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La croisée des sciences

Publié en ligne le 25 avril 2007
La croisée des sciences

questions d’un philosophe

Jean-Michel Besnier

Éditions du Seuil, 2006, 278 pages

Sous ce joli titre, qui invite au vagabondage, ce n’est pas un livre composé que nous découvrons, mais un ensemble d’articles parus dans la revue Sciences et Avenir et dans Le Nouvel Observateur, avec en plus un résumé de conférence sur la question du virtuel, et une conclusion qui paraît nouvelle. Néanmoins, tel qu’il est, le livre a une certaine cohérence, et il permet de se faire une idée assez précise de la pensée de son auteur. Celui-ci est professeur de philosophie à la Sorbonne, il a déjà publié dix ouvrages, dont la variété des titres en dit assez long sur la multitude des champs culturels explorés, ce qui d’ailleurs ne nuit pas au sérieux de l’enquête. J.-M. Besnier est un spécialiste de la philosophie des sciences.

Après quelques considérations sur le temps qui passe et sur les rapports entre nécessité et contingence, l’auteur en vient à parler de Descartes, et l’on s’aperçoit qu’il est surtout préoccupé par le problème de la cause, par les critiques qui lui ont été opposées par Hume, et par la réponse qu’y a apportée Kant : quelles que soient les objections et les subtilités des philosophes, le sens commun continue à croire à la cause, mais faut-il pour cela en rester à Descartes ? On voudrait bien se débarrasser de la métaphysique qu’il a inventée, car à notre époque la véracité de la science n’a plus à être garantie par un Dieu tout-puissant et infaillible (merci, Kant !), mais par quoi peut-on la remplacer ? Par l’expérience, bien entendu, Descartes lui-même nous suggère cette réponse, mais c’est là que les difficultés commencent, car jamais l’auteur n’étudie les garanties scientifiques de l’expérience, ni n’aborde de front le problème de la pensée en dehors de l’expérience, c’est-à-dire la métaphysique. « Quoi qu’il en soit, dit-il (p. 56), du destin de la causalité dépend la crédibilité de la science tout entière ». On ne saurait mieux dire, mais si la science, pour se défendre, doit s’en remettre au bon sens, on se demande à quoi sert la philosophie. Sur le problème du virtuel (est-il assimilable au possible ou est-il une catégorie à part ?), J.-M. Besnier est très prudent : il remonte à la distinction entre la puissance et l’acte chez Aristote, approuve les cartésiens d’avoir disqualifié la puissance et reconnu seulement la réalité en acte, mais ensuite il se demande si les nouvelles découvertes en physique (relativité, quantas), jointes à l’importance prise récemment par les techniques informatiques, ne nous obligent pas à réviser notre conception du déterminisme et à accepter une vision plus relativiste de la science, qui préserverait malgré tout l’exactitude des données en y introduisant des différences de niveau : le déterminisme serait valable à notre échelle macroscopique, mais les recherches sur l’infiniment grand et l’infiniment petit nous ouvriraient un univers beaucoup plus flexible et foisonnant, dominé par les calculs de probabilité, et en grande partie imprévisible. Reste la question : cette indétermination nouvelle est-elle provisoire ou définitive ? La science nous donne-t-elle vraiment les clés de la réalité ou n’est-elle qu’une illusion naïve ? Sur ce thème, toutes les variations sont possibles.

C’est dans le chapitre intitulé « Faut-il brûler Descartes ? » (p. 165) qu’on peut le mieux cerner la pensée de l’auteur. Là, il se réfère surtout à Bachelard, dont il avait déjà fait un éloge appuyé. Contre ceux (Emile Meyerson, Léon Brunschvicg) qui voulaient défendre un déterminisme rigoureux, Bachelard appelait à créer « Une épistémologie non-cartésienne », un « surrationalisme » qui prenne en compte l’identification de la matière et de l’énergie, c’est-à-dire la fin de la notion de substance, remplacée par celle de relation. « Le déterminisme est une perspective convergente de probabilités », dit Bachelard. Cela veut dire que la science est confirmée à chaque instant par les résultats de la technologie à notre échelle, mais qu’elle se rapproche toujours de la réalité sans jamais l’atteindre vraiment. Mais son but est-il d’atteindre une vérité absolue, métaphysique ? Nous sommes dans un monde relatif, mais la relativité n’est pas l’indétermination, Hegel l’avait déjà montré, mais curieusement, J. M.Besnier ne fait pour ainsi dire jamais allusion à ce philosophe, ou bien il en parle comme « métaphysicien de la totalité », ce qui est tout de même un peu court. Cela ne veut pas dire que la raison soit incapable de comprendre le fonctionnement ultime de la réalité (mais que signifie le mot « ultime » ?), comme voudraient nous le faire croire des négateurs de la science du style de Paul Feyerabend, celui qui se contentait de dire : « Anything goes », formule de capitulation qui n’était rien d’autre qu’un retour à l’empirisme. Bachelard avait raison d’appeler à un renouvellement de la méthode scientifique, et son entreprise n’avait rien d’attentatoire à la vérité de la science, mais il faut dire – et là J.M.Besnier touche un point sensible – que ses formulations étaient peut-être dangereuses, car ses disciples sont allés plus loin, et d’une épistémologie « non-cartésienne » ils sont passés à une épistémologie « anti-cartésienne ».

C’était ouvrir la porte à l’offensive irrationaliste, au « réenchantement du monde » cher à Max Weber et à Marcel Gauchet, à la recherche du sens qui supplante celle de la vérité (Michel Foucault), et là on n’est pas loin de basculer dans le "retour du religieux" selon Malraux, l’appel aux sectes, à la gnose de Princeton, au New Age ou à la sagesse orientale. Chemin faisant, dans son plaidoyer pour la science, J.-M.Besnier évoque toutes les questions théoriques et culturelles qui se posent dans notre monde actuel (le freudisme, le positivisme, la crainte de la mort, le manque d’intérêt des jeunes pour les études scientifiques), et il lui arrive de donner d’excellentes formules, par exemple quand il caractérise l’épistémologie de Karl Popper (le critère scientifique remplacé par la « réfutabilité », Falschbarkeit) en disant que c’est la position du pêcheur qui lance ses filets au hasard dans la mer en espérant rapporter quelques poissons. Nul doute : malgré ses analyses un peu sinueuses, ses hésitations à défendre le positivisme, à condamner l’astrologie et à prendre parti dans la polémique déclenchée par Alan Sokal et Jean Bricmont (Impostures intellectuelles, 1997), J.-M. Besnier est un authentique partisan de la science.

On aurait souhaité seulement qu’il fasse moins de concessions à l’esprit du temps, notamment dans son introduction et sa conclusion, où il se laisse aller à un incompréhensible éloge de Heidegger, absolument incompatible avec sa défense de Descartes. Après avoir rappelé la phrase célèbre de Heidegger : « La science ne pense pas », il cite une autre phrase : « La science a quelque chose à voir avec la pensée », qu’il a trouvée dans un livre du « Maître », « Qu’appelle-t-on penser ? » (1967). Mais a-t-il lu les autres livres ? On ne peut être heideggerien en partie ou par amateurisme, cette philosophie forme un tout, inséparable des positions politiques de son auteur. Il faut se rappeler que Heidegger prétend remonter à la connaissance de « l’être » (faut-il écrire ce mot avec une majuscule ?) que « les Grecs » auraient découvert (quels Grecs ? le contresens total de Heidegger et de ses disciples sur la pensée des présocratriques est une chose assez connue) et qui se serait perdue par la suite (à cause de la décadence de l’humanité sans doute ? peut-être un péché originel). Heidegger condamne la technique, enfoncement de l’homme dans la matière, il veut revenir à une vérité spirituelle qui est derrière nous, que nous avons oubliée, et il abandonne la civilisation moderne, qui a perdu le sens du divin, pour retrouver la paix dans la nature... Cette pensée religieuse, pessimiste et passéiste, en pleine symbiose avec le nazisme, n’a rien à voir dans un plaidoyer pour la science et le rationalisme. J.-M. Besnier ne s’en est pas aperçu, c’est dommage. Il a cédé aux charmes multiples de Heidegger, cette philosophie qui prétend s’appuyer sur la poésie et qui joue avec les mots. Peut-être, dans un prochain livre, comprendra-t-il son erreur. Il a voulu marier la carpe et le brochet. C’est une vieille habitude des philosophes français, et cela s’appelle : l’éclectisme.


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Publié dans le n° 275 de la revue


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