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Les sciences désenchantent-elles le monde ?

Publié en ligne le 9 août 2010 - Épistémologie -
par Fabrice Neyret - SPS n° 290, avril 2010

Certains se méprennent parfois sur le sens de la maxime zététique proposée par Henri Broch 1 « le droit au rêve a pour pendant le devoir de vigilance  », accusant sceptiques et scientifiques d’être des « briseurs de rêves ». Cette maxime reconnaît, justement, le plein droit au rêve : si d’humeur vagabonde il nous plaît de reconnaître des animaux dans les nuages, un visage sur la Lune ou sur mon pain grillé, si jouer avec l’idée d’extraterrestres en visite ou de constructions martiennes titille notre imagination, ou celle de votre enfant le soir lorsque vous lui contez une légende envoûtante, si lire notre horoscope (ou mieux, celle du patron honni) nous amuse, relever une coïncidence nous inspire, ou un jeu de mots, ou une association d’idées, si la musique ou la couleur d’une œuvre nous emporte, grand bien nous fasse ! S’amuser, ressentir, créer, imaginer, s’émouvoir, sont des facultés humaines nobles, voire indispensables à une existence équilibrée.

Par contre, s’il s’agit de se forger une opinion, ou de nourrir une décision, qui aura des conséquences matérielles ou morales pour vous ou pour autrui, alors c’est tout autre chose : il est probable qu’alors vous souhaitiez vous prononcer en connaissance de cause, fondée autant que possible sur le « vrai », que votre choix se base ensuite sur l’intérêt, l’éthique, ou le ressenti. À moins que vous préfériez sciemment vous en remettre au hasard, mais, là aussi, en connaissance de cause. Dans tous les cas, il ne s’agit alors plus de rêve, mais bien de rationalité : pour que votre décision soit la vôtre, et non celle d’un rêve qui vous dirige... ou qu’on vous insuffle (à commencer par la publicité, qui aimerait bien nous enchanter à plein temps ! Mais les mouvements d’opinion peuvent parfois aussi assoupir notre entendement au nom de slogans, d’idéaux plaisants, ou de peurs).

Les croyances, les mythes, les us et coutumes, font partie de la culture, nationale, familiale, professionnelle, ou autre. Dans le monde pluri-identitaire qui est le nôtre, nous pouvons chacun composer les divers moments de notre journée avec les éléments des différentes cultures qui nous habitent, voire en jouer selon le contexte. Bien des personnes savent piocher entre les éléments traditionnels (par exemple pour l’alimentation, la musique, la littérature, les rituels familiaux voire religieux) ou modernes (santé, technologie, éducation scolaire…) de leurs cultures, et opter dans leur quotidien entre ce qui doit relever de la rationalité – inspirée par la connaissance scientifique – ou de la culture traditionnelle, si elles devaient entrer en contradiction. Quand elles optent pour le premier choix, ces personnes ne pensent pas que le monde en est désenchanté : elles font la part des choses entre ce qui relève dans tel contexte du récit culturel et de ce qui relève de la décision éclairée. Elles n’ont pas soudain renié leurs autres cultures et identités, qui leurs proposent autant de facettes pour vivre et apprécier le monde. Par contre, des personnes peu enclines à accepter que leurs « concitoyens culturels » arbitrent certaines décisions au détriment d’un concept ou précepte culturel (lié aux conceptions du monde et des origines, aux pratiques de santé, au comportement social, voire juste à une « recette de grand-mère », dicton ou croyance populaire), peuvent être tentées de jouer l’amalgame entre l’agression culturelle (le « désenchantement », le « brise-rêve ») et la prise de décision libre et éclairée. Comme si rêve et vigilance étaient incompatibles en un même individu, et devaient s’appliquer aux mêmes choses, aux mêmes situations !

Attention, il ne s’agit pas de prétendre, comme le font les relativistes, que tout se vaut, et qu’une vérité rationnelle et scientifique ne vaut pas plus qu’une autre : s’il s’agit de « dire le vrai » sur des phénomènes quantifiables, la science est la méthode la plus appropriée 2. Par contre s’il s’agit d’apprécier le monde qui nous entoure, d’éprouver, jauger et créer du beau ou de l’émouvant, alors oui, toutes les facettes cognitives dont est capable notre cerveau sont bonnes à prendre.

Par-dessus notre culture, notre famille, nos rêves d’enfants, nos ressentis, nos goûts et attirances, nos peurs et dégoûts, notre imaginaire, notre littérature, la connaissance scientifique apporte (indépendamment de ses réalisations opérationnelles) de nouveaux concepts, de nouveaux récits sur le monde qui nous entoure, sans ôter les précédents. Disposer de plus de vocabulaire, de plus de concepts, nous permet des pensées plus précises, et finalement une perception du monde plus riche : l’acuité est ainsi accrue pour les Inuits avec leurs nombreuses expressions pour qualifier la neige, pour les aborigènes d’Australie dont la dénomination des couleurs comporte des nuances supplémentaires (mais aussi d’autres en moins), et même s’agissant de la perception des douleurs internes pour l’Homme moderne qui a désormais connaissance de ses organes. Réciproquement, « quand on n’a qu’un marteau (conceptuel), tout ressemble à un clou » : l’inculture appauvrit l’imaginaire.

Bien que scientifique et passionné de culture scientifique, je continue à être touché par la beauté de la nature, d’une fleur, d’un arbre, d’un nuage, d’une montagne, d’un ruisseau. Mais je dispose d’« yeux » supplémentaires, « ouverts » par la biologie végétale, la géologie, l’aérologie et la mécanique des fluides, la physique, la géométrie, la morphogénèse, qui me rendent capable de « lire », voir, bien d’autres aspects auxquels je serais autrement aveugle : des aspects de structure, d’organisations, de mouvements, de ressemblances et dissemblances, de temporalités, d’analogies, d’actions invisibles en train de se dérouler lentement, de relations de voisinage, d’inscriptions dans une histoire de l’objet observé, de son contexte, de sa ou ses famille(s). Grâce à la culture scientifique, je dispose d’énormément d’autres façons de voir et ressentir la nature et de la trouver belle, sans avoir rien perdu des autres. Et une culture en littérature, en poésie ou en peinture, une pratique du dessin, m’apporteraient elles aussi autant d’« yeux » supplémentaires.

Au-delà des concepts, les instruments scientifiques nous ont fait découvrir l’extraordinaire vision de l’intérieur du corps, à toutes les échelles, et l’extraordinaire vision de l’Univers, notre galaxie et ses nébuleuses, les autres galaxies si semblables et différentes, et la mousse de l’univers lui-même, alors qu’il y a quelques décennies à peine nous n’avions connaissance que d’une soupe d’étoiles, ignorions la dérive des continents, l’ADN support de l’évolution et de l’apparentement. La science a fait tomber les mythes de la Création (sans nous priver de leurs récits littéraires), et les préjugés sur la nature et la place du « Blanc », de l’Homme, de la vie, de notre habitat. Mais en échange, elle nous a appris que nous sommes enfants de supernovae, parents de toutes les espèces terrestres – voire des cailloux –, elle a renouvelé, par les connaissances nouvelles inimaginables, toutes les questions philosophiques sur la vie, l’univers, la nature de la matière, de l’espace et du temps, nous offrant une profusion de matière à penser, mais aussi à imaginer, à rêver. Donc, loin de désenchanter, la culture, la connaissance, et notamment les nombreux pans de la connaissance scientifique, permettent au contraire d’enchanter davantage le monde !

1 Dans Le Paranormal, Seuil, 1985. D’autres sont listées ici.

Publié dans le n° 290 de la revue


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