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Quand Albert devient Einstein

Publié en ligne le 10 novembre 2017
Quand Albert devient Einstein
Christian Bracco
CNRS Éditions, 2017, 232 pages, 22 €

CNRS Éditions vient de publier un livre de Christian Bracco, maître de conférences à l’université de Nice Sophia-Antipolis et chercheur en histoire de l’astronomie à l’Observatoire de Paris. Comme l’indique son titre, Quand Albert devient Einstein, cet ouvrage se propose d’élucider l’extraordinaire métamorphose d’un obscur expert au bureau des brevets de Berne devenu le savant le plus réputé du XXe siècle. Cette célébrité advint brusquement en 1905 quand, en quelques mois, il envoie plusieurs articles à la prestigieuse revue Annalen der Physik. En mars de cette année, Einstein postule l’existence des quanta d’énergie lumineuse (les futurs photons) et ressuscite la théorie de la nature corpusculaire de la lumière, que les savants avaient enterrée depuis presque deux siècles. Fin avril, il soutient une brillante thèse sur la détermination de la taille des molécules. En juin, c’est son fameux article sur l’électrodynamique des corps en mouvement qui bouleverse les notions d’espace et de temps absolus, concepts profondément enracinés dans l’esprit humain. En septembre, il formule la célèbre relation E = mc². Et finalement, en décembre, il étudie le mouvement brownien.

Cette formidable succession d’exploits suscite jusqu’à nos jours l’étonnement et l’admiration. En 2005, John Stachel célébra le centenaire de cette prouesse en parlant d’« année miraculeuse ». Mais Christian Bracco trouve cette expression embarrassante : « la notion de miracle est aussi étrangère au registre du scientifique qu’à celui de l’historien des sciences et son emploi traduit aussi l’absence d’éléments précis permettant d’apprécier la genèse des idées d’Albert » (p. 8). Et il poursuit ainsi : « Les idées qui se concrétisent si admirablement en 1905 ont certainement une histoire ancienne, comme le laissent entendre les rares et vagues souvenirs qu’il [Einstein] a laissés » (p. 9).

Les publications scientifiques d’Einstein d’avant 1905 sont sans doute rares. C’était un homme cultivé, certes, mais ordinaire, en marge du milieu académique, éloigné du magistère universitaire, de la recherche et des laboratoires. Dès lors, si l’historien veut suivre sa trace et appréhender sa formation intellectuelle, il est contraint de fouiller dans sa correspondance privée. C’est ce que fait Christian Bracco en privilégiant deux témoins : une mathématicienne très douée, Mileva Maric, collègue d’Einstein à l’École polytechnique de Zurich, qu’il épouse en 1903 ; et Michele Besso, personnalité éclectique et scientifique de haut vol, formée également à l’École polytechnique de Zurich. Ce dernier, qu’Einstein remercia dans un article de 1905 pour son « soutien » et sa « stimulation précieuse », sera l’ami fidèle d’une vie entière, un collaborateur et un confident.

En 1894, la famille d’Einstein émigre d’Allemagne vers l’Italie. Le pays d’accueil, récemment unifié, est en pleine industrialisation. Son père et son oncle fondent à Milan une entreprise d’électrotechnique destinée à contribuer à l’électrification des villes, synonyme de progrès et de confort. Très naturellement, Christian Bracco retrace le contexte politique et industriel italien, qui est également celui de la maturation de notre héros. Le récit débute un siècle plus tôt avec la campagne d’Italie de Napoléon et se prolonge jusqu’à la victoire de Victor-Emmanuel II, Cavour, Garibaldi… Si ce rappel historique semble long, il n’en reste pas moins utile. Cette immersion dans un passé lointain se justifie par la fondation, en 1797, de l’Institut Lombard, l’Académie des sciences et des lettres de Milan. Il faut remercier Christian Bracco d’avoir si bien mentionné cette institution (créée sur le modèle de l’Institut de France) qui assurait la liaison entre les milieux universitaires, artistiques et industriels.

Après ce premier chapitre – et toujours pour mettre en évidence l’ambiance dans laquelle vivait Einstein – l’auteur dédie trois chapitres aux thèmes suivants : le contexte électrotechnique international, le rôle des proches de Michele Besso dans l’industrialisation italienne (on y trouve d’excellents résumés biographiques concernant d’éminents membres de sa famille, impliqués dans la politique et dans l’industrie) et, enfin, l’environnement d’Einstein à Pavie (l’auteur y dresse quelques biographies de personnages scientifiques peu connus). C’est au cinquième et avant-dernier chapitre que l’on commence à exploiter les correspondances de Maric et de Besso. Dans ses échanges avec ces protagonistes apparaissent effectivement quelques réflexions hésitantes d’Einstein. Il n’y figure rien d’extraordinaire. L’étonnant serait plutôt qu’Einstein ait découvert ses théories d’un seul trait.

Christian Bracco nous montre également l’importance, dans les questionnements d’Einstein, de la philosophie d’Ernst Mach qui, nous le savons, jouissait d’un grand prestige dans les milieux cultivés, depuis les artistes jusqu’aux scientifiques, en passant par les politiques. Pour preuve, Lénine, fondateur du Parti bolchevique et de l’Union soviétique, ne l’a-t-il pas combattu, en 1908, dans Matérialisme et empiriocriticisme ? Quoi qu’il en soit, lors d’une confidence à Carl Seelig, Einstein avait publiquement reconnu cette influence en disant qu’il « rencontrait régulièrement le soir à Berne », en 1902, « K.[onrad] Habicht et [Maurice] Solovine pour discuter et lire la philosophie… La lecture de [David] Hume, [Henri] Poincaré et [Ernst] Mach a eu une grande influence sur mon développement » (cité par Abraham Pais, Subtle is the Lord : The Science and the life of Albert Einstein, Oxford University Press, 1982, p. 133). Très probablement, Einstein a surtout été séduit par la désacralisation machienne de l’espace et du temps absolus.

Pour résumer, le livre de Christian Bracco est très bien écrit ; fruit d’une recherche sérieuse et approfondie, il fourmille d’informations sur Einstein et sur les milieux scientifiques et industriels italiens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ; il s’adresse à un public intéressé et devrait figurer dans toutes les bibliothèques universitaires.