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La Covid, la science, les controverses et nous

Publié en ligne le 20 mars 2021 - Covid-19 -
Entretien avec Étienne Klein physicien au CEA et enseignant de philosophie des sciences à l’École centrale de Paris.

Cet article a été publié dans la Revue générale du nucléaire (RGN) de juillet–août 2020. Nous le reproduisons ici avec l’aimable autorisation de la revue et de l’auteur.

Pendant la crise de la Covid-19, les Français ont entendu beaucoup de scientifiques s’exprimer à la télévision et dire « ne pas savoir, hésiter, être en désaccord les uns avec les autres, se tromper aussi ». Quelles conséquences cela peut-il avoir sur la confiance des Français vis-à-vis des scientifiques ? Pensez-vous que cette expérience a fait progresser la compréhension qu’ils ont de la méthode scientifique et des controverses scientifiques ?

La discussion politique,
Emile Friant (1863-1932)

Étienne Klein : Il est un peu trop tôt pour le dire. J’ose espérer que grâce à cette pandémie, nos concitoyens ont pu mieux comprendre que la science n’est pas la même chose que la recherche. La première représente un corpus de connaissances, de résultats acquis, de théories qui ont été dûment mises à l’épreuve, et qu’il n’y a pas lieu – jusqu’à nouvel ordre ! – de remettre en cause : la Terre est ronde, l’atome existe bel et bien, l’univers observable est en expansion, les espèces animales évoluent, l’activité humaine modifie le climat, etc. La recherche, elle, tente d’aborder des questions précises dont la bonne réponse n’est pas encore connue : d’où vient que l’antimatière présente dans l’univers primordial a disparu ? Existe-t-il une vie extraterrestre ? Une personne malade parce qu’elle a contracté tel nouveau virus pourrait-elle être infectée une seconde fois par ce même virus ? Lorsque cette distinction n’est pas faite – comme ce fut trop souvent le cas ces derniers mois –, l’image de la science, abusivement confondue avec la recherche, se brouille et se dégrade : elle donne l’impression d’être une bagarre permanente entre experts qui ne parviennent jamais à tomber d’accord. Elle donne aussi l’impression d’être tiraillée entre excès de modestie et excès d’enthousiasme, car son rapport à la vérité apparaît alors contradictoire. D’un côté, elle affirme avec assurance pouvoir l’atteindre. De l’autre, elle se réclame du doute systématique. De l’extérieur, forcément, on a un peu de mal à suivre… Surtout si l’on est impatient. Nul résultat de recherche ne tombant directement du ciel, il faut aller le chercher besogneusement, en faisant des observations et des mesures, en traquant les incertitudes, les à-peu-près, les biais, les zones d’ombre qui se nichent dans les coins d’une analyse, d’une expérience ou d’un calcul. Il faut aussi présenter ses résultats à d’autres chercheurs intéressés par les mêmes questions afin d’éprouver leur pertinence, en résistant au désir individuel de les diffuser prématurément à coup de phrases truffées de conditionnels : « Il se pourrait que… »

C’est l’ensemble de ces tâches qui représente la phase la plus chronophage de la recherche. Dès lors, en situation de crise et d’incertitudes, telle que l’actuelle pandémie, surgit inévitablement un conflit entre deux temporalités : d’une part, celle du politique, qui doit prendre des décisions dans l’urgence ; d’autre part, celle de la recherche, qui peut certes accélérer ses protocoles, mais en aucun cas s’affranchir de toute méthodologie, sous peine de briser la branche sur laquelle elle s’est laborieusement hissée. Dans la pratique, bien sûr, il n’est pas facile pour les chercheurs de résister à la pression qu’exerce sur eux notre hâte de savoir ce qu’il en est de la réalité de la pandémie. Mais ils savent, eux, que la seule invocation de l’urgence n’a jamais suffi à rendre un traitement encore à l’étude plus efficace ou moins dangereux qu’il n’est en réalité.

La Parabole des aveugles(détail),
Pieter Brueghel l’Ancien (c.1525-1569)

En de telles circonstances, notre impatience collective crée une demande de conclusions, de certitudes, que les chercheurs ne peuvent satisfaire – puisque, précisément, ils les cherchent. Ainsi se trouvent-ils médiatiquement débordés par ceux qui clament urbi et orbi des conclusions simples et tranchées, ô combien plus plaisantes à nos oreilles que leurs discours encore hésitants, parfois maladroits. Alors que nous avions là l’opportunité quasi historique d’expliquer au public, en temps réel, la méthodologie scientifique – ce qu’est un essai en double aveugle, un essai randomisé, un effet placebo, le bon usage des statistiques –, nous avons au contraire mis en scène une sorte de foire d’empoigne opposant des ego parfois boursouflés. Je crains qu’une partie du public se soit ainsi laissée abuser, et considère désormais que la science est une simple affaire d’opinions qui s’affrontent. Il faut dire qu’aujourd’hui, la tendance à avoir un avis non éclairé sur tout, et à le répandre largement, semble gagner en puissance. Dans son sillage, elle distille l’idée que la science ne relève que d’une croyance parmi d’autres. Elle serait une sorte d’Église émettant des publications comme les papes des bulles, que les non-croyants ont tout lieu non seulement de contester, mais aussi de mitrailler de commentaires à l’emporte-pièce. Ainsi offre-t-on une prime à ceux qui crient le plus fort et s’exhibent le plus.

Ce qui me fascine, à titre personnel, c’est la décorrélation presque totale qu’on observe entre le militantisme et la compétence. On peut être pour ou contre tel ou tel traitement médical, pour ou contre le nucléaire, pour ou contre la 5G, pour ou contre les OGM sans rien savoir de ce qui se cache, concrètement, derrière ces mots ou ces sigles. Comme si l’opinion que nous exprimons pouvait se passer de la connaissance de ce sur quoi elle porte. Vous vous souvenez sans doute du sondage publié par Le Parisien le 5 avril 2020, alors qu’aucune étude thérapeutique n’avait encore eu le temps d’aboutir. À la question : « D’après vous, tel médicament est-il efficace contre le coronavirus ? », 59 % des personnes interrogées répondaient oui, 20 % non. Seuls 21 % des sondés déclaraient qu’ils ne savaient pas. L’immense majorité (80 %) affirmait donc savoir ce que personne ne savait encore… D’où provient donc que nous soyons si prompts à juger sans savoir ? J’aimerais bien le… savoir !

Dans votre dernier ouvrage Le Goût du vrai, vous évoquez le rapport entre les politiques et les scientifiques : la crise va-t-elle contribuer à affermir ou à fragiliser la place des scientifiques dans les décisions politiques dans d’autres domaines ?

Il incombe aux dirigeants politiques de gouverner, c’est-à-dire de tenir la barre et de fixer le cap : c’est donc à eux, et à eux seuls, de prendre des décisions, de les annoncer et de les assumer. Mais pour ce faire, il leur faut bien sûr tenir compte de ce que les scientifiques savent, sans quoi on tombe dans des gouvernances outrancières et calamiteuses de type Trump ou Bolsonaro. Mais les dirigeants doivent aussi et surtout tenir compte de ce que les scientifiques ne savent pas, et donc décider, pour partie, en « méconnaissance de cause ».

Le Marin à la longue-vue,
Martin Aagaard (1863-1913)

Les chercheurs doivent en somme assurer ce que le juriste Alain Supiot appelle un « service de phares et balises » : leur rôle consiste à alerter et éclairer les politiques, à les mettre en garde sur la présence de récifs ou d’écueils, mais sans prendre leur place, car les politiques doivent par ailleurs jongler avec une multiplicité d’autres facteurs (économiques, psychologiques, sociaux ou sociétaux). Nul besoin d’être sorti major de l’ENA pour comprendre qu’il s’agit d’un exercice d’équilibriste.

Je ferai une dernière remarque, d’ordre plus général. La connaissance scientifique a ceci de paradoxal qu’elle ouvre des options tout en produisant de l’incertitude, une incertitude d’un type très spécial : nous ne pouvons pas savoir grâce à nos seules connaissances scientifiques ce que nous devons faire d’elles. Par exemple, nos connaissances en biologie nous permettent de savoir comment produire des OGM, nos connaissances en physique nous permettent de savoir comment construire une réaction nucléaire, mais elles ne nous disent pas si nous devons le faire ou non. Depuis que l’idée de progrès s’est problématisée, cela devient affaire de valeurs qui s’affrontent et non plus de principes, que ceux-ci soient éthiques ou normatifs. Or, les valeurs sont en général moins universelles que les principes (la valeur d’une valeur n’est pas un absolu puisqu’elle dépend de ses évaluateurs), de sorte que plus les principes reculent, plus les valeurs tendent à s’exhiber et à se combattre. Et c’est évidemment là que commence la politique…

Vous dites que cette crise « nous a montré que la nature possède encore un pouvoir sur nous ». Selon vous, va-t-elle modifier la perception des risques et les demandes de résilience ?

Je vais commencer par la question des risques. La visibilité donnée à certains risques plutôt qu’à certains autres développe parmi nos concitoyens un désir de précaution qui est parfaitement légitime. Simplement, il convient de veiller à ce que ce désir de précaution ne s’amplifie pas au point de « tuer dans l’œuf » des sources d’espoir. Lorsque certaines solutions thérapeutiques, énergétiques ou agronomiques sont empêchées par l’expression de ces craintes, qui est en mesure d’évaluer précisément les divers dommages qu’occasionnera cette interruption de l’arborescence technologique ? Nous nous montrons beaucoup plus prompts à évaluer (moralement ou économiquement) les conséquences de nos actions plutôt que celles de nos inactions et de nos procrastinations. Pour cette raison, à chaque fois que nous donnons un avis à propos d’un projet, nous devrions nous exprimer à la fois sur les risques et les bénéfices liés à la concrétisation de ce projet, et sur les risques et les bénéfices qu’engendreraient son abandon ou son report. J’en viens à la crise sanitaire, qui m’inspire cette réflexion. Avec l’émergence de la démarche galiléenne, l’Homme s’est progressivement autonomisé par rapport à l’univers qui l’entoure, jusqu’à se considérer, René Descartes aidant, comme un être d’antinature. Non pas au sens où il serait opposé à la nature, mais où il participe d’une essence différente : il serait métaphysiquement autre. Or, la pandémie de la Covid-19 nous a montré que la nature conserve un pouvoir sur nous, un pouvoir impossible à contourner. Alors que des technoprophètes annonçaient notre imminente libération des soucis liés à la matérialité de notre corps grâce aux nouvelles technologies, le petit coronavirus est venu cruellement nous rappeler notre « socle biologique ». Et pendant de longues semaines, au lieu de courir le monde et de nous rendre encore un peu plus « comme maîtres et possesseurs de la nature », nous avons dû sagement rester chez nous, nous confiner comme faisaient nos ancêtres. La nature nous a ainsi rappelé que nous en sommes partie intégrante, que notre essence n’est pas si transcendante. Cela posé, est-ce en renonçant aux avancées de la science ou en ultra-relativisant ses « vérités » que nous nous en sortirons ? Est-ce avec la physique d’Aristote que nous stabiliserons le climat ? Avec la médecine d’Avicenne que nous parerons les attaques du coronavirus et de ses successeurs ? Avec la biologie de Pline l’Ancien que nous préserverons la biodiversité ?