Accueil / Matérialisme et rationalisme

Matérialisme et rationalisme

Publié en ligne le 20 novembre 2006 - Épistémologie -
par Bernard d’Espagnat - SPS n° 272, mai 2006
Le matérialisme fait débat, il ne fait pas « barrage »

Le texte de Bernard d’Espagnat est une réponse à l’article d’Alexandre Hendoir, qui lui, se faisait l’écho d’un colloque organisé par l’UIP. Alexandre Hendoir y dénonçait la connivence des scientifiques invités à ce colloque avec la métaphysique, voire la religion.

Dans sa réponse, Bernard d’Espagnat s’aventure à accuser les matérialistes comme Hendoir de vouloir « faire barrage aux activités des personnes, scientifiques compris, qui font connaître les réserves que peut susciter le matérialisme ».

Nous souhaitons réfuter cette accusation. Quelle que soit la virulence des propos, et si dérangeante soit la polémique, elle ne permet pas de faire « barrage aux activités » de qui que ce soit, ce qui semblerait très grave. Elle permet juste de lancer des critiques, d’établir un débat, ce qui n’apparaîtra malsain à personne. Nos colonnes se sont d’ailleurs ouvertes ce mois-ci à Bernard d’Espagnat comme une preuve de notre volonté de libre circulation des idées. C’est animée du même esprit que la controverse se poursuivra avec une réaction de l’AFIS dans un prochain numéro.

La revue Science et pseudo-sciences a récemment publié sous la plume d’Alexandre Hendoir 1 la critique – au style étrangement polémique et accusateur – d’un colloque qui s’est tenu à la Sorbonne le 25 mai 2005, intitulé « Science et quête de sens » et qui faisait suite à la parution d’un livre éponyme 2 comportant un article du présent auteur. L’expression même de « croisade contre le matérialisme », utilisée par Alexandre Hendoir pour désigner le contenu, scandaleux à ses yeux, du livre en question, révèle l’ambiance intellectuelle dans laquelle sa critique a été conçue. En fait, celle-ci s’inscrit dans tout un ensemble de démarches, par livres ou articles, visant à décrédibiliser a priori les scientifiques qui n’adhèrent pas à la conception matérialiste du monde et à faire barrage aux activités des personnes, scientifiques compris, qui font connaître les réserves que peut susciter le matérialisme même sur le plan scientifique. Dans cet esprit, les activités en question sont explicitement présentées comme ne pouvant que relever d’un obscurantisme radical.

Le fait qu’une condamnation à ce point péremptoire y soit formulée montre qu’au fondement de toutes ces critiques – et de celle de Hendoir au premier chef – se trouve une bien regrettable confusion, surprenante de la part de personnes instruites. Celle qui consiste à réduire le rationalisme au matérialisme. Je le déplore et m’en étonne car j’ai pour ma part nombre de collègues matérialistes, dont je ne partage pas la philosophie générale mais que, pour autant, je suis bien loin d’accuser, moi, d’obscurantisme. De fait, l’expérience m’a appris combien de telles questions sont délicates. Notre savoir à tous, tant que nous sommes, est inévitablement incomplet. Or je vois très bien que les données scientifiques les plus courantes (et même, dans certains domaines, les connaissances les plus élaborées) paraissent plaider vigoureusement en faveur du matérialisme. Et je comprends sans peine que celles (fondamentales !) qui, à mon sens, font pencher la balance dans l’autre sens ne soient pas familières à certains collègues, ou qu’ils n’aient pas eu l’occasion de suffisamment les approfondir. Je m’efforce, à l’occasion, de les leur faire percevoir et participe de bon gré à tout échange de vues à ce sujet. Je regrette infiniment que nombre de matérialistes – et l’auteur de l’article en particulier – aient l’attitude opposée et ne nourrissent a priori, à l’égard de ceux qui ne partagent pas leurs vues, que des soupçons d’ignorance crasse ou de mauvaise foi délibérée. Ici, toutefois, mon propos principal n’est pas de prendre la défense des personnes que, selon moi, l’auteur en question calomnie et encore moins de fulminer des anathèmes envers quiconque. Il est d’aborder la question de fond.

À cet égard, ce qu’il faut noter en premier, c’est que les matérialistes dont il s’agit soutiennent, ou plutôt posent, à titre d’évidence préalable à toute discussion (et ils sont en cela rejoints par certains non-matérialistes), l’assertion selon laquelle le matérialisme serait un principe méthodologique de la science (au singulier) ; ce qui signifie que le développement de celle-ci nécessite, dans toutes ses branches, une approche matérialiste. (Corrélativement ils laissent – témérairement ! – entendre que ce prétendu « fait », à supposer qu’il soit exact, démontrerait l’inanité, d’une part de toute quête spiritualiste ou religieuse et d’autre part, finalement, de toute remise en cause, sur la base des données scientifiques actuelles, de la philosophie scientiste). Mon propos est au premier chef d’établir que l’assertion dont il s’agit est de facto fausse. Accessoirement il sera aussi d’évoquer les raisons scientifiques – trop complexes pour être résumées ici – qui font que, en définitive, le matérialisme scientiste paraît, à beaucoup de scientifiques de par le monde, être réfuté.

De fait, dans le domaine de la physique, la vérité de ce qu’ici j’avance est manifeste. On peut très bien ne pas être d’accord avec la philosophie de Niels Bohr. Il n’en est pas moins factuellement vrai que Bohr et ses élèves furent à l’origine des développements de la physique du XXe siècle qui se sont avérés, en tous domaines, les plus féconds. Aucun physicien ne niera ce fait historique. Or, selon Bohr, un instrument de mesure doit être considéré comme obéissant à la physique classique (par opposition à « quantique »), non du tout en vertu de ses propriétés physiques mais seulement en raison du fait qu’il nous sert, à nous, d’instrument. De plus, alors que le choix (humain) de cet instrument et de son usage définit les conditions expérimentales, ces conditions elles-mêmes sont, selon Bohr « un élément inhérent à la description de tout phénomène auquel le terme de “réalité physique” peut être attaché » 3. À moins de renverser le sens du mot « matérialisme », il est impossible de considérer comme matérialiste, même sur le seul plan méthodologique, une conception de ce genre, selon laquelle, comme on le voit, en tant qu’objet de science, la « réalité physique » apparaît comme indissociable de l’action humaine, n’est, fondamentalement, qu’une synthèse de l’expérience humaine communicable, et où, par conséquent, la recherche, dans le cadre de son activité propre, écarte délibérément toute référence à une sous-jacente « réalité physique en soi ». Il faut en dire autant des vues de Heisenberg, de Pauli, de Born, bref de la majorité des grands artisans de la physique de notre temps. Ils ont pris pour assise conceptuelle de leur recherche, non du tout le matérialisme mais bien, tout au contraire, un certain pragmatisme philosophique, assez voisin du conventionnalisme d’Henri Poincaré et dans lequel la conception matérialiste est vue comme une « métaphysique », plausible aux yeux de certains mais de toute façon externe à la science.

Ceci ne touche certes que la physique. Dans la plupart des autres sciences, le matérialisme reste un cadre de pensée fécond et pratiquement indispensable. Mais que prouve cette remarque ? À l’évidence, il suffit qu’une assertion telle que celle ici discutée soit trouvée fausse dans une discipline particulière pour qu’elle ne puisse être présentée comme un grand principe général. A fortiori ceci est-il vrai lorsque – ironie du sort ! – la discipline en question est justement celle, la physique, à laquelle nombre de matérialistes pensent ramener, finalement, les autres sciences. Au reste, et plus généralement, l’histoire montre assez la fragilité de l’argument consistant à dire d’une conception qui, à l’époque où l’on se trouve, s’avère « marcher » admirablement que, « par conséquent », elle est vraie. Nous savons tous que la théorie newtonienne de la gravitation « marche » excellemment dans pratiquement tous les domaines relevant de l’astronomie classique de position, qu’elle a été, pour cette raison tenue durant plusieurs siècles pour le paradigme du vrai… et que cependant elle est maintenant supplantée par une théorie, la relativité générale, fondée sur des idées radicalement différentes (la courbure de l’espace-temps y remplace la force de gravitation). Nul, évidemment, ne reprochera aux ingénieurs de la NASA de continuer à l’utiliser en tant que « principe méthodologique » pour le calcul des trajectoires des satellites mais nul non plus ne s’avisera de tirer de cette pratique des conclusions d’ordre conceptuel.

Relativité et physique newtonienne sont deux théories appartenant à une même discipline et, de ce fait, connaître l’une et l’autre ne nécessite pas un effort trop grand. Dans le cas qui, ici, nous intéresse, l’effort à fournir pour se faire une opinion juste est, j’en conviens, nettement plus considérable car il faut pour cela penser la science dans son ensemble. Il n’en est pas moins vrai que la problématique est la même ici et là ; et que, à l’instar de l’ingénieur de la NASA initié à la relativité, le géologue, ou le biologiste ou etc., qui aurait une connaissance approfondie, outre de sa discipline propre, de la physique quantique et de ses problèmes conceptuels, n’édifierait certainement pas sa conception du réel sur le simple fait que, dans sa discipline particulière, les concepts de base du matérialisme sont un bon outil de travail. Au reste, les méthodes sont affaire d’opportunité, d’ingéniosité, bref de circonstances et de qualités qui relèvent du fonctionnement de l’esprit. Qu’elles soient générales ou non, en faire nos référents ultimes reviendrait à ériger l’esprit en fondement de ce qui est… ce qui n’est pas exactement le but visé par le matérialiste ! Il en résulte que même si l’adoption d’un matérialisme méthodologique était en tout domaine une condition nécessaire de l’avancement de la science (ce qui, nous l’avons vu, n’est pas le cas) on ne pourrait pas en conclure qu’en tant que description du monde le matérialisme est vrai.

Reste, bien sûr, la question de fond. Les découvertes de la physique contemporaine réfutent-elles les extrapolations matérialistes des données de la science classique avancées, jadis, par certains et sur lesquelles beaucoup de nos contemporains vivent encore ? Et si oui, comment corriger de telles extrapolations sans tomber dans autant de « dérives » symétriques et pareillement répréhensibles ? Malheureusement ce sont là (mais nul ne s’en étonnera !) deux domaines de recherche fort difficiles, le second l’étant d’autant plus qu’il déborde du cadre de la science proprement dite. Que l’on puisse s’y fourvoyer, que certains, de fait, s’y fourvoient, cela est hélas vrai ; qui le niera ? Rappelons-nous seulement que même la science s’est construite par fourvoiements successifs petit à petit rectifiés, et qu’interdire toute spéculation serait se condamner à la stérilité. Et gardons aussi en mémoire qu’il est, même en ces domaines frontières, des données sûres. Rappelons simplement à cet égard l’immense découverte qui a nom non-localité : toute conception du réel en soi qui le réduirait à des particules localisées liées par des forces décroissant avec la distance est contredite par les données de l’expérience. C’est là, on l’avouera, un changement radical relativement à la vulgate du matérialisme atomistique. Allégoriquement on peut dire que, dans les murs de l’étroite cellule conceptuelle où celui-ci nous enfermait, la recherche contemporaine – par des voies totalement rationnelles et rigoureuses – se trouve avoir ouvert comme une fenêtre. Mais attention : je ne dis pas – ce serait faux ! – qu’elle décrit le paysage sur lequel donne cette fenêtre. Peut-être est-ce là l’affaire de la philosophie, discipline qui – comme André Comte-Sponville l’a si pertinemment écrit – est l’art de « penser plus loin qu’on ne sait ». Toujours est-il que les personnes que je considère comme obscurantistes sont celles qui, murées dans le confort de vieilles « certitudes », font abstraction de ces déconcertantes mais essentielles vérités ; et que je me déclare solidaire de celles – peu nombreuses et parfois cibles des premières ! – qui, à l’inverse, les font connaître.

À lire ou à consulter

Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, Folio/Essais, Gallimard, 1991
Werner Heisenberg, La partie et le tout, le monde de la physique atomique, Albin Michel, 1972
Hervé Zwirn, Les limites de la connaissance, Éditions Odile Jacob, 2000
Bernard d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, Fayard, 2002

1 Alexandre Hendoir., La croisade de l’UIP contre le matérialisme, Science et pseudo-sciences n° 268, Juillet-Août 2005, page 18.

2 Science et quête de sens, dir. Jean Staune, Presses de la Renaissance, 2005.

3 Niels Bohr, Physical Review 48, p. 696 (1935)

Publié dans le n° 272 de la revue


Partager cet article