur vie, mais pour de petites choses anodines et pour des motifs louables. Des peccadilles, en somme.

Fabrizio Butera, chercheur en psychologie sociale à l’université de Lausanne, explique qu’en général on ne triche pas beaucoup, parce que quand on triche, on est poussé et retenu par deux motivations contraires. On fait un calcul du coût et du bénéfice de la tricherie. Si on croit qu’on ne sera pas contrôlé et du coup, qu’on va gagner plus, on devrait tricher beaucoup. Mais on est retenu par une motivation plus morale, qui est de pouvoir se concevoir comme un individu correct, qui a des valeurs, qui ne triche pas vraiment, même si on est en train de tricher [8].

Dans une autre variante de l’expérience, Ariely a montré que lorsque les participants gagnaient des jetons qu’ils échangeaient ensuite contre de l’argent, les tricheries augmentaient. Les jetons éloignent la représentation directe de l’argent en mettant une distance psychologique avec elle. Les candidats trichaient plus dans des situations où la bonne image d’eux-mêmes était préservée. C’est sans doute pour cette raison qu’ils trichaient plus avec des jetons qu’avec de l’argent.

Selon la théorie de l’économiste et Prix Nobel Gary Becker, si nous sommes capables de ruse ou de tricherie, c’est que nous nous fondons sur une analyse rationnelle du coût et du bénéfice pour nous de nos actes. Nous en soupesons les avantages et les désavantages selon un modèle rationnel du délit ou Smorc (simple model of rational crime), sans toujours prendre en compte les notions de bien et de mal [6].

Pour Ariely, le modèle du délit rationnel n’explique pas tout de nos motivations lorsque nous mentons, trichons, etc. Si nous ne considérions que les coûts et les bénéfices de nos actes, nous ferions toujours le choix qui nous paraît le plus rationnel. Or, comment alors « tirer profit de la triche tout en se considérant comme une personne honnête et admirable ? C’est là qu’entre en jeu notre extraordinaire flexibilité cognitive. Grâce à elle, tant que nous trichons seulement

un peu, nous parvenons à bénéficier de la fraude tout en continuant à nous considérer comme de merveilleux êtres humains. Ce numéro d’équilibriste correspond à un processus de rationalisation qui est à la base de ce nous appellerons la “théorie du facteur d’accommodement”. » Pour illustrer cette thèse, Ariely raconte quelques histoires qui témoignent de la complexité de la psychologie humaine [6].

Jimmy et le crayon volé

Jimmy, huit ans, rentre de l’école avec un mot de son enseignant : « Jimmy a volé un crayon à son voisin. » Son père est très fâché. Il le gronde, le prive de sortie pour quinze jours et conclut : « Enfin Jimmy, si tu avais besoin d’un crayon, pourquoi tu ne l’as pas dit ? Il suffisait de demander. Tu sais très bien que je peux t’en rapporter des dizaines du bureau. » Si cette histoire nous fait sourire, commente Ariely, c’est que « nous y retrouvons la complexité de la mauvaise foi qui réside en chacun de nous ». Du point de vue de son père, que Jimmy ait volé un crayon à un camarade de classe mérite une punition, mais il n’éprouve lui-même aucun scrupule à en subtiliser des dizaines à son bureau. Ariely en déduit que nous ne percevons pas qu’un acte est malhonnête, si nous n’en subissons pas la sanction. Nous nous en accommodons, nous assouplissons nos critères moraux et dans certains cas, nous sommes capables de tricher souvent et davantage, sans l’ombre d’un remords, surtout si cela ne semble pas altérer notre image de nous-mêmes.

Le pic de mortalité des grands-mères

À la lecture des mails qu’ils recevaient de la part des étudiants, des enseignants d’université avaient constaté avec une certaine tristesse un pic de mortalité de leurs grands-mères, juste avant les examens. En raison de la fréquence de ce phénomène, ils avaient fini par suspecter une relation de cause à effet entre les examens et la mort des grands-mères, explicable par la dynamique intrafamiliale. Les grands-mères se feraient tant de soucis pour les résultats de leurs petits-enfants qu’elles s’en rendraient malades !

Un chercheur audacieux, dont Ariely ne donne pas le nom, recueillit des données sur plusieurs années. Il montra que les grands-mères avaient dix fois plus de risques de mourir dans le contexte d’un examen au cours de l’année et dix-neuf fois plus avant l’examen final. Ce risque augmentait pour les étudiants les moins brillants, ce qui semblait corroborer l’hypothèse. Toutefois, une autre hypothèse plus vraisemblable pouvait éclairer ce phénomène : plus les étudiants étaient fatigués par la préparation de leurs examens et anxieux quant aux résultats, et plus ils avaient tendance, pour relâcher la pression, à inventer des excuses plausibles comme la mort de leur grand-mère ! Ariely conclut avec humour : « Nous recommandons à toutes les grands-mères de prendre soin d’elles durant la période des examens finaux. »

Convenons-en, ce sont là de petites tricheries bien innocentes et qui font sourire. Ni le père de famille ni les étudiants n’avaient clairement conscience de tricher. Mais il arrive qu’un individu, pris dans l’engrenage de la tricherie, perde de vue la ligne « au-delà de laquelle il ne pourra plus tirer profit de sa malhonnêteté sans nuire à l’image qu’il a de lui-même. », écrit Ariely. Et de la petite tricherie à la fraude, il peut n’y avoir que quelques pas. Il y a plusieurs types de fraude. Ce qui caractérise la fraude, c’est un élément intentionnel, une volonté de dissimulation et un mode opératoire.

La fraude en sciences : on fraude un petit peu et encore un petit peu…

En 1910, le mathématicien Henri Poincaré prononça une conférence intitulée « La morale et la science ». Il dit alors qu’« il ne peut pas y avoir de science immorale », que l’amour de la vérité du savant suffit pour garantir à la science son intégrité et sa « scrupuleuse exactitude ». Pour résoudre les éventuels conflits de devoirs, le savant devait, disait-il, « s’en rapporter à sa conscience ; toute intervention légale serait inopportune et un peu ridicule » [9].

En 1981, la revue Science souleva la question de la fraude scientifique et de son impact sur l’intégrité de la science. Anne Fagot-Largeault écrit : « L’université de Berkeley publie alors un bilan sur l’inconduite dans la publication scientifique (principalement, les cas de plagiat). Et l’Académie des sciences des États-Unis lance une sorte de manifeste en faveur d’une “science responsable”, qui garantit “l’intégrité du processus de recherche”. La sonnette d’alarme a été tirée en Californie ; le souci touchant l’honnêteté scientifique (scientific integrity) va dès lors s’internationaliser » [10].

Dès lors, on donne plusieurs conférences mondiales « autour d’un double objectif : promouvoir des conduites responsables de la part des chercheurs, et harmoniser les stratégies pour le traitement des cas d’inconduite ». On pose alors la question de savoir comment les fraudes ont été possibles. Est-ce le fait du système, de l’augmentation du nombre de chercheurs ou du nombre de publications par chercheur ? Ou bien l’effet des motivations personnelles du chercheur ? Ou les deux ? Et dans quelle proportion ?

La fraude scientifique touche tous les domaines de la science. En voici deux exemples mémorables : l’affaire Diederik Stapel, en psychologie sociale, et l’affaire Hendrick Schön, en physique.

Diederick Stapel

En janvier 2018, dans le documentaire « Dans la tête d’un tricheur » [8], Diederik Stapel, professeur en psychologie sociale de l’université de Tilburg, raconte comment, alors qu’il voulait devenir l’un des meilleurs chercheurs en psychologie du monde, mais commençait à avoir moins de succès, il en est venu à changer des chiffres dans ses résultats de recherches, puis à inventer peu à peu les données par une sorte d’addiction incontrôlable. Il publiait beaucoup, était très applaudi, gagnait des prix, tout en se disant à chaque fois qu’il ne recommencerait pas. Il continua et s’abrutit de plus en plus dans le travail pour échapper au dilemme éthique. Un jour, l’un de ses collègues lui demanda s’il avait falsifié ses recherches, comme le disait la rumeur. Il commença par nier, mais finalement, il avoua. Selon lui, c’était « facile » d’avouer parce que sa femme, qu’il venait de mettre au courant, l’avait poussé à le faire. Dans son blog Rédaction médicale et scientifique, Hervé Maisonneuve, médecin de santé publique, consultant en rédaction scientifique et responsable de la chronique « Science et conscience » de SPS, écrivait en novembre 2011 : « Le premier rapport d’investigation est du 31 octobre. Outre ces 30 articles, environ 14 thèses ont utilisé des données inventées. Les statistiques de nombreux articles résultants de travaux faits dans une autre université (Groningen) devront être investigués... depuis 2004, 150 articles pourraient être douteux… L’université d’Amsterdam analyse sa thèse de PhD. Nombreux sont les journaux concernés, dont Science, et nous attendons les notices de rétractation » [11]. Comment Stapel avait-il pu frauder pendant si longtemps sans que la fraude ne soit découverte ? D’après les témoignages de son entourage, il avait su utiliser son pouvoir, son prestige et son charisme. Il était apprécié pour son dévouement envers ses étudiants et ses collègues. Il avait mis sur pied tout un processus de recherche ingénieux entièrement sous son contrôle et ne tolérait pas que ses étudiants l’interrogent sur son refus de les impliquer dans la collecte de données.

Hendrick Schön

Un article intitulé « La fraude scientifique » de la revue Pour l’histoire du CNRS [12] expose l’affaire Hendrick Schön. Cette fraude a eu lieu dans les Laboratoires Bell. Les revues Nature, Science et Applied Physics Letters, qui avaient publié des articles de Hendrick Schön, se sont trouvées au centre du cyclone. H. Schön était un travailleur acharné. Physicien recruté en 1998 par les laboratoires Bell, il avait publié de 1998 à 2001 plus de 70 articles. La présence d’une fraude dans un article de septembre 2002 déclencha une enquête. La commission d’enquête découvrit alors que sur 24 articles passés au crible, 16 étaient de nature frauduleuse. Le doute persistait pour les huit autres. Mais Hendrick Schön nia avoir fraudé.

Chacun des deux chercheurs, auteurs de ces fraudes historiques, a essayé à sa manière de défendre une image positive de lui-même, l’un en reconnaissant sa fraude et l’autre, en la niant.

Dans sa chronique de SPS, Hervé Maisonneuve, a publié un article [13] dans lequel il écrit : « Ces pratiques sont admises silencieusement dans la communauté scientifique. Ce sont des chercheurs honnêtes qui emploient ces petits arrangements avec la vérité, sans se cacher des collègues, voire avec complaisance : “tous les autres font pareil”. Des sociologues ont expliqué ces glissements progressifs du chercheur. » Il conclut : « Une excellente nouvelle a été la publication d’un rapport en France sur l’intégrité scientifique. Ce rapport contient seize propositions, avec la suggestion de créer un Office français d’intégrité scientifique (OFIS). Mais restons à la fois sceptiques (qui va mettre en œuvre ces recommandations ?) et confiants (car évoquer les pratiques discutables en recherche est possible) ».

Nicolas Chevassus-au-Louis, docteur en biologie et historien, dénonce la mauvaise science et « met en lumière un aspect fondamental et trop ignoré de l’évolution actuelle des pratiques scientifiques » [14]. « De façon très complète, l’auteur entreprend une classification des différentes formes de fraude qui gangrènent la recherche scientifique. Cela va de la falsification ouverte et flagrante et de la manipulation délibérée de l’information scientifique jusqu’aux plagiats et divers embellissements pour mieux faire coller un résultat avec une hypothèse, en passant par les petits arrangements avec la vérité, jamais anodins » [15].

« Qui vole un œuf… »

Le paysan et le voleur de nid, Pierre Brueghel l’Ancien (1526-1569)

Des « pompes » dans la semelle de ses chaussures lors d’un examen à la fabrication de données scientifiques, il peut n’y avoir qu’un pas. Quand on transgresse une première fois une règle établie, le risque de franchir la limite augmente. « C’est pourquoi, écrit Ariely, nous devrions prêter attention aux premiers signes de comportements malhonnêtes et faire tout notre possible pour les tuer “dans l’œuf” avant qu’ils ne fassent tache d’huile. » Si nous trichons, d’un côté nous voulons pouvoir en tirer avantage, c’est la motivation économique, et de l’autre, pouvoir nous considérer comme quelqu’un d’honnête, c’est la motivation psychologique. Mais nous nous doutons bien que nous ne pouvons pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Alors, nous pensons que si nous trichons juste un petit peu, nous pourrons obtenir le beurre et une partie de l’argent du beurre.

Comment alors ne pas perdre très vite le contrôle de son comportement et comment décourager la tricherie ? Si l’on excuse ou pardonne les tricheries de petite envergure, les choses peuvent empirer « de façon subtile et graduelle » écrit Ariely. « L’argument souvent invoqué, “tout le monde le fait, pourquoi pas moi ?”, a un effet d’érosion sociale. La malhonnêteté se transmet par “contagion sociale”, un peu comme une épidémie : à mesure que le “virus” mute et contamine davantage de personnes, un nouveau code de conduite moins éthique se développe. Et bien que ce phénomène soit subtil et graduel, le résultat est désastreux » [6].

Pour lutter contre la propagation de la tricherie, Dan Ariely invoque la théorie de la vitre brisée [16]. Quand une vitre est brisée, il est préférable pour stopper le processus de remplacer la vitre, avant qu’une deuxième soit cassée, puis une troisième... Dans le conte d’Andersen, « Les habits neufs de l’Empereur », c’est un enfant qui, parce qu’il est naïf, met les pieds dans le plat et dévoile ce que personne n’a vu, que le roi est nu. Comme la Gardienne Punaise du jeu « Mito » ou l’enfant du conte d’Andersen, il faudrait pouvoir révéler tricheries et fraudes à temps, avant qu’elles n’échappent au contrôle.

Références


1 | Vitrac R, « Francis Picabia évêque », Le Journal du peuple, 9 juin 1923 (repris dans : Picabia F, Écrits, Belfond, 1978, t. II, 123).
2 | Pinker S, Comment fonctionne l’esprit, Odile Jacob, 2000.
3 | Mayer N, « Quand les gorilles se mettent à tricher », Futura Planète, 06 décembre 2018. Sur futura-sciences.com
4 | Call J, Tomasello M, “Does the chimpanzee have a theory of mind ? 30 years later”, Trends Cogn Sci, 2008, 12 :187-91.
5 | Legrain L, « Théorie de l’esprit et communication chez les primates non-humains », Revue de primatologie, mai 2013,
6 | Ariely D, Toute la vérité (ou presque) sur la malhonnêteté. Comment on ment à tout le monde, à commencer par soi-même, Harmonia Mundi, 2017.
7 | Mazar N et al.,“The Dishonesty of Honest People : A Theory of Self-Concept Maintenance”, J Market Res, 2008, 45 :633-44.
8 | Play RTS, « Dans la tête… d’un tricheur », documentaire, 31 janvier 2018. Sur rts.ch/play/tv/magazine/video
9 | Poincaré H, « La morale et la science », Foi et Vie, 1910, 11 :323-9. Repris in Poincaré H, Dernières pensées, Flammarion, 1913, 32-47. Sur Gallica.bnf.fr
10 | Fagot-Largeault A, « Petites et grandes fraudes scientifiques : Le poids de la compétition », in : La mondialisation de la recherche : Compétition, coopérations, restructurations, Collège de France, 2011. Sur books.openedition.org
11 | Maisonneuve H, « 30 (voire 150) articles sur des données inventées ! La Hollande après l’Allemagne », blog Rédaction médicale. Sur redactionmedicale.fr
12 | Ramunni G, « La fraude scientifique. La réponse de la communauté », La revue pour l’histoire du CNRS, 2003. Sur journals.openedition.org
13 | Maisonneuve H, « Peut-on croire les publications scientifiques ? Biais et embellissements polluent la science », SPS n° 318, octobre 2016. Sur afis.org
14 | Chevassus-au-Louis N, Malscience. De la fraude dans les labos, Seuil, 2016.
15 | Krivine JP, note de lecture de Malscience, De la fraude dans les labos, janvier 2017. Sur afis.org
16 | Wilson JQ, Kelling GL, “Broken windows, Critical issues in policing, Contemporary readings”, The Atlantic Montlhly, 1982. Sur theatlantic.com