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L’arbre du complotisme et la forêt de la désinformation

Publié en ligne le 2 décembre 2020 - Science et médias -

Le documentaire « Hold-up » traitant de la pandémie de Covid-19 défraye la chronique. Issu d’un financement participatif initié au début de l’été et lancé le 11 novembre 2020 sur des plateformes de vidéo en ligne, il a été visionné des millions de fois. La presse a été quasi unanime pour dénoncer des propos conspirationnistes. Et effectivement, les thèses conspirationnistes ne font aucun doute : projet mondial visant à éliminer la partie la plus pauvre de l’humanité, virus conçu pour contrôler les populations, la « big pharma » et les États à l’œuvre pour interdire le traitement miracle que serait l’hydroxychloroquine et imposer à la place des médicaments inefficaces rendant ainsi indispensables les vaccins, etc. Le complotisme est une posture qui exploite une tendance à rejeter les « théories officielles » et cherche à cristalliser une certaine défiance vis-à-vis des autorités au profit d’un cadre interprétatif suggérant des forces occultes à l’œuvre. Ainsi, « Hold-up » joue de l’insinuation, de la suggestion, évoque sans toujours l’expliciter un mélange de fausses informations avec des faits réels mais présentés de façon partielle ou hors contexte.

Pour faire passer son message, le documentaire fait largement appel à des témoignages d’« experts » autoproclamés et sans légitimité particulière sur le sujet, à des scientifiques en marge de leur communauté ou à des personnes sans compétence identifiée mais exprimant un supposé « bon sens » sur la pandémie et sa gestion. Les innombrables contrevérités véhiculées par le documentaire ont été exposées dans les médias et par des vidéastes vulgarisateurs scientifiques (voir par exemple [1]). Les Académies des sciences, de médecine, de pharmacie et des technologies ont également publié un communiqué commun dénonçant un « bric-à-brac d’inepties » et mettant en garde «  contre la fausseté des informations ainsi propagées » et dont les conséquences sont « de nature à compromettre le fondement rationnel des actions de santé publique nécessaires pour le contrôle de la pandémie en cours » [2]. Les ressorts narratifs et psychologiques utilisés ont été analysés (voir par exemple [3,4]). Enfin, la diffusion virale du documentaire a exploité ce que le sociologue Gérald Bronner décrit sous l’expression de « marché dérégulé de l’information » où « la désinformation, qu’elle soit intentionnelle ou inconsciente, a trouvé avec Internet un puissant moyen d’amplification » [5].

Un documentaire singulier ?

S’agit-il d’un cas particulier de documentaire, d’une exception cinématographique ? Malheureusement, non. Sans accumuler tous les traits relevés, de nombreux documentaires diffusés sur les grandes chaînes de la télévision recourent à certains des procédés mis en œuvre dans « Hold-up ».

Ainsi, très récemment (12 novembre 2020), l’émission « Complément d’enquête » sur France 2 diffusait « 5G : l’onde d’un doute » [6]. La thèse développée est celle d’un scandale sanitaire caché, de normes réglementaires qui ne nous protègeraient pas et d’autorités soumises aux lobbies des industriels de la téléphonie mobile. Le documentaire met en avant des « faits inquiétants » : mortalité dans un élevage de lapins, infertilité de vaches à proximité d’une antenne-relais, cancers « inexpliqués » sur le site d’une grande entreprise des services numériques… Sont mises en cause, et sans le moindre doute, les ondes électromagnétiques des antennes-relais. Une place importante est accordée à l’« expertise » d’un « géobiologue » présenté comme « chasseur d’ondes électromagnétiques » qui vient « confirmer » la responsabilité les ondes (rappelons que la « géobiologie », aussi appelée radiesthésie, est une pseudo-science sans fondement [7,8] se référant à de mystérieux courants telluriques et invoquant l’art du Feng Shui pour harmoniser les énergies environnementales). La thèse est appuyée par des témoignages poignants et la caution scientifique est apportée par des médecins ou chercheurs marginaux dans leur communauté mais longuement interviewés pour développer leur vision sans aucun rapport avec le consensus existant, sans que l’avis unanime des agences sanitaires (OMS, Anses, etc.) soit clairement exposé.

Citons également, toujours sur France 2, l’émission « Envoyé spécial » du 17 janvier 2019 intitulée « Glyphosate : comment s’en sortir ? » et réhabilitant les travaux du Pr Gilles-Éric Séralini, pourtant invalidés et rejetés par la communauté scientifique [9]. La parole lui est longuement donnée, lui permettant de dénoncer les normes réglementaires faisant potentiellement de l’eau potable un poison mortel [10]. Là aussi, témoignages émouvants et avis d’experts marginaux forment la trame d’un documentaire où l’état des connaissances scientifiques est quasiment ignoré et l’avis des agences sanitaires à peine mentionné au profit de la thèse d’un scandale sanitaire caché par des autorités scientifiques sous influence.

Les documentaires visant à semer le trouble sur la vaccination, voire appelant ouvertement à la défiance, ont parfois trouvé leur place dans les programmes des grandes chaînes de télévision sans provoquer beaucoup de réactions médiatiques. Rappelons « Silence, on vaccine » diffusé en 2008 et 2009 sur France 5 [11] (voir l’analyse [12]) ou encore « Aluminium, notre poison quotidien » diffusé en 2012 sur la même chaîne [13]. Ce dernier était encensé par le journal Le Monde qui opposait ainsi « les réponses des industries pharmaceutiques et des responsables de la santé […] cyniques ou muettes » aux « propos des scientifiques et [à] la parole des patients […] parfaitement solides » [14]. Si la vaccination est maintenant un sujet traité avec plus d’objectivité, rappelons qu’il a fallu pour cela de vrais scandales comme la fraude scientifique du Dr Wakefield sur un prétendu lien entre la vaccination rougeole-oreillons-rubéole et l’autisme (avec l’inquiétante chute du taux de vaccination qui s’en est suivie). Pour autant, un documentaire comme « Vaxxed, From Cover-Up to Catastrophe » (Vaxxed, de la dissimulation à la catastrophe) réhabilitant le Dr Wakefield, continuait à être promu en 2017 par la députée européenne Michèle Rivasi [15] sans susciter beaucoup de réactions journalistiques sur son contenu ni donner lieu à des « fact-checking » détaillés.

La maladie de Lyme a fait aussi l’objet de documentaires à charge, véhiculant de façon unilatérale de fausses informations et suggérant, là encore, un complot des entreprises mettant au point des tests diagnostiques délibérément truqués et des autorités scientifiques et gouvernementales cherchant à cacher un scandale sanitaire (sur la maladie de Lyme, voir [16]). Citons ainsi « La maladie de Lyme : quand les tiques attaquent ! » coproduit par France Télévision et diffusé en 2014 sur France 5 [17] où l’on retrouve le Pr Perronne, également un des intervenants clés du documentaire « Hold-up ».

Citons également « Cholestérol, le grand bluff » diffusé sur Arte le 18 octobre 2016, relayant la thèse de l’absence de lien entre cholestérol et maladies cardiovasculaires et celle d’un complot de l’industrie pour promouvoir les médicaments à base de statines [18].

Enfin, pour donner un dernier exemple, France Bleu, le réseau des 44 radios locales publiques du groupe Radio France, semble s’être fait une spécialité dans la promotion des fausses sciences, sans esprit critique ni contrepartie sous forme de publi-reportages qui ne disent pas leur nom. Citons, parmi bien d’autres sujets similaires, l’aromathérapie avec un « expert » des « énergies vibratoires », de la « médecine quantique », et de la « gemmothérapie » [19]., « la relaxation musculaire progressive selon Jacobson » pour « le traitement du bégaiement » ou en complément pour « soigner une névrose ou une dépression » [20]., ou encore l’auriculothérapie qui, en « stimulant un des nombreux points [de l’oreille] correspondant aux zones du corps correspondantes » permet de « soulager la douleur, les addictions, le syndrome anxio-dépressif » et les « rhumatismes, sciatiques, troubles digestifs, zona, douleurs dorsales » [21—24]..

Bien entendu, il y a de très nombreux documentaires traitant de sujets aux interfaces entre la science et la décision qui sont réalisés avec rigueur. La télévision propose également d’excellentes émissions de vulgarisation scientifique et médicale. Et les médias qui ont « fact-checké » le documentaire « Hold-up » ont eu raison de le faire. Mais leur crédibilité ne serait-elle pas plus grande s’ils procédaient avec le même esprit critique sur d’autres documentaires qui recourent à certains procédés similaires ?

Radio France : information, publicité et propagande

Hasard de calendrier, c’est au même moment que Radio France, par la voix de sa présidente Sibyle Veil [25], annonce avoir choisi d’accorder des temps de publicité gratuits « à des acteurs qui agissent activement en faveur de la transition écologique (ONG, associations voire acteurs du privé qui y dédient leur action et n’ont de manière générale que très peu de budget publicitaire) ». Le médiateur de Radio France qui relaie l’information sur son site explique que cette initiative s’inscrit comme un « véritable prolongement de [ses] engagements éditoriaux ».

On peut se demander en quoi cette mise à disposition gratuite d’espaces publicitaires serait un prolongement d’engagements éditoriaux. Les associations et ONG qui pourront bénéficier de cette disposition défendent des positions idéologiques (ou économiques) qui sont les leurs. Leur expression dans l’espace public est légitime mais ne saurait se substituer au nécessaire travail d’information journalistique, ni même venir « en prolongement ». Le réchauffement climatique et les enjeux environnementaux constituent des défis majeurs que nos sociétés doivent affronter. Les choix à opérer pour une transition écologique sont partie prenante d’un vaste débat de société aux dimensions politiques, économiques et scientifiques avec de fortes implications sociétales. Les questions posées sont très nombreuses, dans un contexte de crise économique mondiale où l’accès de tous à l’énergie, à l’alimentation, aux soins, et plus généralement à des conditions d’existence dignes, est un défi majeur. La science nous éclaire sur la réalité des menaces climatiques et environnementales et sur l’impact de différents scénarios. Ses applications peuvent nous fournir des éléments de solution. Cependant, si la science peut permettre d’éclairer une partie des débats, elle ne saurait dicter les choix politiques que la société décidera finalement d’appliquer.

Chacun pourra avoir sa propre opinion sur le contenu de ces choix, sur ce qu’il convient de faire. Mais force est de constater qu’une partie du débat public se fait aussi par l’instrumentalisation des connaissances scientifiques et via la diffusion d’informations erronées. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner quelques questions récurrentes : la sortie du nucléaire contribue-t-elle à réduire les émissions de dioxyde de carbone (CO2), ou au contraire à les augmenter ? Les énergies intermittentes (éolien, solaire) sont-elles des alternatives à large échelle en l’absence de solution de stockage d’électricité scientifiquement réalisable et économiquement abordable ? Faut-il opposer une agriculture biologique à une agriculture raisonnée qui s’appuierait sur toutes les technologies disponibles, y compris les OGM ?

Sur ces sujets (et bien d’autres), l’information diffusée par les radios et les télévisions est trop souvent biaisée par une présence disproportionnée d’experts auto-proclamés et présentés comme « indépendants », sans compétence particulière et dont la légitimité est le plus souvent conférée par leur seul engagement associatif ou militant. Cette présence se fait au détriment de celle des sociétés savantes, des experts reconnus par leurs pairs, des agences sanitaires ou environnementales. Des sortes de publi-reportages sans esprit critique ni contradiction sont diffusés. Ainsi, par exemple, France 3 a programmé le 19 octobre 2020 un documentaire intitulé « Écologie, la méthode Rivasi » [26]. Consacré à l’itinéraire et aux positions de la députée européenne cofondatrice de l’association Criirad (association qui entend dénoncer « les informations officielles, souvent incomplètes ou mensongères » relatives au nucléaire), il s’agit en réalité d’une présentation hagiographique qui passe sous silence ses positions controversées sur la vaccination [27] et n’apporte aucune contradiction à ses affirmations sur le nucléaire ou sur l’agriculture.

La manière dont une entreprise gère ses rentrées publicitaires et sélectionne ses annonceurs relève de ses choix commerciaux. Elle en rend compte à ses actionnaires, en l’occurrence, ici, à l’État qui est actionnaire unique de Radio France, et indirectement aux contribuables, car 86,4 % des ressources de l’entreprise proviennent de la taxe sur l’audiovisuel public (chiffre 2019). Il est en effet possible que le budget permettant cette publicité gratuite soit prélevé sur la part issue de l’impôt que représentent les taxes. Mais plus important, la mise à disposition gratuite de temps d’antenne à des lobbies idéologiques ou économiques sous couvert d’une publicité présentée comme plus « vertueuse » ne peut qu’être source supplémentaire de désinformation, en plus d’être en contradiction avec le cahier des charges de Radio France 1 [28].

Références

1 | Acermendax, « Hold up le film : la vérité c’est important », sur le blog La menace théoriste.
2 | « Un « Hold up » sur la science », communiqué des Académies des sciences, de médecine, de pharmacie et des technologies, 27 novembre 2020.
3 | Dieguez S, « Nous sommes tous prédisposés à être complotistes », entretien, L’Écho, 21 novembre 2020.
4 | « Hold-up, ou le sommeil de la raison », sur le blog Descartes, 23 novembre 2020.
5 | Bronner G, « Il faut réguler le marché de l’information sur Internet », Pour la science, n° 472, 25 janvier 2017.
6 | « 5G : l’onde d’un doute », Complément d’enquête, France 2, 12 novembre 2020.
7 | Point S, « Géobiologie de l’habitat : un simulacre de science », Science et pseudo-sciences n° 316, avril 2016.
8 | Brugère H, « Ondes et croyances paranormales », Science et pseudo-sciences n° 285, avril 2009.
9 | Le Bars H, « L’« étude choc » six ans après », Science et pseudo-sciences n° 327, janvier 2019.
10 | Krivine JP, Le Bars H, « Glyphosate sur France 2 : décryptage de deux heures de désinformation », sur le site de l’Afis, 25 janvier 2019.
11 | « Silence, on vaccine », film documentaire de Lina B. Moreco, 2008.
12 | Axelrad B, « Silence on vaccine… », Science et pseudo-sciences n° 289, janvier 2010.
13 | « Aluminium, notre poison quotidien », documentaire sur le site France TV.
14 | « Aluminium, notre poison quotidien », Le Monde, 14 janvier 2012.
15 | « Opération anti-vaccination au Parlement européen : une députée européenne invite un ex-médecin radié pour fraude », communiqué de l’Afis, 3 février 2017.
16 | « Maladie de Lyme : et si le scandale était ailleurs ? », dossier de Science et pseudo-sciences n° 321 juillet 2017.
17 | « La maladie de Lyme, quand les tiques attaquent », documentaire sur le site France TV.
18 | « Quand Arte nous trompe sur le cholestérol », communiqué de l’Afis, 23 octobre 2016.
19 | « L’aromathérapie avec Hervé Staub », France Bleu Elsass, 9 novembre 2020.
20 | « La relaxation musculaire progressive selon Jacobson », France Bleu Elsass, 22 octobre 2019.
21 | « L’auriculothérapie », France Bleu Dordogne, 25 septembre 2019.
22 | « L’auriculothérapie », France Bleu Indre-et-Loire, 7 février 2019.
23 | « Les bienfaits de l’auriculothérapie en médecine chinoise », France Bleu Isère, 17 février 2020.
24 | L’auriculothérapie, France Bleu, 2 juillet 2016.
25 | « Radio France s’engage en faveur d’une publicité plus verte », 18 novembre 2020. Sur le site du médiateur de Radio France.
26 | « Ecologie, la méthode Rivasi », et https://www.michele-rivasi.eu/a-la-..., sur le site de France TV.
27 | « Vaccins, homéopathie, Linky : on a tenté de dialoguer avec Michèle Rivasi », propos recueillis par Thomas Mahler et Géraldine Woessner, Le Point, 29 octobre 2019.
28 | « Cahier des missions et des charges de Radio France », sur le site du médiateur de Radio France.

1 Les missions des radios du service public rappelées dans le « Cahier des missions et des charges de la société Radio France » sont d’assurer « l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans le respect du principe d’égalité de traitement » et « l’honnêteté, l’indépendance et le pluralisme de l’information ». Il est en outre spécifié qu’« il est interdit à la société de programmer et de faire diffuser des émissions produites par ou pour des partis politiques, des organisations syndicales ou professionnelles, ou des familles de pensée politiques, philosophiques ou religieuses, qu’elles donnent lieu ou non à des paiements au profit de la société ».

Publié dans le n° 335 de la revue


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L' auteur

Jean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (depuis 2001). Président de l’Afis en 2019 et 2020. (...)

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