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L’esprit critique sur Internet et les réseaux sociaux

Publié en ligne le 14 septembre 2020 - Esprit critique et zététique -

De l’exigence nécessaire envers nous-mêmes, les sceptiques

Je publie des contenus sceptiques 1 sur Internet et j’anime une « communauté » sur les réseaux sociaux où chacun peut apporter son point de vue, ses arguments, ses sources, ses questions. J’estime que promouvoir la culture du débat est indispensable pour valoriser les méthodes qui nous permettent de départager les énoncés trompeurs des théories solides. C’est aussi pour cela qu’il m’arrive régulièrement d’interagir de manière publique avec des tenants-croyants 2 dans le but de montrer qu’on peut discuter poliment malgré nos différences, et que le questionnement est l’outil fondamental de qui veut éviter de se tromper durablement.

Dans cette forme d’échange (appelons-le débat même si l’on pourrait discuter de la manière dont il convient d’étiqueter ces conversations), ma posture se veut ambassadrice d’une approche rationnelle et à jour des connaissances scientifiques ; je suis donc dans ces situations une sorte de représentant auto-attitré de la pensée critique, et cela implique des responsabilités à assumer. D’où le billet que vous parcourez en ce moment.

Que ces échanges se passent bien ou mal, ils provoquent généralement de nombreuses réactions dans les commentaires. Par exemple, ma discussion avec un croyant qui se présente comme un théologien catholique a suscité 3 600 commentaires sur La Tronche en biais et plus de 1 500 sur la chaîne de mon interlocuteur. Et c’est en comparant la teneur des commentaires dans ces deux environnements diamétralement opposés que m’est apparue une similarité dont personne ne peut s’enorgueillir.

La rixe | © Gaspare Traversi (1722-1770)

Sur la page du croyant en question (notre échange portait sur l’évolution du vivant qu’il estime impossible sans intervention divine), on trouve des commentaires très partisans et vindicatifs, comme celui-ci : « L’orgueil de ce sceptique, son auto-suffisance, son manque de respect, ses mimiques faciales manifestant en permanence son refus d’accueillir une vérité qui le dépasse. » D’autres commentaires me prêtent des intentions hostiles, doutent de mes facultés mentales ou de mon honnêteté intellectuelle, s’offusquent de mes manières, etc. Pour le sceptique qui consulte cette enfilade de remarques, la cause est entendue : les croyants livrent d’eux-mêmes une image qui conforte l’avis de beaucoup de zététiciens à leur égard. Quiconque n’est pas déjà gagné à leur cause sera très sensible à ces attitudes rédhibitoires qui empêchent toute forme d’empathie. Le lecteur sceptique n’éprouve nulle envie de se concentrer sur ce qu’il a de commun avec ces gens qui lui permettrait de comprendre leur point de vue et ainsi de faire évoluer ses propres opinions.

Contempler ce spectacle ne m’a pas surpris, mais cela m’a donné l’occasion de constater un insuffisant contraste avec ce qu’il se passait sur mes propres pages. Heureusement, beaucoup de commentaires de notre communauté numérique me paraissent sensés, pertinents et justifiés, quand bien même la formulation écorche parfois un peu l’invité. Mais si, prenant du recul, on se demande quelle image un croyant visitant cette page peut se faire de qui sont les abonnés de La Tronche en biais, c’est tout de suite moins drôle. À côté des commentaires de haut vol, on ne compte plus les persiflages cruels, les anathèmes virulents et pour tout dire inutiles...

L’image de la zététique ne repose pas que sur les créateurs de contenus, mais aussi sur les comportements de ceux qui se reconnaissent membres de cette « communauté » ou qui disent en épouser la démarche. Cette image, c’est la première chose que nous offrons à ceux qui nous découvrent, avec la force de la première impression dont nous sommes censés savoir qu’elle est puissante et durable.

Au-delà de l’image, nous devons être attentifs à notre fonctionnement individuel au sein des groupes où s’expriment des idées concernant des sujets polémiques comme peuvent l’être ceux qui touchent à la religion. Notre jugement d’humains est altéré par des biais d’endogroupe : nous sommes statistiquement plus indulgents, plus compatissants, plus sympathiques avec les personnes qui appartiennent à notre tribu, quels qu’en soient les contours, ceux en qui nous reconnaissons une part de nous-mêmes. Trop souvent, les comportements qui nous ulcèrent chez le groupe d’en face ne nous choquent pas autant quand ils sont émis par les nôtres. Cette forme d’injustice dans nos jugements est un obstacle à une communication apaisée et efficace avec ceux qui ne partagent pas nos idées ; nous devenons prisonniers d’une pensée de groupe, et se sentir bien dans notre groupe risque de devenir plus vital que la vérité.

En zététique (« l’art du doute »), l’autonomie mentale ne se négocie pas, la dynamique de groupe est toujours un piège pour la pensée. Chacun d’entre nous peut plus ou moins facilement se laisser entraîner et nul n’est totalement à l’abri. Toutefois, s’il existe une disposition d’esprit capable de le comprendre et d’enrayer cette mécanique, je veux croire que c’est celle des personnes attachées à la pensée méthodique. En d’autres termes, si nous ne nous montrons pas capables de lutter contre ces automatismes – une indulgence envers nos outrances couplée à une indignation spontanée face aux mêmes outrances chez les autres – nous perdons une belle occasion de susciter le changement que nous souhaitons voir dans le monde.

1 Par « sceptique », entendez partisan d’une pensée méthodique qui pose comme point de départ le doute vis-à-vis de toute affirmation. Et « l’art du doute », qui permet de se montrer prudent face aux pièges de la rationalité que sont les biais cognitifs, est ce que l’on appelle la zététique.

2 Tenant-croyant : terme non péjoratif désignant une personne qui défend une affirmation que l’on considère dépourvue d’argument scientifique solide.

Publié dans le n° 332 de la revue


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L' auteur

Thomas C. Durand

Animateur de la chaîne vidéo YouTube La Tronche en biais qui « propose de découvrir les biais cognitifs qui (...)

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