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Tous croyants !

Publié en ligne le 19 mars 2006 - Épistémologie -
par Didier Nordon - SPS n°270, décembre 2005

Un monde insaisissable

Le monde se dérobe à moi. Je n’en connais rien - ou si peu. Mille fois, j’ai été mis en déroute par des raisonnements trop savants ou trop subtils pour moi.
Mon savoir est une goutte d’eau dans la mer de ce que les hommes savent, laquelle à son tour est une goutte d’eau en comparaison avec l’océan de leurs ignorances. En outre, je suis loin de comprendre tout ce que je vois. Par exemple, l’étrangeté invraisemblable de l’être humain suscite en moi une perplexité constante. Je suis médusé par son intelligence phénoménale et sa bêtise révoltante, par sa cruauté effrayante et son dévouement inattendu. Comment, pourquoi, une espèce offrant tant de contradictions, tant de bizarreries, a-t-elle pu émerger ? Cela me dépasse. Je ne m’explique ni le monde, ni l’homme. Je suis donc incapable d’étayer sérieusement quelque conception générale que ce soit à leur sujet.

N’empêche : pour pouvoir orienter ma vie, il faut que je me fasse des idées générales, il faut que je me persuade que la vérité est de ce côté-ci plutôt que de celui-là. Sans ce genre de croyances, je ne réussirais pas à avoir d’opinions, je ne saurais me faire ni amis ni ennemis, je n’émergerais pas du magma : je ne pourrais tout simplement pas vivre ! Un homme dépourvu de croyances, cela n’existe pas. Croire qu’il n’y a rien dans l’au-delà est possible ; ne rien croire est impossible.

Selon moi, le monde n’est l’œuvre d’aucune volonté divine. Avant de dire cela, toutefois, je n’ai pas regardé partout et constaté qu’il n’y avait pas de divinité ; je n’ai pas non plus su élucider les mystères du monde en me passant de cette hypothèse. Simplement, je crois qu’il n’y a pas de divinité. Il s’agit là d’un acte de foi, c’est-à-dire d’une conviction qui contribue à structurer ma façon d’être et de penser mais qui excède de beaucoup ce que je suis capable de démontrer. C’est, à partir du peu que je connais, une extrapolation abusive.

Mythes et récit du Big-Bang à égalité

Décréter que n’existent ni les divinités adorées par, disons, les Egyptiens vivant sous Aménophis IV, ni celles adorées par les Chinois sous les Shang (2e millénaire avant notre ère), ni celles des Mayas de l’an 1000, ni celles de peuples dont j’ignore jusqu’au nom, ni celles qu’adoreront les Américains du XXXe siècle (s’il en existe encore...) : pareille attitude relève plus du culot que de la raison ! Sans rien savoir de ces civilisations, je considère a priori que leurs divinités sont des mythes institués pour expliquer le monde, lui attribuer un sens, se protéger de la peur, et qu’aucun de ces mythes, si je venais à le connaître, ne me paraîtrait croyable. Pour autant, je ne crois guère plus aux réponses rationnelles qu’on prétend apporter aux grandes énigmes. Par exemple, je suis sceptique devant tout récit des origines, y compris le Big-Bang, parce que je pense qu’un récit, qui s’étend sur quelques heures, ne peut pas rendre compte d’une histoire qui s’étend sur des milliards d’années : une compression aussi violente de la temporalité interdit d’atteindre à l’objectivité, et peut-être même à la simple pertinence.

Je crois, donc je suis

S’il est expéditif de rejeter des mythes dont j’ignore tout, rejeter des croyances professées près de moi pose également problème. Ceux qui croient en Dieu perçoivent des aspects que je ne perçois pas. Et j’ai scrupule à proclamer qu’ils ont tort, victimes d’illusions qu’ils sécrètent pour se préserver du désespoir. En vertu de quelle miraculeuse élection jouirais-je d’une intelligence du monde supérieure à la leur ? Par quelle grâce ferais-je partie d’une infime élite d’hommes qui voient juste, quoi qu’il doive leur en coûter, perdue dans la foule des hommes qui voient de travers ? Je veux bien être prétentieux, mais pas au point de m’accorder le droit d’estimer débiles ou illuminés ceux qui gobent des histoires que je juge insensées car, alors, je devrais estimer débiles ou illuminés l’immense majorité des hommes. Des civilisations sont nées, se sont épanouies, ont perduré, tout en se fondant sur des valeurs qui me sont étrangères ; le seul système connu de moi à s’être instauré sur un projet auquel j’aurais pu adhérer a engendré le totalitarisme soviétique. La sagesse m’impose donc de ne pas faire trop confiance à mon jugement et de rester sceptique à l’égard de mes propres croyances. Je suis plus attaché à ces dernières qu’aux faits prouvés, cependant, car ce sont elles qui me constituent. En tenant pour vrai un fait prouvé, je me montre raisonnable : c’est la moindre des choses. Et cela ne me distingue pas de mon voisin, supposé lui aussi raisonnable. Par contre, ce que je crois sans savoir le démontrer exprime ma personnalité. C’est donc à cela que je tiens le plus.

Une quête vaine parce que mouvante

Continuons alors à décrire quelques-unes de mes croyances. Je crois que l’humanité n’atteindra jamais la stabilité. Au fur et à mesure que de nouvelles générations monteront, elles critiqueront les générations passées, et de nouvelles conceptions naîtront perpétuellement. Au cours du temps, ce qui passera pour le bon point de vue sur tel ou tel problème, tel ou tel phénomène, changera, comme cela a toujours changé. Par exemple, nous pensons que les lois de la physique sont essentiellement discontinues, le XVIIIe siècle pensait qu’elles étaient continues. Même les mathématiques, que le public tient pour intangibles, sont, en réalité, constamment revisitées. Le théorème de Pythagore n’a plus la signification métaphysique qu’il avait pour les Grecs. Anciens ou récents, les théorèmes ne cessent de recevoir des éclairages nouveaux, car les mathématiques sont prises dans le mouvement de la pensée ; leurs idées évoluent, donc aussi leur façon d’interpréter les résultats. En aucun domaine, je crois, nos explications ne sont le fin mot de la compréhension des choses. Tôt ou tard, à leur tour, elles paraîtront irrecevables, sinon naïves.

On ne pourra donc jamais prévoir l’avenir (je fais là une prévision !), car l’imagination des hommes, leurs facultés de réaction et de création, leur esprit critique, leur insatisfaction chronique, ne s’éteindront jamais. Un tel phénomène est à la fois décourageant et merveilleux. Décourageant, parce qu’il signifie qu’espérer accéder au « bon point de vue » est déraisonnable. Nous sommes pris dans un air du temps qui nous façonne et nous empêche d’énoncer quelque absolu que ce soit. Croire en Dieu n’a rien d’absolu, puisque l’image que les hommes se font de Dieu change au fil des siècles. Pour cette même raison, nier l’existence de Dieu n’a rien non plus d’absolu. Nous ne pouvons pas penser librement mais, au mieux, nous libérer à grand-peine de quelques conditionnements, tout en en léguant à la génération suivante. Toute compréhension contient sa part obligée d’illusion. Aucun acquis n’est définitif.

Évolutif, changeant, donc toujours neuf

Mais la création continue d’idées nouvelles a également un aspect merveilleux. Si vieux soit-il, le monde reste neuf. Depuis des millions d’années que dure l’espèce humaine, elle a expérimenté une variété ahurissante de possibilités, inventant à l’infini des mœurs, des types de société, des formes artistiques, des démarches intellectuelles... Pourtant, le gisement semble encore aussi vaste qu’au premier jour. Indéfiniment, de nouvelles idées se présentent et prennent la relève des anciennes. Les idées sont une matière première qu’on peut gaspiller sans crainte : le stock est inépuisable. Même l’homme le plus banal conserve une part irréductible d’originalité. Chaque fois que naît un enfant surgit du nouveau. D’où provient ce jaillissement d’inventivité intarissable ? C’est un mystère dont je doute qu’on sache un jour l’éclaircir.

Une connaissance capitale, pourtant refusée

Je crois aussi que l’homme n’est pas fait que de chair. Il y a autre chose en lui. Qu’on appelle cette autre chose conscience, esprit, âme, souffle vital, intelligence, ou autrement encore, importe peu ; qu’on parvienne un jour, ou non, à expliquer cette conscience (appelons-la ainsi) par les propriétés matérielles du cerveau n’importe guère non plus : l’essentiel est que l’homme ne se réduit sûrement pas aux quelques dizaines de kilos qui composent son corps physique. Eh bien, je crois qu’on ne saura jamais de manière scientifique ce qu’il advient de la conscience d’un individu après sa mort. J’incline à croire qu’il n’en advient rien, mais je crois très fermement que jamais on ne pourra le démontrer. Pas plus qu’on ne pourra démontrer qu’il en advient quelque chose.

Or il ne s’agit pas d’un détail ! Cette ignorance nous hante, empoisonne nos vies, nourrit nos lâchetés. Elle imprègne l’histoire de l’humanité, suscitant des bâtisseurs d’empires « éternels », des auteurs d’œuvres « immortelles », des zélateurs de la « vérité révélée »... Savoir ce qui nous arrive après la mort serait une connaissance capitale, auprès de laquelle l’ensemble de notre savoir n’est que pitoyable broutille. Sans que je comprenne le pourquoi d’un tel refus, je crois que cette connaissance-là nous sera toujours refusée, c’est-à-dire que la science ne nous délivrera pas de la peur. « La nature règne sur tout, sauf sur la peur qu’elle inspire ». Les attitudes irrationnelles (réactions devant ce mystère terrible) dureront donc aussi longtemps que l’humanité. La peur de la mort elle-même ayant quelque chose d’irrationnel : pourquoi craindre un événement obligatoire et dont nous ne savons rien ?

Si le monde n’a pas de sens, d’où vient que tant d’hommes éprouvent le désir éperdu de lui en trouver un ? Quelle étrange inadaptation leur désir traduit-il ? Si le monde a un sens, pourquoi celui-ci reste-t-il hors de portée de la science ? Je crois que la science ne peut ni nous enseigner le sens du monde ni prouver qu’il n’en a pas. On n’en finira donc jamais avec les spéculations métaphysiques, y compris les plus hasardeuses. Les dieux, dit-on, sont des figures que les hommes donnent à leurs angoisses. En ce cas, je ne crois en aucun dieu, mais je les crains tous.

Publié dans le n° 270 de la revue


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