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Publish or perish : effet secondaire

La science conservatrice

Publié en ligne le 26 juillet 2010 - Épistémologie -

Les exemples ne manquent pas dans l’histoire des sciences de grands esprits qui, toute leur vie, durent lutter – parfois en vain – pour faire connaître une idée nouvelle et par la suite considérée comme juste.

Ce fait est souvent invoqué comme une preuve de dysfonctionnement de la science, ou du moins du système de la science – c’est-à-dire de la science réelle telle qu’elle se pratique. Pour le dire simplement : il semble que la communauté scientifique soit, par principe, opposée à toute nouveauté, à l’inverse de ce qu’elle proclame haut et fort.

Frege et Semmelweis

Gottlob Frege (1848-1925) est aujourd’hui considéré comme le père fondateur de la logique formelle. Seul George Boole (1 81 5-1 864) est à même de lui disputer ce titre. Les logiciens reconnaissent en Frege un visionnaire qui a permis des avancées majeures.

Pourtant, la presque totalité des articles techniques écrits par Frege furent refusés en son temps, et ceux qui furent finalement publiés n’eurent que peu d’écho. On avance comme explication de ce phénomène le style assez difficile à suivre de Frege… mais le conservatisme et le désintérêt pour la nouveauté en science y sont également pour beaucoup.

Ignace Philippe Semmelweis (1818-1865) était médecin hospitalier. À son époque, de nombreuses femmes mouraient, après leur accouchement, à la suite de fièvres puerpérales. Le taux de mortalité était par exemple de 13 % dans un des services où Semmelweis exerçait. Comparant les statistiques de plusieurs services, le médecin finit par comprendre que l’hygiène était la clé. Grâce à la mise en place d’une antisepsie minimale (lavage des mains à l’hypochlorite de calcium), il réussit à diviser par 5 la mortalité des jeunes mères. Deux articles présentant ces résultats furent publiés par Ferdinand von Hebra.

L’hygiène prônée par Semmelweis n’avait aucune raison d’être selon les doctrines médicales de l’époque, qui supposaient que les maladies provenaient de l’air ou résultaient d’un mauvais équilibre entre les « humeurs ». Malgré les preuves expérimentales, le procédé préconisé par Semmelweis ne reçut de ce fait qu’un écho minime. Des milliers de vies auraient pu être sauvées sans l’aveuglement scientifique des médecins.

Semmelweis fut interné à la fin de sa vie, suite à une dépression sévère, dont on peut penser qu’elle résulte du mépris de la communauté scientifique à son égard, cause directe de morts évitables.

Gottlob Frege et Ignace Philippe Semmelweis ne sont que deux exemples parmi des kyrielles de scientifiques qui subirent de plein fouet les tristes effets du conservatisme scientifique.

Les cas de Frege, Semmelweis, et de nombreux autres sont-ils isolés, ou bien au contraire sont-ils la norme des inventeurs imaginatifs ? Il existe de nombreux scientifiques reconnus comme révolutionnaires qui n’eurent pas à pâtir trop violemment du conservatisme, comme Einstein en physique ou (peut-être) Grothendieck en mathématiques. La loi qui veut qu’un scientifique révolutionnaire soit rejeté, ou qu’une théorie nouvelle n’arrive pas à percer l’écran des publications scientifiques n’est donc pas universelle… Force est pourtant de reconnaître que le fonctionnement de la science est tel qu’il freine l’innovation théorique, au moins dans certains cas. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce phénomène.

L’affaire des météorites

En 1794 parut pour la première fois, sous la plume d’un physicien allemand, Ernst Florens Chladni, l’idée que les météorites étaient d’origine extra-terrestre. Les témoignages, pourtant, fleurissaient depuis bien longtemps, et des paysans avaient plusieurs fois alerté des membres de la communauté scientifique sur ces pierres tombées du ciel. Leurs témoignages ne reçurent, pendant plusieurs décennies, que rires moqueurs en guise de réponse.
Après la parution de Chladni, il fallut encore attendre près de 10 ans avant que l’assourdissant mépris de la communauté scientifique, pour qui la théorie extra-terrestre était un doux délire, ne se brise enfin, petit à petit, suite notamment aux travaux du physicien français Jean-Baptiste Biot.
Là encore, le conservatisme (et, sans doute, la suffisance) des scientifiques eurent pour effet le rejet d’une idée qui paraît aujourd’hui évidente à tous.

Scepticisme et ce qui s’ensuit

L’art délicat du doute que pratiquent habituellement les scientifiques conduit à se méfier de toute nouveauté : si une théorie contredit celle en cours, on lui demandera des preuves très solides. Même en cas d’échec flagrant d’une théorie, les chercheurs préfèreront largement – pas seulement pour des raisons philosophiques, mais plus prosaïquement parce que c’est plus confortable pour eux – une version modifiée de la théorie en vogue, avec des aménagements idoines remédiant aux défauts constatés, plutôt qu’une toute nouvelle théorie difficile à saisir.

On peut illustrer cela par un exemple en sciences humaines. Un modèle ancien du développement de l’intelligence est celui de Piaget, qui prévoit une évolution en stades de développement, où l’enfant progresse par à-coups. Cette théorie possède des défauts profonds. Par exemple, elle prévoit que la progression logique dans les différents domaines (physique intuitive, logique abstraite, etc.) se fait de manière synchrone, selon les mêmes stades. Or, on constate qu’un même enfant peut changer de stade pour certains types de savoirs, mais pas pour d’autres, voire régresser à un stade antérieur. Autrement dit, le développement est désynchronisé entre les divers domaines. Pensez-vous qu’on adopta un point de vue radicalement différent de celui de Piaget ? Certains le firent, mais de nombreux chercheurs eurent l’idée d’aménager la théorie de Piaget. Pascual-Leone fut de ceux-là. Sa théorie néo-piagétienne implique un certain nombre de facteurs, qui s’accroît au fur et à mesure que sa théorie rencontre des achoppements. Finalement, le socle du modèle de Pascual-Leone est devenu au fil du temps d’une assez grande complexité, par ajustements successifs. Il est possible qu’un changement radical de point de vue ait pu donner un modèle bien plus simple et collant aussi bien à la réalité… qui eût donc été préférable. Mais nous ne le saurons pas tout de suite, puisque le doute que suscite un modèle radicalement nouveau est bien supérieur à celui que suscite un modèle « arrangé ».

Cet effet secondaire du scepticisme, qui conduit à s’accrocher à une théorie comme la moule au rocher (et à rejeter, du coup, les révolutions) tant qu’on n’a pas épuisé tout espoir d’aménagement est encore renforcé par la psychologie humaine. L’investissement dans un projet ou une théorie scientifique que constituent des années de travail et de recherche pousse à développer une sorte de croyance dépassant la seule raison, et à surestimer la portée de sa théorie.

La course à l’audimat scientifique

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De nos jours, les scientifiques sont évalués à peu près exclusivement sur le nombre d’articles de recherche qu’ils publient, et sur la qualité supposée – mesurée par un équivalent de l’audimat appelé facteur d’impact (impact factor) – des revues où ils publient. Une immense pression est donc exercée sur les chercheurs pour qu’ils cèdent à l’appel de la réussite à court terme. Des expressions fleurissent dans le milieu universitaire qui reflètent cet état de fait : les chercheurs parlent d’expériences ou d’articles « sexy », recommandent parfois aux jeunes collègues de déterminer la plus petite quantité publiable, puisque moins on divulgue d’information par article, plus on peut en publier. Le slogan publish or perish (publier ou mourir) a traversé l’Atlantique.

Les bonnes mœurs de publication interdisent normalement de publier deux fois la même « découverte ». Une stratégie utilisée par certains chercheurs est alors de publier d’abord une partie de leurs travaux seulement, pour présenter les travaux complets comme une nouveauté. Par exemple, on peut faire une expérience en psychologie sur un échantillon de 100 personnes, mais publier dans une petite revue des résultats portant seulement sur 50 sujets. On écrit ensuite un deuxième article présentant les travaux complets comme une réplication et une extension des premiers. Cela rajoute une ligne dans le CV, augmente les chances d’évolution, mais engorge les revues scientifiques, incapables dès lors de publier d’autres articles peut-être plus novateurs.

Pour l’énorme majorité, les revues scientifiques sont publiées par des sociétés privées à but lucratif. Leur intérêt principal est de vendre. Pour cela, elles doivent intéresser les chercheurs, qui les commanderont à leur établissement. Cette course au lectorat débouche inévitablement sur des stratégies commerciales qu’on imagine aisément. Il est certain que la qualité réelle des articles est importante, mais d’autres facteurs sont largement pris en compte par les éditeurs. Le plus évident est la forme de l’article. Le style de l’article (qui doit être plat et factuel), le plan (dans certains domaines quasiment imposé) et, bien entendu, l’orthographe, sont des éléments clés pour déterminer la probabilité de publication. Cela désavantage d’une part tous les chercheurs non anglophones, mais aussi de temps à autre des inventeurs doués, mais incapables de rédiger correctement.

Plus gênant, les « grands noms » de la recherche sont des appâts de choix. L’inventeur chanceux d’une théorie qui a réussi à percer est par exemple très largement avantagé pour publier un peu tout et n’importe quoi. En psychologie cognitive, l’économiste et psychologue Daniel Kahneman a par exemple lancé et porté avec son collègue Amos Tversky un immense programme de recherche sur les biais et heuristiques, autrement dit les erreurs systématiques de jugement ou de raisonnement. Du fait de la qualité indéniable de leurs travaux, ils sont vite devenus deux figures incontournables. Il fut alors impossible pour les chercheurs du domaine de ne pas lire leurs articles, si bien que toute revue publiant un article de Kahneman et Tversky était assurée d’être lue, et citée, deux critères qui intéressent les éditeurs. Certains articles tardifs de ces deux auteurs ne contiennent aucune nouveauté et ne font que répéter ce qu’ils avaient déjà communiqué précédemment. Ils sont néanmoins publiés, pour les raisons que nous venons de voir, dans les plus prestigieuses revues.

Peut-être plus grave pour l’avancée de la science, les thèmes nouveaux rendent les éditeurs frileux. Par la force des choses, les chercheurs sont spécialisés dans un domaine pointu. Même s’ils peuvent éprouver un certain attrait pour des thèmes différents du leur, ils sont peu portés à lire des articles complexes sur de tels thèmes. Un article totalement nouveau est donc risqué pour l’éditeur, qui préfère généralement s’en passer. La lecture d’une revue de psychologie comme Memory and Cognition est de ce point de vue édifiante. Alors que, comme toute revue de psychologie, elle refuse une énorme majorité des articles qui lui sont soumis (le taux de rejet en psychologie dépasse souvent 80 %), elle pullule véritablement de réplications d’expériences historiques maintes fois entreprises. Certes, ces réplications et leur publication ont un intérêt pour la science, mais leur apparition dans la revue se fait au détriment d’autres articles, dont certains présenteraient peut-être des points de vue novateurs.

Le dur métier de relecteur

Avant d’être accepté – ou rejeté – un article soumis à une revue scientifique passe par une procédure d’évaluation. Habituellement, l’éditeur reçoit le projet, et choisit un ou plusieurs relecteurs parmi des « experts », en fonction de leurs compétences. Au vu des rapports de ces relecteurs (et de bien d’autres facteurs, dont la notoriété des auteurs), l’éditeur décide ensuite de publier l’article, d’exiger des modifications, ou de le rejeter. Au niveau de l’expertise, plusieurs freins à l’innovation apparaissent à nouveau.

Le choix des relecteurs par l’éditeur est d’abord délicat. En général, l’éditeur se fonde sur le titre et le résumé de l’article. Il détermine ainsi, « à la louche », le thème abordé. Si vous envoyez un article sur un thème nouveau, les chances sont grandes que vous soyez relu par quelqu’un qui n’y connaît rien (et pour cause), à moins qu’on déniche un savant ayant creusé la question dans son coin… mais qui risque alors de voir d’un mauvais œil qu’un autre s’attribue la paternité du sujet. Un tel relecteur est dans une position délicate et adoptera facilement une attitude frileuse. N’étant pas capable de juger le fond, il ne voudra pas cautionner une théorie qu’il ne maîtrise pas. Comme les relecteurs ne sont pas payés – et que cette expertise n’est pas un critère d’avancement de carrière – ils sont peu enclins à effectuer un travail de découverte préliminaire pour comprendre vraiment votre projet.

D’autre part, un phénomène psychologique facile à comprendre est que l’on a tendance à exagérer les petites différences dans des domaines que l’on maîtrise, mais pas du tout dans ceux qu’on ne maîtrise pas. Une expérience sur la mémoire à court terme faite sur des enfants de 3 ans et la même réalisée sur des enfants de 4 ans pourraient par exemple sembler très différentes à un spécialiste de la psychologie du développement, du fait que dans son esprit les enfants de 3 et de 4 ans sont des sujets sans rien de commun. Mais pour un néophyte, ces deux expériences paraîtront franchement similaires.

Pour celui qui aborde un thème nouveau, et qui de ce fait est relu par un non-spécialiste de la question, le risque de donner l’impression de ne rien faire de nouveau est énorme. Le logicien Michel de Glas a ainsi, il y a quelques années, inventé dans un but de modélisation cognitive une théorie, la locologie, qui rappelle dans son principe la topologie (domaine mathématique qui s’occupe de formaliser la notion de proximité). Nombreux furent les relecteurs qui supposèrent que la locologie n’était rien d’autre qu’une forme de topologie particulière, et donc sans grande nouveauté. Pourtant, des années de recherche dans ce sens n’ont pas permis de montrer que la locologie puisse être identifiée à une topologie.

Ces différents effets se cumulent pour désavantager très nettement l’imagination révolutionnaire. Plusieurs collègues de sciences humaines donnent à ceux qui veulent publier les conseils suivants qui s’avèrent en pratique très utiles, mais également attristants pour un idéaliste :

  1. si vous avez une idée nouvelle, essayez toujours de faire croire qu’elle ne l’est pas, en la raccrochant à une autre théorie, si possible émanant d’un auteur fétiche de la revue où vous soumettez
  2. et dans l’idéal, ne cherchez pas d’idée à partir de rien : lisez les articles de la revue visée, et inventez un papier en fonction de ce qui est déjà publié.

On aimerait sans doute que l’article le plus facile à publier soit celui qui présente une théorie totalement nouvelle. Dans la pratique, l’article le plus facile à publier est celui qui répond à une question posée dans un article précédent, de préférence dans la même revue. Pour un mathématicien par exemple, l’idéal est de démontrer une conjecture (un résultat pressenti par un auteur, mais non prouvé) précédemment publiée, de fournir un contre-exemple, ou bien encore de montrer que toutes les hypothèses sont (ou ne sont pas) indispensables dans un théorème récent.

Un type d’article très compliqué à publier, et qui devrait être au contraire l’un des plus aisés, est celui qui critique ou réfute les bases d’une théorie existante. Un chercheur qui souhaite remettre en question la théorie d’un auteur connu sera probablement relu par cet auteur, un spécialiste de la question. Celui-ci aura bien du mal à accepter une remise en cause de ce qu’il défend. S’il est honnête et que la critique est véritablement fondée, il pourra tout de même donner son feu vert à la publication… mais il est vivement conseillé aux impétrants de laisser croire que la critique n’est que de surface.

Les lois de la presse et de la conversation

On imagine parfois que le système des revues scientifiques fonctionne comme une sorte d’encyclopédie géante où toute nouvelle théorie bien argumentée devrait pouvoir se faire rapidement une place. En réalité, le fonctionnement des publications scientifiques ressemble bien plus à un ensemble de conversations dans une soirée mondaine. Les jeux de pouvoir, les influences, l’élocution, les effets de groupes se font sentir exactement comme dans un pince-fesses. Dans la communauté scientifique, des groupes de chercheurs se forment qui discutent d’un thème particulier. Un nouveau venu qui viendrait critiquer l’avis commun d’un groupe se verrait évincé très rapidement.

À l’image de ce qui se passe dans les « salons où l’on cause », on ne peut pas discuter seul, et il faut donc soit trouver des gens ouverts à toute sorte de thèmes de discussion (très rares), soit prendre place dans un groupe déjà formé, ce qui ne peut se faire qu’en montrant patte blanche, c’est-à-dire en adoptant le point de vue majoritaire, au moins pour les fondements et au moins provisoirement. Les nouveautés scientifiques sont régulièrement et assez facilement publiées lorsqu’elles émanent d’une personne qui, dans le milieu considéré, a déjà prouvé qu’il était compétent et dans la norme. Un plan de carrière bien mené consiste ainsi à abonder dans le sens d’un courant dominant (main stream), pour asseoir sa notoriété. Dans un second temps seulement, on pourra se permettre de commettre la nouveauté et la critique fondamentale (les revues sont en revanche friandes de critiques de surface, qui font réfléchir sans remettre le fond en cause).

Une bonne raison tout de même

Par un effet secondaire du scepticisme, par application des principes du marketing, et par les biais psychologiques des experts ou les lois de la conversation qui s’appliquent également aux communications scientifiques, la science est, de fait, conservatrice. La nouveauté est bienvenue si elle va dans le sens dominant, mais les remises en question brutales, les virages francs et les thèmes totalement inédits sont plus difficiles à publier et à faire connaître.

Il est donc tout à fait légitime d’accuser la science de conservatisme, dans le sens où celle-ci privilégie – venant d’auteurs peu connus tout du moins – l’aménagement et la vérification des théories existantes, au détriment des thèmes ou des théories innovantes. On peut soupçonner ce conservatisme de ralentir l’avancement de la science, et de décaler dans le temps l’émergence de nouvelles idées dans la communauté scientifique.

Néanmoins, cet état de fait, qu’on peut sans doute déplorer, permet aussi à la communauté scientifique d’approfondir les théories existantes et évite une certaine dispersion contreproductive des centres d’intérêt. En logique non classique par exemple, on recense déjà plusieurs dizaines, et probablement plusieurs centaines, de logiques différentes. Un tel foisonnement est difficile à gérer, et bon nombre de ces logiques n’ont pas pu, faute de temps, faire l’objet d’études approfondies (sauf par leur inventeur). Sans le frein à l’innovation que constitue le conservatisme scientifique, les logiques non classiques seraient vraisemblablement non des centaines, mais bien des milliers, sans que cette profusion apporte quoi que ce soit à la science.

Publié dans le n° 290 de la revue


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L' auteur

Nicolas Gauvrit

Chercheur en sciences cognitives au laboratoire Cognitions humaine et artificielle (CHArt) de l’École pratique des (...)

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