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La communication politique de la science ou la quadrature du cercle

Publié en ligne le 2 novembre 2020 - Science et décision -

La communication gouvernementale peut-elle se prononcer sur la fiabilité de l’information médiatique, notamment en contexte d’alerte sanitaire ? Dans une tribune publiée le 3 mai 2020 sur le site Médiapart [1], reprise ensuite par les quotidiens signataires, une trentaine de rédactions et des dirigeants de médias dénoncent la rubrique « Désinfox coronavirus » mise en place par le Service d’information du gouvernement (SIG) à la fin du mois d’avril (voir encadré). Pour ce collectif, « l’État n’est pas l’arbitre de l’information ». Il conteste l’initiative lancée par le gouvernement français de recenser sur son site officiel [2] une sélection d’articles de presse estampillés « sûrs et vérifiés » afin de lutter contre la désinformation à propos de l’épidémie de coronavirus. Ce manifeste est concomitant au dépôt d’un référé liberté 1 devant le Conseil d’État par le syndicat national des journalistes contre la rubrique « Désinfox » du site gouvernemental pour atteinte à la liberté de la presse et discrimination. Laurent Joffrin, directeur de publication du journal Libération explicite ce point : « Le choix des liens appartient entièrement aux services gouvernementaux, selon des critères inconnus, ce qui pourrait laisser croire au public que le gouvernement s’institue en juge de la qualité de tel ou tel article et appose une estampille officielle sur telle ou telle production journalistique » [3].

Face à cette levée de boucliers du milieu journalistique, le ministre de la Culture, Franck Riester, annonce quelques jours plus tard la suppression de la page Internet controversée. Si, comme l’a déclaré le ministre, l’objectif était de limiter la prolifération de fausses informations en situation pandémique, cette initiative gouvernementale jette un trouble sur les relations entre la presse et le monde politique. Deux principes républicains sont éprouvés.

Liberté de la presse et neutralité des pouvoirs publics

Adaptation de Fille lisant,
Georgios Jakobides (1853-1932)

Le premier correspond à la liberté de la presse, composante de la liberté d’expression constitutive des démocraties pluralistes, ayant valeur de liberté fondamentale aux yeux de la jurisprudence administrative. Elle est incompatible avec toute forme d’ingérence des autorités publiques. Ces grands principes du droit de la presse sont inscrits dans la Convention européenne des droits de l’homme (l’article 10 précise que cette « liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées » s’exerce « sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques »). La Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen (article 11) mentionne également le droit à la libre communication des pensées et des opinions.

Le pluralisme des quotidiens d’information est même un objectif à valeur constitutionnelle [4]. Or, la communication en ligne « Désinfox Coronavirus », parce qu’elle promeut certaines productions médiatiques au détriment d’autres, conduit à légitimer une procédure de certification officielle de l’information qui contrevient à cette pluralité. Cinq médias (France Info, Libération, 20 Minutes, Le Monde et l’Agence FrancePresse) ont en effet été sélectionnés dans cette rubrique en raison de la présence, pour chacun d’entre eux, d’une équipe spécialisée dans le fact-checking depuis au moins deux ans.

La page « Désinfox coronavirus »


Le gouvernement a mis en place fin avril une page dédiée sur son site Internet intitulée « Désinfox Coronavirus ». Elle était présentée en ces termes : « Depuis le début de la pandémie, le caractère inédit de la situation favorise la prolifération de fausses informations. Plus que jamais, se fier à ou partager des informations non vérifiées peut induire des erreurs ou engendrer des comportements à risque. Pour se protéger et protéger les autres, il est nécessaire de se référer à des sources d’informations sûres et vérifiées. Des journalistes spécialisés démêlent le vrai du faux chaque jour. Cet espace dédié vous donne accès aux articles de médias français luttant, dans le cadre de la crise sanitaire, contre la désinformation. »

Le 5 mai 2020, en réaction aux différentes protestations, la page est supprimée.

Le baiser (détail),
Bernardien Sternheim (1948-)
© ING CC BY-SA 2.0

La mise en avant de certaines productions issues de ces seuls médias porte atteinte à un second principe : la neutralité des autorités publiques dans leur communication institutionnelle face à l’expression des opinions. Le principe de neutralité est déterminé juridiquement comme le corollaire du principe d’égalité évoqué à l’article 1 de la Constitution de 1958 qui dispose que la République française « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Aussi, la Charte des services publics de 1992 définit la neutralité comme la garantie du libre accès de tous aux services publics sans discrimination. Elle suppose de ne pas limiter la diversité des expressions publiques, à moins que leur contenu porte atteinte à autrui ou suscite des troubles à l’ordre public.

Si la réaction de la communauté journalistique apparaît fondée en droit face à la labellisation publique de certains médias, faut-il pour autant en déduire que l’État n’a pas à intervenir dans la régulation de l’information journalistique ?

L’information journalistique doit-elle être régulée ?

Bien qu’il ne puisse pas y avoir de censure ou de promotion gouvernementale des productions médiatiques, cette liberté d’expression, sur un plan juridique, ne doit pas porter atteinte à autrui ni susciter des troubles à l’ordre public. Ainsi, les propos diffamatoires, homophobes, sexistes, racistes et discriminatoires sont-ils punis par la loi. L’interdiction des propos diffamatoires remonte à la promulgation de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Ce dispositif juridique a été complété ces dernières décennies pour lutter contre les comportements racistes, les incitations à la haine ou à la violence.

Dans la situation actuelle de l’État d’urgence sanitaire (entré en vigueur le 24 mars 2020 sur l’ensemble du territoire national, et prolongé jusqu’au 10 juillet 2020), la sauvegarde de l’intérêt général sanitaire se voit renforcée. Bien sûr, les autorités politiques, qu’elles soient gouvernementale ou parlementaire, n’ont pas plus qu’avant de légitimité pour décider de la fiabilité des différentes sources d’information, les hiérarchiser entre elles, ni pour se prononcer sur la véracité des connaissances scientifiques. En revanche, les pouvoirs publics peuvent intervenir contre toute communication transmise par des médias dont ils estimeraient qu’elle porte atteinte à l’impératif sanitaire. Dans ce contexte sanitaire, l’information peut facilement mettre en péril la sécurité des citoyens, voire celle de l’État. Il en est ainsi des effets indésirables sur un plan cardiaque liés à la prise de chloroquine, un antipaludéen vanté comme possible traitement contre le coronavirus. Largement promus dans les médias par le Pr Raoult, ses effets bénéfiques sont pourtant loin d’être démontrés. Depuis le confinement, on voit également proliférer des vidéos et des articles préconisant des régimes à base de jus de légumes, des « aliments anti-coronavirus », ou encore des pratiques de développement personnel, parfois au détriment du respect des gestes barrières pour se préserver du virus (la montée en puissance de ces dérives est mentionnée dans une fiche du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse [5]). Or aucun traitement n’existe à ce jour. Plusieurs dizaines de cas d’emprise ont été signalées à la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Au-delà des seuls impacts individuels, la grande diffusion des informations pseudoscientifiques mine la confiance collective dans la recherche publique.

En suggérant de modifier les comportements des individus, ces informations exposent les populations à des pratiques à risque. Le gouvernement peut estimer qu’il relève de l’intérêt général de les dénoncer. Lui-même emprunte d’ailleurs parfois cette voie (l’appel à modifier les comportements), y compris en contexte classique des libertés publiques. Ainsi, le site du ministère des Solidarités et de la Santé dispose depuis 2018 d’une rubrique alertant des dangers sanitaires liés à l’antibiorésistance. Ce phénomène, dont la portée sanitaire est globalement sous-estimée dans la population française, résulte de prises excessives ou inadaptées d’antibiotiques [6].

Un tiers de confiance institutionnel ?

La liberté de la presse et la neutralité des pouvoirs publics font partie des fondamentaux d’un État de droit. Pour autant, le seul rappel sur les sites ministériels de connaissances scientifiques « certifiées », c’est-à-dire issues des agences dont la vocation première est d’informer les autorités, est-il suffisant dans un contexte d’État d’urgence sanitaire, marqué par une fragilisation du lien de la population avec les institutions politiques ? Pour les pouvoirs publics, réfléchir à des stratégies offensives de lutte contre les démarches charlatanesques en ligne sans aller à l’encontre des principes républicains, particulièrement en matière d’information scientifique, semble relever de la quadrature du cercle, tant le pluralisme démocratique à la base de la liberté de la presse s’articule difficilement avec le régime de véridiction scientifique. Lors du Grand Débat, le président de la République Emmanuel Macron appelait de ses vœux à la mise en place « d’un tiers de confiance institutionnel » pour lutter contre la désinformation scientifique [7].

La salle de rédaction du Journal des débats,
Jean Béraud (1849-1935)

Une telle structure ne saurait se faire sans de sérieux garde-fous, tant il est indispensable que la plume des journalistes ne puisse être contrainte 2. De plus, la parole scientifique, par l’autorité savante qu’elle constitue, n’a pas légitimité à s’étendre au-delà de ses prérogatives. C’est le point soulevé par un député dans une question écrite au gouvernement [8], « le soin pastoral » préconisé par le conseil scientifique comme étant « essentiel dans toute réponse à une crise épidémique » sous la forme « d’une permanence téléphonique nationale d’accompagnement spirituel inter-cultes » laisse dubitatif quant à son périmètre d’intervention. De même qu’il aura fallu trois millénaires pour prouver l’impossibilité de fabriquer à la règle et au compas un carré dont l’aire soit exactement égale à celle du cercle, on peut se demander si l’établissement d’un « tiers de confiance institutionnel » en matière de communication politique de la science est une entreprise réalisable. Pour l’heure, et sans doute encore pour longtemps, il faudra compter sur l’action irremplaçable de collectifs gouvernementaux tels que la Miviludes et… d’associations comme l’Afis.

Références


1 | « L’État n’est pas l’arbitre de l’information », tribune, Le Monde, 3 mai 2020.
2 | « Informations coronavirus », page Internet du gouvernement sur l’épidémie de coronavirus. Sur gouvernement.fr
3 | « La com gouvernementale est une chose, le travail des rédactions en est une autre », Libération, le 1er mai 2020.
4 | Décision N° 86-210 DC, Conseil constitutionnel, 29 juillet 1986.
5 | « Covid-19 et risques de dérives sectaires », fiche d’information, ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, mai 2020.
6 | « L’antibiorésistance : pourquoi est-ce si grave ? », site du ministère des Solidarités et de la Santé, mise à jour du 12 septembre 2019.
7 | Échanges du président de la République Emmanuel Macron avec un étudiant de l’IUT du Creusot dans le cadre du Grand Débat avec 1 000 jeunes du Morvan, le 7 février 2019.
8 | « Préconisation du conseil scientifique pour l’organisation d’un “soin pastoral” », question écrite n° 14912 de M. Pierre Ouzoulias (Hauts-de-Seine – CRCE), JO Sénat, 2 avril 2020, p. 1530.

1 On peut utiliser « un référé liberté en cas d’urgence si une décision administrative porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale (liberté de réunion, liberté d’expression, droit de propriété, etc.) »(sur service-public.fr).

2 On peut également s’interroger sur la liberté de création dans le monde culturel. Ainsi, le Journal officieldu 23 mai valide la terminologie d’un nouveau corps de métiers dans le monde culturel : le « démineur éditorial » ou la « démineuse éditoriale », traduction de « sensitivity reader » qui désigne « la personne chargée, dans une maison d’édition, d’identifier avant publication les termes et les contenus susceptibles d’être considérés comme choquants ou offensants par certains lecteurs ». Si la plume du journaliste ne saurait être contrainte, qu’en sera-t-il de celle du romancier ?